mardi 15 janvier 2013

L’Ensemble Intercontemporain dirigé de main de maître par Cornelius Meister a donné la quintessence de Jagden und Formen, chef-d’œuvre de Wolfgang Rihm



Paris, Cité de la Musique, samedi 12 janvier 2013


Cornelius Meister. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain, DR


Sans doute l’un des rendez-vous majeurs de l’Ensemble Intercontemporain de la saison, le concert de samedi dernier n’aura en rien déçu. Trois œuvres venues d’Allemagne dont un chef-d’œuvre du XXe siècle signé Wolfgang Rihm, figure tutélaire du concert, étaient présentés devant une salle hélas peu fournie, ce qui est assez stupéfiant, hélas, et en dit long sur la curiosité et la culture du public mélomane parisien. Pourtant, l’Intercontemporain était dans une forme éblouissante, à la veille d’une tournée en région, sous la conduite d’un jeune chef allemand, Cornelius Meister - qui n’a rien à voir avec le personnage de Maître Cornelius de Balzac, vieux somnambule victime de ses propres larcins -, chef principal et directeur de l’Orchestre Symphonique de la Radio de Vienne depuis 2010, à tout juste trente ans, après avoir été en 2007 à Heidelberg le plus jeune directeur musical d’Allemagne. Son champ d’action est vaste, puisqu’il se produit autant au piano en musique de chambre, qu’au pupitre de chef devant les meilleurs orchestres du monde, ainsi que dans les théâtres lyriques d’Europe, des Etats-Unis et du Japon. 


rg Widmann (né en 1973). Photo : DR


La première œuvre du programme était due au Bavarois Jörg Widmann (né en 1973), compositeur clarinettiste élève entre autres de Wolfgang Rihm à Karlsruhe à la fin des années 1990, connu à Paris comme auteur de la musique du spectacle d’adieu de Gérard Mortier à l’Opéra de Paris, en 2009, Am Anfang, en collaboration avec le plasticien Anselm Kiefer. Plus significative est la partition choisie par l’Intercontemporain, Freie Stücke, composée en 2002 pour flûte/piccolo, hautbois/cor anglais, clarinette basse/timbale, clarinette/clarinette contrebasse/timbale, basson/contrebasson/flûte à coulisse, cor, trompette/flûte à coulisse, trombone, deux percussions, deux violons, alto, violoncelle et contrebasse. Ce recueil de dix pièces d’une durée totale de vingt minutes se présente comme une suite de courtes saynètes contrastées quoiqu’enchâssées les unes aux autres en forme miroir, mettant en avant les diverses particularités du son (pulsation, basse changeante, bruit blanc, monophonie, harmoniques, couleurs, modes de jeu, etc.), qui introduit l’auditeur dans un univers onirique, où même les musiciens se voient confier des instruments qui ne leur sont guère coutumiers mais qu’ils ont joué samedi avec un évident plaisir. 


Mark Barden (né en 1980). Photo : DR


La deuxième œuvre, a tearing of vision, était donnée en première audition française. Cette « vision déchirante » ou « larmoyante » est signée Mark Barden, compositeur états-unien installé en Allemagne qui a l’âge de Cornelius Meister. Cet élève de Jörg Widmann et de Rebecca Saunders joue dans cette page séduisante et grave d’une douzaine de minutes pour vingt-huit instrumentistes (bois et cuivres par deux, trois percussionnistes, piano, trois violons, deux altos, deux violoncelles, contrebasse) de l’ambigüité du terme anglais « tearing » pour évoquer de façon obsessionnelle la violence et son corollaire immédiat, la déformation brute de la perception. Ce qui se traduit dès le début de l’œuvre par l’intensité d’une fréquence suraiguë maintenue de façon lancinante par le piano, la harpe et les cordes pizzicati. La partition se termine en s’éteignant peu à peu pour s’évaporer sur des froissements de feuilles d’aluminium manipulées par les musiciens de l’Intercontemporain (les percussionnistes ayant en outre à jouer dans le cours de l’œuvre du mélodica). 


Wolfgang Rihm (né en 1952). Photo : DR


Mais le morceau de roi de la soirée était, comme signalé plus haut, le retour d’un chef-d’œuvre du tournant du siècle, inexplicablement peu joué en France, Jagden und Formen (Chasses et Formes) de Wolfgang Rihm (né en 1952). Cette œuvre qui a connu plusieurs états depuis sa conception en 1995 jusqu’à sa forme complète de plus de cinquante minutes publiée en 2001 mais que le compositeur n'a de cesse de peaufiner tel un Work progress, fait figure de somme dans la production de son auteur non seulement parce qu’elle est le fruit du rapprochement de plusieurs de ses pièces, mais aussi, et surtout, parce qu’elle résulte d’un cheminement personnel et intellectuel mené par le compositeur jusqu’au temps de sa genèse. L’œuvre est constituée d’une série de petits morceaux regroupés et ré-agencés dans la perspective d’une vaste forme. Ainsi, Jagden und Formen n’a cessé de se développer, à partir de morceaux indépendants liés à la notion de forme, Gejagte Form (Forme chassée, 1995-1996), Verborgene Formen (Formes cachées, 1995-1997) et Gedrängte Form (Forme traquée, 1995-1998). 

C’est la version ultime qu’a proposé samedi l’Ensemble Intercontemporain créée à Bâle le 15 novembre 2001 par l’Ensemble Modern de Francfort dirigé par Dominique My. Cette version reprend le concept et le matériau de Gejagte Form, plus notablement les rythmes et les mélodies. Le déploiement de l’œuvre qui se présente tel une arche gigantesque reflète l’idée de chasse, de poursuite haletante, de cavalcade jubilatoire, ce que rend plus sensible encore la superposition des mouvements, tandis que l’apparition de chaque instrument agit sur le groupe comme un stimulant. Du motif fondamental exposé d’entrée par un superbe duo de violons en léger décalage, dérive une texture qui gagne peu à peu en densité jusqu’à l’apparition d’un ensemble constitué du quatuor à cordes, des flûtes, des clarinettes et de la harpe, avant de passer aux bois puis aux cors et aux trompettes. Le thème réapparaît par la suite dans une page avec cors et trompettes puis une dernière fois dans un unisson du quatuor à cordes avec piano. L’effectif orchestral donne la part belle aux instruments à vent (six bois, sept cuivres) et à la percussion (trois musiciens sont requis), tandis que le quintette des cordes s’enrichit d’une harpe, d’une guitare, remplacée à la fin par une guitare basse électrique, et d’un piano. L’entrée des différents pupitres se fait par paliers, chaque instrument, ou groupe d’instruments, étant traité d’une façon qui lui est spécifique. Ainsi, le cor anglais incite le compositeur au lyrisme, tandis que le marimba suscite un ostinato rythmique et des contretemps qui plongent l’auditeur à la fois dans l’univers du jazz et dans la motorique de la musique répétitive américaine.  
L’extrême virtuosité requise par l’écriture prodigieuse de Rihm et la structure singulière de Jagden und Formen ont été dextrement rendus par les membres de l’Ensemble Intercontemporain, ajoutés à la dynamique, à la tension et au lyrisme suscités par la direction rayonnante et sûre de Cornelius Meister ont magistralement servi cette œuvre majeure de la musique du XXe siècle. 

Bruno Serrou

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