Paris, Opéra national de Paris-Palais Garnier, samedi 26 janvier 2013
L’idée de réunir Der Zwerg (le Nain) et l’Enfant et les
sortilèges, deux œuvres de prime abord fort éloignées l’une de l’autre bien
qu’il s’agisse dans les deux cas d’enfant gâté maltraitant son entourage, a
émergé à l’Opéra de Paris en 1998 à l’époque de Hugues Gall. Si le Français
Maurice Ravel (1875-1937) n’a composé que deux opéras, l’Autrichien Alexandre
Zemlinsky (1871-1942) en a signé neuf. Au sein de cet important cursus singulièrement
expressif et bouleversant qui fait de ce dernier l’un des grands compositeurs
d’opéras du XXe siècle, deux ouvrages adaptés d’Oscar Wilde qui
comptent parmi les chefs-d’œuvre absolus de l’art lyrique, Eine florentinische Tragädie (Une
tragédie florentine, 1916) et Der
Zwerg, ce dernier ayant été créé au Neues Theater de Cologne le 28 mai 1922.
Le premier ouvrage a été donné avec succès à l’Opéra de Lyon en 2007, couplé
avec Luci miei traditrici de
Salvatore Sciarrino, mais n’a toujours pas été monté à Paris.
Alexandre Zemlinsky (1871-1942). Photo : DR
Si l’enfant de sept ans de
l’opéra de Ravel est remis sur le droit chemin par les objets et les animaux
qu’il maltraite, ce n’est pas le cas de l’infante de dix-huit printemps de l’opéra
de Zemlinsky qui, pour son anniversaire, reçoit de son père en cadeau un nain
galant qui ignore sa cruelle condition, et qui mourra de le découvrir dans un
miroir que lui fait apporter la jeune perverse. Drame d’autant plus prégnant que
le Nain n’est autre que Zemlinsky lui-même, « petit, sans menton et les
yeux protubérants », selon Alma Schindler, future Madame Gustav Mahler, et
que l’Infante n’est autre que cette dernière, qui était à 18 ans son élève à
qui Zemlinsky continuera pourtant de vouer un amour sans espoir après son
mariage avec Mahler, qui l’appellera à ses côtés à l’Opéra de Vienne.
Maurice Ravel (1875-1937). Photo : DR
Créé à l’Opéra de Monte-Carlo le 21 mars
1925, L’Enfant et les sortilèges oppose au Nain tragique
qui se termine sur la mort poignante du héros, sa distance ironique, sa
dimension onirique, sa fin rédemptrice et son orchestration pointilliste et
jubilatoire. Malgré cette évidente différence de styles, la juxtaposition de
ces deux chefs-d’œuvre fonctionne à la perfection.
Alexandre Zemlinsky, Der Zwerg. Photo. : DR
Ce même diptyque est repris en ce
moment dans la même salle Garnier qui l’a vu naître voilà près de quinze ans. Richard
Jones et Antony McDonald plongent le public dans une atmosphère onirique, celle
de l’enfance, avec des décors et des costumes vus avec des yeux d’enfant et de
nain. Les têtes d’asperge en guise d’arbres du jardin du palais royal dans Der Zwerg ne font plus scandale, pas
davantage que les trois servantes en robes sexy, jarretelles et bas résille. Le
double Nain constitué par le chanteur, en queue de pie noire, fusionnant avec
une marionnette en habit blanc affublée du visage de Zemlinsky que le premier
manipule avec ses mains et ses pieds, émeut, tandis que le spectateur a constamment
envie de gifler l’Infante Donna Clara. La distribution est très homogène, menée
par le Heldentenor Charles Workman, qui surmonte sans faillir – à l’exception
de quelque paille vers la fin – le rôle exigeant et continuellement tendu à l’extrême
du Nain, et les seconds rôles sont parfaitement campés. Mais il convient de
saluer surtout la prestation de Vincent le Texier en majordome, et, par-dessus tout,
celle de Béatrice Uria-Monzon, qui, de sa voix de velours propose une Ghita
touchante, seul être à ressentir quelque compassion pour le Nain, qui meurt
dans ses bras.
Maurice Ravel, l'Enfant et les sortilèges. Photo : DR
Dans l’Enfant et les Sortilèges, Gaëlle Méchaly, remarquée lors de la
création à l’Opéra de Rouen dans l’Amour
coupable de Thierry Pécou en 2010, est une enfant à la fois espiègle et
effarouchée qui émeut et agace tout autant. Son indéniable présence et sa voix
fruitée et flexible mettent en lumière ses partenaires, à commencer par la
Princesse d’Amel Brahim-Djelloul, mais aussi Cornelia Oncioiu dans les trois registres
fort différents de Maman, la Tasse chinoise et la Libellule, Alexandre Duhamel,
horloge comtoise impressionnante et chat-Popeye au regard enjôleur, François
Piolino en Théière, Rainette et Petit Vieillard…
Paul Daniel. Photo : DR
Dans la fosse, le chef britannique
Paul Daniel, ancien directeur musical de l’English National Opera, directeur
artistique et musical désigné de l’Orchestre national de Bordeaux-Aquitaine et
directeur musical du Real Filharmonia de Galicia, fait des débuts remarqués à l’Opéra
de Paris, dirigeant avec énergie, rigueur et lyrisme. A l’instar de ce qu’il a
réalisé voilà trois mois dans Lulu d’Alban
Berg au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles dans la production de Krzysztof Warlikowski (voir ce blog en date du 15 octobre 2012, http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/10/extraordinaire-lulu-de-barbara-hannigan.html), Daniel impose dans le Nain ses affinités avec l’univers torturé et complexe de Zemlinsky
et le chromatisme exacerbé et charnel du maître d’Arnold Schönberg et ami d’Alban
Berg associé au mode et à la gamme par tons utilisés par le Viennois, et la
sensualité aérienne et l’orchestration fluide et jaillissante de Ravel dans l’Enfant et les sortilèges, ne couvrant
jamais les voix mais au contraire les soutenant sans pour autant retenir l’orchestre. Sa direction est en totale
adéquation avec chacun des deux ouvrages, tant et si bien que les textes sont
constamment compréhensibles tandis que les pupitres de la phalange de l’Opéra
de Paris brillent sans discontinuer.
Bruno Serrou