Paris, Salle Pleyel, vendredi 18 janvier 2013
Maurizio Pollini. Photo : DR
En 1995, dans le cadre du Festival de Salzbourg,
développé ensuite à New York, Tokyo et Rome, Maurizio Pollini présentait son
premier Progetto,
cycle de concerts juxtaposant œuvres du passé et du XXe siècle. Le
propos du pianiste italien était d’ouvrir le public à un répertoire musical
plus large. En effet, à ses yeux, si les concerts traditionnels réunissent des partitions
conçues aux XVIIIe et XIXe
siècles, voire de la première moitié du
XXe, les périodes qui précédent et qui suivent demeurent plus ou
moins ignorées du grand public. Commencé à Pleyel en 2009-2010 avec une
première série de neuf concerts associant Bach, Beethoven, Chopin et Brahms à
Schönberg, Nono, Berio, Boulez, Stockhausen et Lachenmann, relancé autour des
sonates de la maturité de Beethoven en
octobre 2011, le principe demeure inchangé, puisqu’il s’agit toujours de
confronter, dans le cadre d’un même concert, un grand classique à ses héritiers
d’aujourd’hui. Ce vendredi soir, le pianiste italien avait choisi d’associer à
Beethoven la grande figure de la musique allemande contemporaine, Helmut Lachenmann
(né en 1935), qui, à l’instar de son illustre aîné et compatriote, donne à
entendre une musique d’une profonde humanité et sans la moindre concession.
Helmut Lachenmann (né en 1935). Photo : DR
Maurizio Pollini a confié à
un ensemble venu des Etats-Unis d’une impressionnante virtuosité, le JACK
Quartet, à qui l’on doit notamment une excellente intégrale discographique des
quatuors de Iannis Xenakis (1), le soin d’interpréter une pièce d’une densité
inouïe, le Quatuor à cordes n° 3 « Grido » de Helmut Lachenmann.
Composée en 2000-2001 pour le Quatuor Arditti dont chacun des membres de
l’époque a reçu la dédicace à titre personnel, est le troisième volet du
triptyque que le compositeur allemand a consacré à ce jour au genre - il
conviendrait d’y associer la Tanzsuite
mit Deutschlandlied pour orchestre et quatuor à cordes de 1979-1980. Chacun
porte un titre (Gran Torso, 1972, Reigen seliger Geister, 1989, et Grido),
et marque une étape importante dans les trente ans de création de leur auteur.
De ce troisième quatuor, Lachenmann a tiré en 2004 une version pour orchestre à
cordes qu’il a intitulée Double (Grido
II). Dans Grido, le passé
ne se présente pas sous forme d’une
quelconque réminiscence, mais de façon subliminale. Le processus utilisé par
Lachenmann est un combat non-linéaire,
non-discursif qui suscite un nouvel
éclat. Lachenmann le saisit en
puisant dans son propre terreau, qui
inclut consciemment le passé. Comme il le dit
lui-même, « il ya une grande
différence entre regarder en arrière - ce qui est parfois nécessaire - et revenir - ce
que je n’ai jamais fait. Seuls les gens qui pensent de façon très superficielle
peuvent être déçus par mon évolution. Ils veulent me voir à un certain endroit, mais ils ne peuvent déjà plus m’y trouver. Cela m’amuse. Et j’espère. » A propos d’un accord d’ut majeur qui
apparaît (avec des fluctuations micro tonales) dans ce troisième quatuor, Lachenmann
remarque : « Je suis tout à fait d’accord pour ne pas stigmatiser immédiatement
un regard sur le passé comme un pas en arrière. J’ai ainsi pu citer dans mon
dernier quatuor l’accord d’ut majeur - qui sonne à la fois de façon comparable
et différemment dans la Création
de Haydn et dans l’ouverture des Maîtres-Chanteurs
de Wagner -, en l’invoquant en somme stylistiquement à contretemps.
Il rappelle tout ce qu’il représentait jadis sans qu’alors on s’interroge ; il
est étranger et peut en même temps faire l’objet d’une expérience nouvelle.
Voilà ce que je nommerais une utilisation dialectique de ce qui est ancien et
usé - d’un coup cet ut majeur redevient vierge. C’est justement en m’emparant
de ce qui semble connu que je veux trouver quelque chose que je ne connais pas
encore. Car j’entends sortir de mon ego,
de cet obscur grenier rempli de réflexes conditionnés. » Comme l’écrit le
musicologue Péter Szendy, c’est en élargissant progressivement le spectre et
les méthodes de la « musique concrète instrumentale », que Lachenmann est passé
de l’idée d’une dialectique du matériau, dont il s’agit pour lui de faire
apparaître et de déconstruire les connotations (ou l’aura, selon l’expression de Lachenmann), vers l’utilisation
critique d’objets de la tradition, le défi consistant alors à faire sentir une
tension entre ce que le compositeur nomme « magie » des sons et leur
inscription dans l’œuvre comme un travail de l’intellect, dont la fonction,
sinon la mission, est de briser ladite magie de l’immédiateté sonore.
