jeudi 19 décembre 2024

Dirigé par Daniel Harding, l’ultime concert 2024 de l’Orchestre de Paris a été le cadre d’une remarquable interprétation de «Pelléas et Mélisande» qui a couronné le 150e anniversaire du « père » de la musique dite «contemporaine», Arnold Schönberg

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 18 décembre 2024 

Daniel Harding et l'Orchestre de Paris au grand complet, ajouté de quelques musiciens supplémentaires, pour Pelleas und Melisande d'Arnold Schönberg.
Photo : (c) Bruno Serrou

Dernier concert 2024 pour moi. L’Orchestre de Paris a conclu le millésime comme il l’avait commencé le 9 janvier, avec Arnold Schönberg dans le cadre des célébrations du cent-cinquantenaire (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/01/arnold-schonberg-en-majeste-pour.html). Cette fois, avec l’imposant Pelléas et Mélisande op. 5 dirigé avec flamme par Daniel Harding à la tête d’un orchestre clair, fluide, magnétique. La première partie a été plus légère, avec trois partitions de Johann Strauss Jr., l’ouverture Fledermaus, et les valses Sang viennois et Voix du printemps par une ensorceleuse Sabine Devieilhe

Orchestre de Paris en formation Valses de Johann Straus Jr.
Photo : (c) Bruno Serrou

A priori le rapprochement entre les deux compositeurs programmés était une véritable gageure. Johann Strauss Jr, roi de la valse dont le bicentenaire de la naissance sera célébrée en cette nouvelle année 2025, face à Arnold Schönberg, le créateur le plus novateur et polymorphe de la musique du XXe siècle ne semblait pas a priori couler de source. C’est oublier combien le second admirait le premier, d’abord à travers la pensée de Johannes Brahms pour qui il qui portait une grande admiration et qui considérait Strauss pour l’un des plus grands musiciens de son temps, à l’instar de Schönberg qui le considérait comme un maître, ensuite par le témoignage de ses transcriptions et arrangements de Schönberg pour petits ensembles de plusieurs pages de Strauss, dont le célèbre la Valse de l’empereur ou Roses du Sud entre autres réalisés pour renflouer la Société d’exécutions musicales privées qu’il avait fondée à l’automne 1918 avec Alban Berg et Anton Webern. La première des trois œuvres de Johann Strauss Jr. (1825-1899) interprétées avec gourmandise et appétence par l’Orchestre de Paris a été le pot-pourri de valses et de polkas que constitue la célébrissime ouverture de l’opérette Die Fledermaus (La Chauve-Souris), suivie de Wiener Blut (Sang viennois) op. 354 écrite pour le mariage de la fille de l’empereur François-Joseph d’Autriche et de son épouse Elisabeth dite « Sissi », l’archiduchesse Gisèle avec le prince Leopold de Bavière, création qui présente à son auteur sa première occasion de diriger les Wiener Philharmoniker, avant de conclure sur la valse avec voix de soprano Frühlingsstimmen (Voix du printemps) op. 410 avec en soliste la voix délicieuse toute de grâce et de lumière de Sabine Devieilhe au timbre se fondant et se détachant délicieusement des textures de l’Orchestre de Paris.

Daniel Harding, Mohamed Hiber (violon solo invité), Sabine Devieilhe (soprano)
Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie du concert était consacrée au grand poème symphonique de la période expressionniste d’Arnold Schönberg, Pelleas und Melisande op. 5 que l’Orchestre de Paris a proposé à la Philharmonie un peu plus de sept mois après Les Siècle dirigés par leur fondateur François-Xavier Roth (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/05/un-passionnant-pelleas-et-melisande-de.html) C’est pourquoi je reprends ici la présentation de cette œuvre colossale à l’orchestration touffue que j’ai rédigée à cette occasion-là. Composé à Berlin trois ans après le sextuor à cordes La Nuit transfigurée op. 4, entre juillet 1902 et février 1903, créé à Vienne sous la direction de son auteur le 26 janvier 1905 à la tête des Wiener Konzertvereines, l’unique mouvement de ce poème symphonique est subdivisé en dix parties réunies en quatre sections enchaînées qui se développe sur un peu plus de trois quarts d’heure. La pièce de Maurice Maeterlinck qu’il illustre avait déjà inspiré Gabriel Fauré en 1898, tandis que Jean Sibelius composera sa musique de scène la même année 1905 que le poème du Viennois. Lorsque Richard Strauss, alors directeur de l’Opéra de Berlin, suggéra à Arnold Schönberg, qui enseignait à Berlin submergé par d’inextricables problèmes financiers, de composer un opéra tiré du chef-d’œuvre du poète dramaturge belge, ignorant encore l’existence de celui de Claude Debussy créé à l’Opéra-Comique de Paris en 1902. Dans cette œuvre écrite dans la tonalité globale de ré mineur, l’orchestre de Schönberg (1), comparable à celui qu’il utilisera dans ses Gurrelieder en 1911, est impressionnant, d’une extrême complexité, et c’est une véritable gageure pour le chef que de réussir à ménager la limpidité nécessaire à l’expression et à la compréhension des très nombreux thèmes et motifs identifiés par Alban Berg dans un texte célèbre publié en 1920 sur la partition de Schönberg, qui a sélectionné huit des quinze scènes du drame de Maeterlinck, suivant scrupuleusement l’intrigue - « J’ai essayé de reproduire chaque détail de la pièce, avec seulement quelques omissions et de légers changements dans l’ordre des scènes » -, dans laquelle Berg relève l’usage de gammes par tons et d’accords par superpositions de quarte, un florissant travail polyphonique fondé sur le foisonnement exceptionnel de thèmes traités à la façon de leitmotiv associés à scènes et personnages qui forment les éléments constitutifs d’un développement symphonique s’ouvrant sur un Allegro de sonate où sont peintes la scène de la forêt où s’est égaré Golaud, sa rencontre avec Mélisande et leur mariage, et se poursuit dans un Scherzo qui décrit la scène de la fontaine où Mélisande perd son alliance et rencontre Pelléas, celle de la tour et des fautes de Pelléas et Mélisande, puis un Adagio évoquant la fontaine dans le parc, la scène d’amour et d’adieu des personnages-titres et la mort de Pelléas qui débouche sur le Finale décrivant la mort de Mélisande où Schönberg récapitule le matériau thématique de l’œuvre entière. « Dans les quatre sections principales de ce poème symphonique, écrit Berg en 1920, on peut même identifier clairement les quatre mouvements d’une symphonie. Plus précisément, un grand mouvement d’ouverture en forme de sonate ; un deuxième mouvement composé de trois épisodes plus courts, donc une forme tripartites (dont au moins une scène suggère un caractère de forme Scherzo), un Adagio à grande échelle, enfin un finale construit comme une reprise. »

