Paris, Cité de la Musique, samedi 12 janvier 2013
Cornelius Meister. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain, DR
Sans doute l’un des rendez-vous
majeurs de l’Ensemble Intercontemporain de la saison, le concert de samedi
dernier n’aura en rien déçu. Trois œuvres venues d’Allemagne dont un chef-d’œuvre
du XXe siècle signé Wolfgang Rihm, figure tutélaire du concert, étaient
présentés devant une salle hélas peu fournie, ce qui est assez stupéfiant,
hélas, et en dit long sur la curiosité et la culture du public mélomane parisien.
Pourtant, l’Intercontemporain était dans une forme éblouissante, à la veille d’une
tournée en région, sous la conduite d’un jeune chef allemand, Cornelius Meister
- qui n’a rien à voir avec le personnage de Maître Cornelius de Balzac, vieux somnambule
victime de ses propres larcins -, chef principal et directeur de l’Orchestre
Symphonique de la Radio de Vienne depuis 2010, à tout juste trente ans, après
avoir été en 2007 à Heidelberg le plus jeune directeur musical d’Allemagne. Son
champ d’action est vaste, puisqu’il se produit autant au piano en musique de
chambre, qu’au pupitre de chef devant les meilleurs orchestres du monde, ainsi
que dans les théâtres lyriques d’Europe, des Etats-Unis et du Japon.
Jörg Widmann (né en 1973). Photo : DR
La première œuvre du programme
était due au Bavarois Jörg Widmann (né en 1973), compositeur clarinettiste élève
entre autres de Wolfgang Rihm à Karlsruhe à la fin des années 1990, connu à
Paris comme auteur de la musique du spectacle d’adieu de Gérard Mortier à l’Opéra
de Paris, en 2009, Am Anfang, en
collaboration avec le plasticien Anselm Kiefer. Plus significative est la
partition choisie par l’Intercontemporain, Freie
Stücke, composée en 2002 pour flûte/piccolo, hautbois/cor anglais,
clarinette basse/timbale, clarinette/clarinette contrebasse/timbale,
basson/contrebasson/flûte à coulisse, cor, trompette/flûte à coulisse,
trombone, deux percussions, deux violons, alto, violoncelle et contrebasse. Ce
recueil de dix pièces d’une durée totale de vingt minutes se présente comme une
suite de courtes saynètes contrastées quoiqu’enchâssées les unes aux autres en
forme miroir, mettant en avant les diverses particularités du son (pulsation, basse
changeante, bruit blanc, monophonie, harmoniques, couleurs, modes de jeu, etc.),
qui introduit l’auditeur dans un univers onirique, où même les musiciens se
voient confier des instruments qui ne leur sont guère coutumiers mais qu’ils ont
joué samedi avec un évident plaisir.
Mark Barden (né en 1980). Photo : DR
La deuxième œuvre, a tearing of vision, était donnée en première
audition française. Cette « vision déchirante » ou « larmoyante »
est signée Mark Barden, compositeur états-unien installé en Allemagne qui a l’âge
de Cornelius Meister. Cet élève de Jörg Widmann et de Rebecca Saunders joue dans
cette page séduisante et grave d’une douzaine de minutes pour vingt-huit
instrumentistes (bois et cuivres par deux, trois percussionnistes, piano, trois
violons, deux altos, deux violoncelles, contrebasse) de l’ambigüité du terme
anglais « tearing » pour évoquer de façon obsessionnelle la violence et
son corollaire immédiat, la déformation brute de la perception. Ce qui se
traduit dès le début de l’œuvre par l’intensité d’une fréquence suraiguë maintenue
de façon lancinante par le piano, la harpe et les cordes pizzicati. La partition se termine en s’éteignant peu à peu pour s’évaporer
sur des froissements de feuilles d’aluminium manipulées par les musiciens de l’Intercontemporain
(les percussionnistes ayant en outre à jouer dans le cours de l’œuvre du
mélodica).
Wolfgang Rihm (né en 1952). Photo : DR
Mais le morceau de roi de la
soirée était, comme signalé plus haut, le retour d’un chef-d’œuvre du tournant
du siècle, inexplicablement peu joué en France, Jagden und Formen (Chasses et Formes) de Wolfgang Rihm (né
en 1952). Cette œuvre qui a connu plusieurs états depuis sa conception en 1995
jusqu’à sa forme complète de plus de cinquante minutes publiée en 2001 mais que le compositeur n'a de cesse de peaufiner tel un Work progress, fait
figure de somme dans la production de son auteur non seulement parce qu’elle
est le fruit du rapprochement de plusieurs de ses pièces, mais aussi, et surtout,
parce qu’elle résulte d’un cheminement personnel et intellectuel mené par le
compositeur jusqu’au temps de sa genèse. L’œuvre est constituée d’une série de
petits morceaux regroupés et ré-agencés dans la perspective d’une vaste forme. Ainsi,
Jagden und Formen n’a cessé de se
développer, à partir de morceaux indépendants liés à la notion de forme, Gejagte Form (Forme chassée, 1995-1996), Verborgene
Formen (Formes cachées,
1995-1997) et Gedrängte Form (Forme traquée, 1995-1998).
C’est la version ultime qu’a
proposé samedi l’Ensemble Intercontemporain créée à Bâle le 15 novembre 2001
par l’Ensemble Modern de Francfort dirigé par Dominique My. Cette version
reprend le concept et le matériau de Gejagte
Form, plus notablement les rythmes et les mélodies. Le déploiement de l’œuvre
qui se présente tel une arche gigantesque reflète l’idée de chasse, de
poursuite haletante, de cavalcade jubilatoire, ce que rend plus sensible encore
la superposition des mouvements, tandis que l’apparition de chaque instrument
agit sur le groupe comme un stimulant. Du motif fondamental exposé d’entrée par
un superbe duo de violons en léger décalage, dérive une texture qui gagne peu à
peu en densité jusqu’à l’apparition d’un ensemble constitué du quatuor à
cordes, des flûtes, des clarinettes et de la harpe, avant de passer aux bois
puis aux cors et aux trompettes. Le thème réapparaît par la suite dans une page
avec cors et trompettes puis une dernière fois dans un unisson du quatuor à
cordes avec piano. L’effectif orchestral donne la part belle aux instruments à
vent (six bois, sept cuivres) et à la percussion (trois musiciens sont requis),
tandis que le quintette des cordes s’enrichit d’une harpe, d’une guitare,
remplacée à la fin par une guitare basse électrique, et d’un piano. L’entrée
des différents pupitres se fait par paliers, chaque instrument, ou groupe d’instruments,
étant traité d’une façon qui lui est spécifique. Ainsi, le cor anglais incite
le compositeur au lyrisme, tandis que le marimba suscite un ostinato rythmique et
des contretemps qui plongent l’auditeur à la fois dans l’univers du jazz et
dans la motorique de la musique répétitive américaine.
L’extrême virtuosité requise par l’écriture
prodigieuse de Rihm et la structure singulière de Jagden und Formen ont été dextrement rendus par les membres de l’Ensemble
Intercontemporain, ajoutés à la dynamique, à la tension et au lyrisme suscités
par la direction rayonnante et sûre de Cornelius Meister ont magistralement
servi cette œuvre majeure de la musique du XXe siècle.
Bruno Serrou
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