JACK Quartet. Photo : DR
Magnifiquement joué, avec
une précision incroyable et un bonheur évident, coulant avec infiniment de
naturel tel un grand classique, cette œuvre capitale du XXIe siècle de
près d’une demie heure s’est écoulée à la vitesse de la lumière. Les sonorités
feutrées et charnelles à la fois, d’un grand « confort », des JACK ne
sont pas sans rappeler ce que faisait le Quartetto Italiano lorsqu’ils ont
abordé dans les années 1970 les quatuors de Webern. Le JACK Quartet a ainsi donné
à cette œuvre bruitiste la dimension d’un grand classique, dans la descendance
des derniers quatuors de Beethoven, dans l’invention, surtout lorsque l’œuvre s’éteint
tandis que les archets voltigent sur les cordes. Le passage avec les archets frottant
sur diverses parties du corps et des cordes instruments a suscité quelques
sourires dans la salle, tandis que derrière moi j’ai pu distinguer un
spectateur glisser à son voisin qu’il avait cru entendre Frankenstein ou
quelque bande son de film d’horreur...
Extrait de la partition autographe du Quaruor à cordes n° 3 "Grido" de Helmut Lachenmann. Photo : (c) Breikopf & Härtel, 2002, DR
L’exploit de Pollini d’attirer mille huit cents personnes et de les obliger à écouter une œuvre d’une extrême
complexité à jouer et délicate à écouter par la rareté du son et le jeu inouï
que conduit à utiliser l’écriture originale de Lachenmann est littéralement
extraordinaire. Au début des toux ont commencé à se manifester, laissant
appréhender le pire. Des raclements de gorge ont suivi, mais retenus tant les
fautifs ont craint de perturber les pianississimi,
puis contenus et réprimés, ce qui en a disait long sur la peur de perturber, puis,
finalement, sur la qualité d’écoute que la performance des interprètes et les
indubitables beautés de la partition de Lachenmann ont fini par imposer...
Bravo et merci, Monsieur Pollini !
Ludwig van Beethoven (1770-1827). Photo : DR
Pourtant, Pollini aura
finalement déçu l’attente du public. Il a en effet étonnement renoncé à la Sonate op. 106 « Hammerklavier » de Beethoven
initialement prévue, qui aurait également dû être précédée de la plus courte Sonate en la majeur op. 101, prenant
ainsi le risque de briser la continuité de la thématique des « sonates de
la maturité » de Beethoven (n° 21 à 32), et qui auraient constitué un formidable
écho au magnifique Quatuor « Grido »
de Lachenmann. En lieu et place, tandis que la fatigue du pianiste était
invoquée, c’est avec la Sonate pour piano
n° 4 en mi bémol majeur op. 7 que
Pollini a ouvert la seconde partie du concert. Une œuvre en quatre mouvements d’une
durée totale de plus de vingt-six minutes qui plonge dans le classicisme dont
le jeu du pianiste a bien fait ressortir les structures, rattachant naturellement
cette sonate à Haydn, certes, mais aussi à la personnalité titanesque de
Beethoven dont elle est déjà toute empreinte. Les doigts déliés et l’articulation
détachée, les mains courant sur le clavier comme en apesanteur, Pollini
chantonnait tout au long l’exécution. Le Largo
con gran espressione a chanté comme une longue et dense aria de Mozart avec la solide carrure
conquérante de Beethoven. Pollini a ensuite offert une Sonate n° 8 en ut mineur op. 13 « Pathétique »
sortant des sentiers battus, malgré les craintes suscitées par les premiers
accords qui sont étrangement apparus d’une banalité contrainte. Pollini a en
fait intériorisé à la façon d’un Brendel, mais en plus lumineux et sensuel, car
moins métaphysique et réfléchi. On ne se refait pas, quand on est italien...
Sans doute conscient de la
brièveté de sa prestation considérant son programme initialement prévu, Pollini
a donné deux bis assez courts, quoique le second ait été plus long que le
premier, sans annoncer les titres, contrairement a ce qu’il fait parfois. Le
premier, simple et bref, joué de façon relativement atone d’ailleurs, marquant
la fatigue du pianiste, le second plus long et contrasté, un finale de sonate
de Beethoven alternant passages décidés et éclatants et plages de réflexion
joué avec un toucher aérien et suspendu, d’une beauté éphémère mais qui reste
dans la tête comme un rêve, ce qui a conduit à la lévitation sur la neige qui
tombait dru et recouvrait amplement la chaussée où elle attendait le public à
la sortie de Pleyel...
Pollini a joué sur le Steinway
à sa griffe, sa signature gravée en lettres blanches sur le noir de
l’instrument ressortant davantage que le célèbre logo Steinway & Sons estampillé
en doré juste au-dessus. Traversant le grand plateau plus droit et le pas plus
décidé que l’an dernier, mais marquant quand même une légère lassitude, bien
que, par rapport à ses aînés, il soit encore jeune avec ses 71 printemps,
toujours très applaudi, les saluts de Pollini au public ont été comme toujours courtois,
autant à l’adresse de celui de l’avant-scène que de celui placé à l’arrière du piano.
Prochain rendez-vous du
cycle « Pollini Perspectives » à Pleyel, le 18 mars.
Bruno Serrou
1) Xenakis Edition, Volume 10 - Complete String Quartets (ST-4/1,080262, Tetras, Tetora, Ergma). Mode 9
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