Daniel Harding, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Seerrou

Cette œuvre qui peut vite devenir confuse voire brouillon tant l’écriture polyphonique et contrapuntique est touffue et luxuriante, est apparue avec l’Orchestre de Paris plus « ronde », chatoyante et colorée qu’avec Les Siècles, qui jouaient sur instruments d’époque, dirigé toute en souplesse avec des gestes larges, précis et pétrissant la pâte sonore, d’une parfaite lisibilité, exaltant des structures fluides et limpides, le moindre segment de motif, la plus légère variation d’intensité, la plus infime mutation harmonique étant clairement ressentie, entendue, tandis que les membres de l’Orchestre de Paris ont brillé trois quarts d’heure durant, cordes, bois et cuivres exaltant des textures onctueuses, enluminées, amples, étoffées, charnues et légères à la fois, exhaussées par un vision expressive, charnelle du chef britannique qui a exalté une polyphonie chamarrée, suscitant un véritable bonheur pour l’oreille et le corps de l’auditeur, dans une conception aussi enivrante et lyrique mais un peu moins fluide que ce que Pierre Boulez, qui a dirigé la phalange parisienne dans cette partition en deux occasions (1983 et 1993), a gravé au disque par deux fois, la première avec le Chicago Symphony Orchestra (Warner/Erato), la seconde avec le Gustav Mahler Jugendorchester (DG).

Bruno Serrou

1) Piccolo, 3 flûtes (la 3e aussi 2e piccolo), 3 hautbois (le 3e aussi 2e cor anglais), cor anglais, clarinette en mi bémol, 3 clarinettes en si bémol et en la (3e aussi 2e clarinette basse), clarinette basse, 3 bassons, contrebasson, 8 cors en fa, 4 trompettes en mi et en fa, trombone alto, 4 trombones ténor-basse, tuba contrebasse, 2 timbaliers, 3 percussionnistes, 4 harpes, 16 violons I, 16 violons II, 12 altos, 12 violoncelles, 8 contrebasses

 

 

mercredi 18 décembre 2024

Un délectable avant-goût de Noël par le flamboyant Royal Concertgebouw Orkest d’Amsterdam, Iván Fischer et Maria João Pires à la Philharmonie

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 17 décembre 2024 

Iván Fischer, Royal Concertgebouw Orkest Amsterdam. 
Photo : (c) C. d'Hérouville/Philharmonie de Paris

C’est toujours un grand plaisir de retrouver le Royal Concertgebouw Orchestra d’Amsterdam à la Philharmonie de Paris  dont il est partenaire privilégié. Mardi soir, dans un programme festif, il était dirigé avec délectation par le Hongrois Iván Fischer dans une œuvre d’un Néerlandais ami de Mahler, Strauss et Schönberg, Alphons Diepenbrock, suivi du Concerto « Jeunehomme » de Mozart par une Maria João Pires géniale musicienne dialoguant avec l’orchestre en parfaite osmose mais d’évidence fatiguée au point de se refuser à un bis, et une magistrale Symphonie n° 8 d’Antonín Dvořák, énergique, bondissante, chantante, lumineuse. En bis une Danse slave du même Dvořák 

