Festival d’Automne à Paris. Philharmonie de Paris. Salle Pierre Boulez.
Vendredi 14 septembre 2018
Karlheinz Stockhausen (1928-2007) dirigeant Sirius. Photo : collection Festival d'Automne à Paris
Il est des soirs où l’on aimerait
avoir le don d’ubiquité. D’un côté, Radio France, où l’Orchestre Philharmonique
maison donnait en ouverture de programme la création mondiale attendue d’un
nouvel opus du compositeur argentin Martin Matalon, Rugged pour double orchestre, et, de l’autre, une partition-phare pour
orchestre fort rare en France, Inori,
de l’un des maître de la musique du XXe siècle, Karlheinz
Stockhausen, qui, s’il n’était mort en 2007, aurait eu 90 ans cette année.
Karlheinz Stockhausen (1928-2007). Photo : collection Festival d'Automne à Paris
Très souvent invité par le
Festival d’Automne à Paris, qui a proposé plusieurs premières françaises de sa
création, il était donc naturel que la manifestation fondée par Michel Guy en
1972 rende hommage à Stockhausen. C’est d’ailleurs dans le cadre de cette
manifestation qu’Inori a connu sa
création française en 1978 sous la direction du compositeur. De cette
sous-titrée « Adorations pour un ou deux solistes et orchestre »,
cette œuvre rarement donnée dans sa version pour grand orchestre - l’Ensemble Intercontemporain
a en revanche programmé plusieurs fois la version pour trente-trois instruments
amplifiés, notamment sous la direction de Péter Eötvös -, a pour instrumentarium
originel quatre vingt neuf musiciens [bois par quatre (flûtes, hautbois,
clarinettes, bassons)], huit cors, quatre trompettes, trois trombones dont un
basse, tuba, quatre percussionnistes, piano, quatorze premiers et douze seconds
violons, dix altos, huit violoncelles et huit contrebasses à cinq cordes,
auxquels s’ajoutent deux mimes-danseurs, une spatialisation scénique (dont un
praticable sur lequel sont installés les mimes) et sonore, ainsi qu’un jeu de
lumières. Venu de la langue japonaise, le terme Inori signifie Prière, Invocation ou Adoration.
Photo : (c) Philharmonie de Paris
Conçu en 1973-1974, créé au
Festival de Donaueschingen le 18 octobre 1974 par l’Orchestre de la Südwestfunk
(SWR) dirigé par Stockhausen, Inori est
destiné autant à la salle de concert qu’au théâtre, avec orchestre ou bande, et
un mime dansant, ou deux ou trois jouant simultanément. Dans ce rituel pour les
oreilles et pour les yeux, Stockhausen exalte la forme spirale sous laquelle a
placé sa création entière, et qui entraîne dans son constant tournoiement
toutes les dimensions de l’œuvre. A l’origine, une forme fondamentale ou « formule »
d’une minute environ dont la fertilité engendre près d’une heure et quinze
minutes de musique. Cette invention conduite avec une rigueur unique n’annihile
aucunement la musicalité, mais suscite toute une mystique et une cosmologie,
dans l’esprit de la Grèce antique dont le côté répétitif plus aéré, stylé et
créatif que chez les minimalistes américains, tient d’un nouvel ordonnancement
de l’univers. Ladite formule se divise en cinq segments ou « membres
séparés » (Stockhausen) par des échos et des silences qui durent environ douze, quinze, six, neuf et dix-huit
minutes et qui délimitent autant de composants, rythme, dynamique, mélodie,
harmonie et polyphonie, ce dernier contenant un moment « transcendantal »
non mesuré, des points d’orgue et un très long final confié aux seuls grelots
indiens, chaque composant permet au compositeur de retracer à grands traits l’histoire
de la musique depuis les temps archaïques. Quant aux danseurs, ils adoptent
diverses attitudes de prières, empruntées au yoga, au temple d’Angkor ou au
rituel catholique de la messe utilisés comme des timbres ou des tempos. A
travers ces religions du globe, leur gestuelle qui compte treize positions et
sont exécutés de façon synchrone avec l’orchestre, selon que les bras, mains ou
doigts se rapprochent au s’éloignent du cœur, déterminent ou représentent les
paramètres sonores, hauteurs, durées, timbres, nuances.
Photo : (c) Philharmonie de Paris
C’est l’Orchestre de l’Académie
de Lucerne, académie dont Pierre Boulez avait assuré la direction artistique de
plusieurs sessions à la demande de son ami Claudio Abbado, et désormais dirigée
par Wolfgang Rihm, qui l’a interprété le 14 septembre dans la Grande Salle
Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris dans le cadre du Festival d’Automne. La
formation était naturellement spatialisée, mais selon un dispositif dispersé
sur le seul plateau de la Philharmonie, avec des groupes de pupitres répartis
dans l’espace et séparés par d’autres instruments, tandis que le jeu de cloches
indiennes se trouvait face au chef sous le praticable où s’exprimaient les
mimes-danseurs. Cet « office mystique » impressionnant et hypnotisant
qui s’est déroulé devant un public nombreux fasciné et silencieux devant un tel
rituel aux sonorités riches et variées, certains spectateurs découvrant l’étant
tout autant par la salle qu’il découvraient, a été magistralement interprété
par cette équipe jeune et conquise par la partition, dirigée par un jeune chef
hongrois, Gergely Madaras, assistant de Pierre Boulez à l’Académie du Festival
de Lucerne de 2010 à 2013, proche de George Benjamin et de Péter Eötvös, et
actuel directeur musical de l’Orchestre Dijon-Bourgogne qui devrait occuper les
mêmes fonctions à l’Orchestre Philharmonique de Liège en septembre 2019. Il
faut également saluer les deux mimes-danseurs, Emmanuelle Grach et Jamil Attar
pour leur incroyable performance, autant côté synchronisation que côté fluidité
et constance de la gestique.
Inori, saluts. Photo : (c) Bruno Serrou
Une soirée de bon augure pour la
belle programmation musicale de l’édition 2018 du Festival d’Automne à Paris, dont
l’un des points-forts est le portrait en cinq épisodes (1) du génial compositeur
canadien Claude Vivier, mort assassiné à Paris dans la nuit du 7 au 8 mars 1983
à l’âge de trente-quatre ans.
Bruno Serrou
1) Les 27 septembre (Auditorium
de Radio France), 8 (Théâtre de la Ville/Pierre Cardin) et 25 (Auditorium de Radio
France) octobre, 16 novembre (Philharmonie de Paris, Cité de la musique), et du
4 au 8 décembre (Théâtre de la Ville/Pierre Cardin) et du 17 au 19 décembre
(Nouveau théâtre de Montreuil) pour le « rituel de mort » Kopernikus mis en scène par Peter
Sellars
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