Iván Fischer 
Photo : (c) C. d'Hérouville/Philharmonie de Paris

Un programme festif attendait le public de la Philharmonie. D’abord l’affiche, avec la présence de l’une des reines de la Philharmonie, la pianiste portugaise Maria João Pires, qui avait annulé son concert en octobre dernier pour raison de santé, dialoguant cette fois avec l’un des plus grands orchestres du monde, le Royal Concertgebouw Orkest Amsterdam, qui entretient des relations privilégiées avec la Philharmonie de Paris, et le chef hongrois dont chaque apparition fait le bonheur de la Salle Pierre Boulez, comme l’a attesté le concert qu’il a dirigé à la tête de sa propre phalange, l’Orchestre du Festival de Budapest voilà un peu plus de trois semaines dans un concert monographique consacré à Johannes Brahms (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/11/le-budapest-festival-orchestra-Iván .html). Cette fois, c’est avec un programme plus large couvrant trois siècles d’histoire de la musique, avec une partition du XVIIIe en son centre. C’est sur une œuvre d’un compositeur batave du XXe siècle fort joué en France que la phalange néerlandaise a débuté la soirée, Alphons Diepenbrock, contemporain de Camille Saint-Saëns mort comme lui en 1921 mais ayant vécu vingt-sept ans de moins que le Français, un compositeur autodidacte, docteur en lettres classiques qu’il enseignera jusqu’en 1894 pour se consacrer exclusivement à la composition. Proche de Willem Mengelberg, qui lui présenta Gustav Mahler (il dirigera sa Symphonie n° 4 en présence de Mahler à Amsterdam), Richard Strauss et Arnold Schönberg, dont il devint l’ami il composera plusieurs partitions pour son orchestre du Concertgebouw bien que l’essentiel de sa création est vouée à la musique vocale. Son style associe la polyphonie du XVIe siècle au chromatisme wagnérien auxquels s’ajoute le raffinement de Debussy, dont il se plaisait à diriger les partitions pour orchestre. C’est en tout cas ce que confirme la courte page composée en 1910 que constitue l’Entracte extrait de la suite de la musique de scène Marsyas écrite pour la « comédie mythique » éponyme de son élève en littératures anciennes, le poète Balthazar Verhagen (1881-1950). Un Andante con moto (poco sostenuto) où il est question d’un faune errant à travers un bois où coule un ruisseau que l’on entend à travers le murmure des feuilles. Une page fort bien interprétée qui ne laisse cependant pas un souvenir impérissable.

Maria João Pires, Iván Fischer, Royal Concertgebouw Orkest Amsterdam.
Photo : (c) C. d'Hérouville/Philharmonie de Paris

Le Concerto n° 9 pour piano et orchestre en mi bémol majeur KV. 271 dit « Jeunehomme » porte en fait une dédicace à une jeune femme, Mademoiselle Jeunehomme, virtuose du clavier parisienne fort en vue à l’époque. Mozart l’avait rencontrée à Salzbourg avant de la revoir un an plus tard à Paris. Alors âgé de vingt et un ans, Mozart est mis au contact par le biais de Mademoiselle Jeunehomme de l’esprit des Lumières qu’il découvre tandis que les cours d’Europe sont encore sous l’emprise des fastes du Versailles de Louis XIV. Douze ans avant la Révolution, le goût français aspire à la simplicité expressive, particulièrement en musique, sous l’influence du chevalier Gluck, qui fut à Vienne professeur de la future reine de France. Fait exceptionnel pour l’époque, ce concerto constitue assurément un élément autobiographique, tandis que peu de finale d’œuvres de Mozart sont plus inventifs que celui-ci, tant sa fougue juvénile est irrésistible. 

Maria João Pires, Iván Fischer, Royal Concertgebouw Orkest Amsterdam
Photo : (c) Bruno Serrou

Silhouette frêle et menue, toujours souriante et humble, Maria João Pires en a donné une interprétation d’une fraîcheur simple et juvénile, touchant par sa sincérité nue, ses mains aux doigts courts tirant du Steinway des sonorités rutilantes et limpides, sa façon de jouer détachée n’étant qu’apparente tant il a émané de son expression une ardente lumière dans son dialogue vivifiant avec la complicité sereine des musiciens de l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam et d’Iván  Fischer. En dépit de l’insistance du public, et malgré quelques hésitations, la pianiste portugaise a fini par renoncer au bis espéré auquel elle a échappé après avoir appel au soutien du chef hongrois.  

Iván Fischer, Vesko Eschkenazy (premier violon), Royal Concertgebouw Orkest Amsterdam
Photo : (c) C. d'Hérouville/Philharmonie de Paris

Moins célèbre que la symphonie de l’exil qu’est la « Nouveau Monde », la Symphonie n° 8 en sol majeur op. 88 composée en 1889 a une orchestration plus aérée que les symphonies qui l’entourent. Pour mieux en souligner la luminosité et la grâce polyphonique, Iván  Fischer a choisi deux trompettes à pistons et non pas à palettes, et aligné les six contrebasses au fond du plateau derrière bois et cuivres, tandis que premiers et seconds violons se faisaient face, encadrant violoncelles et altos. La conception du chef hongrois, énergique et conquérante mais non dépourvue de délicate mélancolie, se particularise par une caractérisation exceptionnelle des plans sonores, par la diversité des coloris et le relief des lignes dont il a été loisible d’embrasser la profondeur de champ avec une extrême précision, toutes les voix étant clairement identifiable tant elles sont apparues dans une transparence saisissante. La beauté de l’orchestre, les timbres léchés, la fluidité des textures modelées par Iván  Fischer et l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam se sont avérés singulièrement séduisants, les mélodies foisonnantes de Dvořák invitant clairement le public à chanter avec l’orchestre entier, dont la moindre inflexion harmonique et la joyeuse polyphonie engendrée par le compositeur aura été une fête pour les sens. Si Maria Joao Pires a renoncé à un bis, ce n’est pas le cas d’Iván  Fischer et de l’orchestre hollandais, qui, restant dans le climat de dumka chère à Dvořák, ont donné la première du second cahier des Danses slaves, l’Odzemek slovaque Molto vivace op. 72 n° 1 déclenchant à la fin des vagues d’ovations enthousiastes… 

Bruno Serrou

 

 

 


mardi 17 décembre 2024

Le piano-poète de Nelson Goerner a envoûté Debussy, Schumann et Chopin pour le plus grand bonheur du public de Piano**** réuni à la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 16 décembre 2024 

Nelson Goerner. Photo : (c) Bruno Serrou

Quel musicien ! Quel poète ! Nelson Goerner a littéralement enchanté lundi soir le public de Piano**** à la Philharmonie de Paris tel un magicien du son et du sous-texte. Des doigts d’une mobilité prodigieuse courant sur le clavier de façon aérienne pour en tirer un nuancier d’une amplitude fabuleuse, mue par une sensibilité à fleur de peau, une pensée en constant renouveau, d’une intensité subjuguant. Livre I des Images de Debussy où l’on entend l’orchestre entier s’épanouir sur les touches du clavier, le Carnaval de Schumann empli de mystères et de magie, une Barcarolle de Chopin d’une délicatesse prodigieuse, suivie de la monumentale Sonate n° 3 op. 58 n° 3 d’un onirisme solaire, soulignant les audaces du mouvement initial et la sublime cantilène du largo… Tout sous les doigts de Nelson Goerner a été comme une célébration du bel canto 

Nelson Goerner. Photo : (c) Bruno Serrou

Et quel programme ! Un programme comme seuls les musiciens-poètes savent en élaborer. A commencer par la filiation entre les compositeurs pourtant si évidente mais peu réalisée en récitals. Mais aussi les œuvres, qui ont toutes un programme plus ou moins sous-jacent, qu’il soit clairement défini comme chez Schumann et Debussy ou caché sous des formes classiques comme chez Chopin. Enfin, les atmosphères merveilleusement oniriques qui portent au rêve et à l’introspection… Le climat du récital a été immédiatement instauré avec les trois Images du Livre I (1905) de Claude Debussy (1862-1918) dont les Reflets dans l’eau aux textures aquatiques suprêmement évocatrices ont plongé l’auditoire dans un flux liquide aux miroitements infinis, des chatoiements solaires jusqu’aux nocturnes scintillements stellaires, suivis de la tendre sarabande qu’est l’Hommage à Rameau, première pièce dans laquelle Debussy exprime son admiration pour son aîné du XVIIIe siècle où Goerner s’affirme à la fois libre et méticuleux dont il résulte naturel et spontanéité, enfin Mouvement à l’atmosphère envoûtante qui retourne à l’esprit de la première Image. Dans Carnaval op. 9 de Robert Schumann, Nelson Goerner déroule un sublime livre d’images en vingt-et-une miniatures merveilleusement évocatrices, l’art raffiné et d’une évidente humanité de Nelson Goerner a magnifié les affinités intimes du compositeur rhénan entre poésie et musique, les deux modes d’expression artistique entre lesquels il hésita dans sa jeunesse, avant de finir par opter pour la seconde sans pour autant négliger la première, faisant continuellement dialoguer et alterner sa double nature, conflictuelle et antinomique de sa propre personnalité répartie entre le délicat et rêveur Eusebius et le passionné Florestan, mais aussi prétexte à portrait de l’amour de sa vie (Ernestine/Chiarina) et de ses ennemis jurés, les Philistins. Ces portraits sont somptueusement tracés par le pianiste argentin, jouant de sa phénoménale palette de peintre des sons, brosse un récit d’une richesse, d’une densité, d’une clairvoyance si évidente que ce recueil semble se renouveler et ouvrir plus largement encore les intentions du compositeur, ainsi que les épisodes festifs où interviennent des personnages de commedia dell’arte brossé avec un sens de la couleur et de l’évocation d’une grâce suprême.

Nelson Goerner. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie était entièrement vouée à Frédéric Chopin. L’on sait les affinités du pianiste argentin pour le compositeur polono-français, depuis le classement contestable que me rappelait mon amie polonaise qui y a assisté à Varsovie en 1995, année où il ne fut classé que sixième du Concours International de piano Frédéric Chopin tandis que le Premier Prix n’était pas attribué… La première des deux œuvres de la maturité de Chopin qu’il a données lundi a été la Barcarolle en fa dièse majeur op. 60, chef-d’œuvre composé en 1845-1846 qui renvoie à Venise chère au compositeur. A l’écoute de l’interprétation merveilleusement évocatrice qu’en a faite Nelson Goerner, l’on ne pouvait que faire sienne la description que Maurice Ravel fait de la partition citée par l’auteur de la notice publiée dans le programme de salle, Michel Le Naour, « Ce thème en tierces, souple et délicat, est constamment vêtu d’harmonies éblouissantes. La ligne mélodique est continue. Un moment, une mélopée s’échappe, reste suspendue et retombe mollement, attirée par des accords magnifiques. L’intensité augmente. Un nouveau thème éclate d’un lyrisme magnifique, tout italien. Tout s’apaise. Du grave s’élève un trait rapide, frémissant, qui plane sur des harmonies précieuses et tendres. On songe à une mystérieuse apothéose ». Souple, délicat, éblouissant, suspendu, intensité, lyrisme tout italien, frémissant, tendre, mystérieuse apothéose, tels sont de fait les extraordinaires qualités de ce que le magicien Nelson Goerner a donné à écouter. Conçue un an avant la Barcarolle, la Sonate n° 3 en si mineur op. 58 est un pur joyau. Ultime partition du genre laissée par son auteur, elle constitue un véritable sommet de la littérature pianistique. Construite en quatre mouvements, son premier, Allegro maestoso, est le plus développé et le plus complexe avec une grande diversité de climats, de structures, de tempi, tandis que les deux mouvements centraux adoptent pour le Scherzo la forme d’une danse avec trio et, pour le Largo, d’une mélodie sans paroles, tandis qu’à l’instar du mouvement initial, le finale, Presto non tanto, a le caractère d’une ballade saturée d’énergie que Goerner joue avec une facilité apparente mais bouillonnante de l’intérieur, tant le pianiste y introduit à la fois une force résolue et une urgence contenue hallucinantes.

Nelson Goerner. Photo : (c) Bruno Serrou

Pour clore cette soirée que l’on eût aimée sans fin, Nelson Goerner a offert deux bis, le Prélude op. 23/4 en majeur de Serge Rachmaninov et la Toccata en ut majeur op. 7 de Robert Schumann… Tout, sous les doigts de Nelson Goerner, aura été comme une célébration du bel canto…

Bruno Serrou

 

lundi 16 décembre 2024

Mémorable et chaleureux gala des 80 printemps de William Christie à la Philharmonie de Paris avec Les Arts florissants

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Samedi 14 décembre 2024 

William Christie et Les Arts florissants
Photo : (c) Bruno Serrou

William Christie a 80 ans ! Déjà ! La Philharmonie de Paris et Les Arts Florissants les ont célébrés ce samedi 14 décembre avec magnificence devant une salle comble dans un programme festif réunissant deux de ses compositeurs fétiches, Jean-Philippe Rameau et Georg Friedrich Haendel avec des pages solaires qui ont réuni quelques-uns de ses fidèles interprètes, Lea Desandre, Ana Maria Labin, Emmanuelle de Negri entre autres, et en « guest stars » Natalie Dessay, Laurent Naouri et, à la direction, Paul Agnew, tandis que le présentateur sportif « polyglotte » de la télévision publique Nelson Montfort lui a réservé un numéro réjouissant, relevant les chaussettes « cardinalices » portées par le pape du baroque 

William Christie et Les Arts florissants
Photo : (c) Vincent Pontet

Il est des soirées heureuses à marquer d’une pierre blanche. Celle du samedi 14 décembre 2024  est de celles-là. En effet, elle restera assurément dans les mémoires des plus de deux mille personnes qui y ont assisté comme un moment de joie partagée, sans nostalgie aucune, mais célébrant au contraire le temps présent à travers trois siècles d’histoire de la musique finalement demeurée pérenne. Le héros en était William Christie, « Bill » pour les intimes, le plus « Frenchy » des musiciens « Yankees », l’un des fondateurs de l’école baroque dans l’interprétation historique vivant en France. Né le 19 décembre 1944 à Buffalo - aurait-il été prédestiné à devenir le Buffalo Bill du baroque ? -, sur les rives du lac Erié dans l’Etat de New York, fils d’un architecte et d’une chef de chœur avec qui il fera plusieurs séjours en Europe enfant, William Lincoln Christie étudie le piano et le chant, avant que sa grand-mère lui fasse découvrir la musique pour orgue de François Couperin. A 18 ans, il entre à l’université de Harvard d’où il sort diplômé en histoire de l’art, tandis que, passionné par le clavecin, il poursuit ses études à l’université de Yale où il est l’élève de Ralph Kirkpatrick puis de Kenneth Gilbert. En 1968, opposé à la guerre du Vietnam, il intègre le programme d’officier de réserve et devient chargé de cours au Dartmouth College au nord-est des Etats-Unis. Il fait alors la connaissance de la comtesse Geneviève de Chambure (1902-1975), musicologue française spécialiste des XVe et XVIe siècles, collectionneuse d’instruments de musique et de partitions anciennes, qui lui recommande de quitter les Etats-Unis pour Londres afin d’y intégrer l’Orchestre Symphonique de la BBC. En 1971, il traverse la Manche et rejoint l’Orchestre National de France. Installé à Paris - il obtiendra la nationalité française en 1995 -, il s’intéresse rapidement au répertoire baroque français des XVIIe et XVIIIe siècles alors peu pratiqué, s’attachant particulièrement à Marc-Antoine Charpentier, Jean-Baptiste Lully et Jean-Philippe Rameau. Membre du Five Century Ensemble de 1971 à 1975, il y pratique cinq siècles de musique, de Monteverdi et Gesualdo à Berio et Ligeti, avant de rejoindre en 1976 René Jacobs au sein du Concerto Vocale consacré au seul répertoire baroque. Trois ans plus tard, en 1979, il fonde son propre ensemble, Les Arts florissants dont il emprunte le nom à un opéra de Marc-Antoine Charpentier pour se consacrer au jeu et à l’interprétation de la musique baroque sur instruments d’époque.

William Christie, Paul Agnew
Photo : (c) Bruno Serrou

La consécration internationale lui vient en 1987, à l’occasion du tricentenaire de Jean-Baptiste Lully, l’Opéra-Comique lui confiant à la tête de son ensemble Les Arts florissants la recréation de la tragédie lyrique Atys, associé au metteur en scène de Jean-Marie Villégier. Mais le claveciniste chef d’orchestre ne défend pas uniquement la musique ancienne française, s’imposant également dans les œuvres de Henry Purcell et Georg Friedrich Haendel - on se souvient de son King Arthur du premier au Châtelet en 1995 mis en scène par Graham Vick et de sa Rodelinda du second en 2002 en ce même théâtre mise en scène par Villégier -,  Claudio Monteverdi à Aix-en-Provence et à Bordeaux, tandis qu’il est au pupitre lors de l’entrée en 2003 des Boréades de Jean-Philippe Rameau au répertoire de l’Opéra de Paris, dont il sera rapidement l’un des invités privilégiés pour l’opéra baroque, comme il le sera à l’Opéra-Comique, au Théâtre des Champs-Elysées, au Festival de Glyndebourne et l’Opéra de Zurich, tandis que son compatriote Simon Rattle lui confie à plusieurs reprise l’Orchestre Philharmonique de Berlin. Pédagogue passionné, il enseigne de 1982 à 1995 au CNSMDP, puis à Caen en 2002, et à la Juilliard School de New York où il crée en 2005 le département de musique ancienne, enfin chez lui, à Thiré en Vendée, où il fonde en 2012 et dirige Le Jardin des Voix avec Paul Agnew où il forme de futurs chanteurs professionnels. En 2017, il transmet son patrimoine à la Fondation Les Arts florissants-William Christie qu’il crée dans le but de transmettre aux jeunes générations sa passion pour la musique baroque et les jardins.

William Christie, Les Arts florissants
Photo : (c) Bruno Serrou

Depuis 1995, William Christie et Les Arts florissants entretiennent des relations privilégiées avec la Cité de la musique et la Philharmonie de Paris. Le jeudi 12 janvier 1995, ils participent au concert inaugural de la Cité de la musique dans Les Sauvages des Indes galantes de Rameau, aux côtés de l’Orchestre du Conservatoire de Paris dans l’Adagio de la Symphonie n° 10 de Mahler et de l’Ensemble Intercontemporain dans Renard de Stravinski dirigés par Pierre Boulez, initiateur du projet Cité de la musique. Depuis lors, Christie et les Arts florissants, dirigés par leur fondateur ou par son successeur Paul Agnew, lui-même ex-ténor au sein de l’ensemble, se produisent chaque saison dans toutes les salles de la Philharmonie de Paris. Avant d’intégrer dès 2015 la programmation de la Philharmonie, ils se produisaient régulièrement Salle Pleyel à sa réouverture en 2006 sous l’égide de la Cité de la musique, y donnant oratorios et opéras en version concertante, avant de devenir en janvier 2015 ensemble résident de la Philharmonie, où ils se produisent dans toutes les salles, de la plus petite (l’Amphithéâtre) à la plus grande (la Salle Pierre Boulez), et participent à l’activité pédagogique à l’attention des jeunes professionnels et du grand public et aux côtés des formations résidentes de la Philharmonie (Orchestre de Paris, Ensemble Intercontemporain, Orchestre National d’Île-de-France, Orchestre de Chambre de Paris).

Natalie Dessay, William Christie, Paul Agnew, Les Arts florissants
Photo : (c) Bruno Serrou

C’est donc tout naturellement que la première institution symphonique de France a célébré le quatre-vingtième anniversaire de William Christie, cinq ans après l’avoir fait pour le quarantenaire des Arts florissants. L’atmosphère était chaleureuse en cette journée de grisaille de fin d’automne. Dûment installé, chanteurs et instrumentistes de l’ensemble Les Arts florissants se sont levés en bon ordre pour accueilli leur directeur fondateur, chanteurs solistes intervenants plantés de part et d’autre du podium du chef. Le geste large mais précis, annonçant et soutenant les grands moments d’expression lyrique paume de la main droite levée vers le ciel, mi- sérieux mi- souriant, chantant avec ses choristes comme avec ses instrumentistes, la première partie du programme étant consacrée à des extraits des Indes galantes de Rameau, avec les deux entrées pairs, Les Incas du Pérou et Les Sauvages, la première précédée de l’Ouverture, la seconde de la Chaconne. La soprano Emmanuelle de Negri (Phani/Zima), le ténor Bastien Rimondi (Don Carlos) et le baryton Renato Dolcini (Huascar/Adario) ont rivalisé de musicalité et de connivence pour offrir la plus réjouissante des interprétations de la partition lyrique la plus célèbre de Rameau qui va si bien à Christie et à son ensemble. Autre compositeur avec lequel ils chantent dans leur jardin, Georg Friedrich Haendel, à qui était consacrée la seconde partie du programme. Des extraits de deux ouvrages scéniques, Ariodante (ouverture, deux duos (6 et 44), trois arie (7, 8 et 41) et le chœur final Ognuno acclami) que Christie aborda pour la première fois en 2018, donné ici par Ana Maria Labin (Ginevra), Lea Desandre (Ariodante) et Renato Dolcini (le roi d’Ecosse), et l’aria « Endless pleasure » extraite de l’opéra en trois actes Semele brillamment chantée par Rachel Redmond encadraient l’ode pastorale L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato avec en soliste la soprano Rachel Redmond et le ténor James Way.

Laurent Naouri, Paul Agnew, Les Arts florissants
Photo : (c) Bruno Serrou

Puis ce fut scène ouverte… Message de vœux de Paul Agnew, au nom de tous, les siens mais aussi ceux des Arts florissants et de la Philharmonie et ceux du public qui auront réservé au célébré de longues et chaleureuses ovations, avant de lancer Les Arts florissants dans Puissant maître des Flots acte 3 scène 9 de Rameau, jusqu’à ce qu’apparaisse côté cour du plateau une fine silhouette couronnée d’une longue chevelure blond platine, qui sautillant comme un cabri fit rapidement signe à Paul Agnew qui lança les musiciens des Arts florissants dans le récitatif et air « Che sento ?... Se pieta di me non senti » extrait du deuxième acte de Giulio Cesare de Haendel, qui aura permis de constater que la voix de Natalie Dessay a de fort beaux restes, s’adonnant à d’impressionnantes vocalises que bien des jeunes colorature seraient heureuses d’assumer, avant de laisser la place à son mari, arrivé côte jardin le baryton Laurent Naouri, qui a interprété un extrait du Te Deum de Marc-Antoine Charpentier, avant qu’apparaisse un troisième larron, lui aussi proche de William Christie, le présentateur d’événements sportifs « polyglotte » des chaîne de télévision publiques, Nelson Montfort… qui a fait du Nelson Montfort, pour finir par remarquer le fait que son ami, considéré comme le pape de la musique baroque, porte des chaussettes rouge-cardinal… Pour conclure, Paul Agnew a repris la baguette pour lancer le Happy Birthday de P & M Hill attendu, chanté et joué par la totalité du plateau et repris par la salle entière…

William Christie et Paul Agnew
Photo : (c) Bruno Serrou

Puis le moment de la séparation est venu… Comme pour chercher à retenir le temps, William Christie s’est alors installé sur le devant de la scène de la philharmonie côté jardin, pour saluer en prenant la main de chacun des spectateurs qui passait à sa hauteur pour échanger des mots chaleureux sur la soirée, son anniversaire et exprimant des vœux de retrouvailles lors d’un prochain concert…  

Bruno Serrou

dimanche 15 décembre 2024

Grandiose «Jeanne d’Arc au bûcher» de Claudel et Honegger par le Frankfurt Radio Symphony, les Wiener Singverein et le Chœur d’enfants de l’Orchestre de Paris entourant la brillante Marion Cotillard dirigés avec une intense spiritualité par Alain Altinoglu

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 13 décembre 2024 

Arthur Honegger (1892-1955), Jeanne d'Arc au bûcher. hr-Sinfonieorchester, Alain Altiunoglu, solistes, Wiener Singverein, Choeur d'enfants de l'Orchestre de Paris.  Photo : (c) Bruno Serrou

Succès considérable et réconfortant ce soir de l’oratorio d’Honegger/Claudel Jeanne d’Arc au bûcher à la Philharmonie de Paris par le hr-Sinfonieorchester (Hessischer Rundfunk) - Frankfurt Radio Symphony dirigé avec passion par son directeur musical Alain Altinoglu, avec en tête de distribution Marion Cotillard, qui a excellé en Jeanne-martyre, et Eric Génovèse en Frère Dominique en tête d’une brillante distribution, ainsi que le magnifique chœur des Wiener Singverein et surtout un fantastique Chœur d’enfants de l’Orchestre de Paris. Une soirée particulièrement prenante 

Arthur Honegger (1892-1955), Jeanne d'Arc au bûcher. Alain Altinoglu, Marion Cotillard, hr-Sinfonieorchester.  
Photo : (c) Bruno Serrou

Le 4 mars 2015, l’Orchestre de Paris dirigé par Kazuki Yamada donnait dans sa salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris une grandiose production venue du Japon de l’oratorio dramatique en un prologue et onze scènes d’Arthur Honegger et Paul Claudel Jeanne d’Arc au bûcher. Il s’agissait d’un véritable spectacle avec une scénographie conçue par Sigolène de Chassy pour le décor et par Colombe Lauriot Prévost pour les costumes, le premier spectacle en tant que tel présenté dans l’enceinte de la Philharmonie, déjà avec Marion Cotillard dans le rôle de la Pucelle d’Orléans (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2015/03/lintense-jeanne-darc-au-bucher-de.html).

Arthur Honegger (1892-1955), Jeanne d'Arc au bûcher. hr-Sinfonieorchester, Alain Altiunoglu, solistes, Wiener Singverein, Choeur d'enfants de l'Orchestre de Paris.  A gauche, les chefs de choeur  Johannes Prinz et Richard Wilberforce serrant la main d'Alain Altinoglu. Photo : (c) Bruno Serrou

Commande d’Ida Rubinstein (1885-1960), danseuse, diseuse, tragédienne, mécène et icône de la Belle Epoque pour qui il avait déjà écrit plusieurs partitions, dont deux mélodrames sur des poèmes de Paul Valéry, hybrides de ballet, d’oratorio et de cantate scénique (Amphion et Sémiramis), Jeanne d’Arc au bûcher est le premier fruit de la collaboration d’Arthur Honegger avec Paul Claudel, alors ambassadeur de France à Bruxelles, qui donnera peu après, dans le domaine de l’oratorio, la remarquable Danse des morts en 1938. Choisissant d’aborder le drame de la Pucelle d’Orléans brûlée vive à l’épreuve de la sainteté, Claudel achève son texte au début du mois de décembre 1934, et Honegger sa partition fin août 1935. L’œuvre est donnée avec de petits effectifs instrumentaux le 29 octobre suivant chez sa commanditaire, avant que l’orchestration soit achevée le 24 décembre, tandis que la première publique sera donnée le 12 mai 1938 à Bâle sous la direction de Paul Sacher, avec Ida Rubinstein dans le rôle de Jeanne - la création scénique est donnée à Lyon le 4 juillet 1941. Le sujet, le sacrifice d’une jeune femme portant la France à résister contre l’envahisseur anglais et leurs affidés caricaturés à travers des personnages transformés en animaux dérisoires dont elle sera la victime sacrifiée sur l’autel de la politique, allait participer au succès de cet oratorio dramatique allégorique dans les années de Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation nazie.

Arthur Honegger (1892-1955), Jeanne d'Arc au bûcher. hr-Sinfonieorchester, Alain Altiunoglu, solistes, Wiener Singverein, Choeur d'enfants de l'Orchestre de Paris.  Photo : (c) Bruno Serrou

Découpé en onze scènes précédées d’un prologue ajouté en 1944 qui fait le lien entre la résistance contre l’Anglais et celle contre l’Allemand à cinq siècles de distance, le livret, mêlant spiritualité, gravité, humour et dérision, se présente sous forme de flash-back. Jeanne, mourante sur le bûcher « telle un cierge », voit défiler sa vie devant ses yeux. Avant l’épreuve ultime du feu, elle s’interroge sur le sens et l’utilité de son existence. Saint Dominique (ici Frère Dominique) se présente à elle comme envoyé du ciel et lui fait le récit de sa vie.  Dominique parcourt avec elle le livre de son passé qui se déploie à revers de sa chronologie, le procès de Rouen, l’arrestation à Compiègne résultant de tractations entre puissants, le couronnement de Charles VI à Reims, l’enfance de Jeanne. Puis, retrouvant le sens de sa vie dans sa foi en Dieu et en l’Amour, Jeanne revit son martyre et se laisse porter par les flammes vers la délivrance dans la mort et la sainteté. L’orchestration d’Honegger suscite des couleurs particulièrement évocatrices, grâce notamment à trois saxophones, deux ondes Martenot, deux pianos et l’absence de cors.

Arthur Honegger (1892-1955), Jeanne d'Arc au bûcher. hr-Sinfonieorchester, Alain Altiunoglu, solistes, Wiener Singverein, Choeur d'enfants de l'Orchestre de Paris.  A droite d'Alain Altinoglu, Marion Cotillard  tenant la main d'Eric Génovèse. A gauche d'Alain Altinoglu, Ilse Eerens et Isabelle Druet. Photo : (c) Bruno Serrou

Sous la direction magistrale d’Alain Altinoglu, fondant en une somptueuse entité drame, onirisme, spiritualité, universalité, reflet de la réflexion d’un chef devenu maître du temps, de l’espace, de l’intensité théâtrale et scénique, Jeanne d’Arc au bûcher a atteint une dimension universelle par le biais d’une humanité douloureuse mais pleine d’espérance et de lumière intérieure. L’orchestre hessois s’est imposé par la beauté fusionnelle de ses sonorités, la plastique irradiante des timbres d’une richesse extrême de ses pupitres, la ferveur spirituelle de tous les intervenants de cette interprétation souveraine. Le discours coule de source, sans aucune rupture d’intensité, bien au contraire. Le chef français a indubitablement une compréhension aussi forte qu’intime de l’univers à la fois claudélien et honeggerien, une foi irradiante qui se reflète dans sa conception globale de l’œuvre entière, mêlant profondément texte et musique, émotion, révolte, ardeur, sérénité, accablement, espérance dont il émane une émotion constante. Le visage rayonnant d’Altinoglu emplit d’une lumière intérieure quasi métaphysique l’équipe entière dont il émane la plus touchante ferveur. Equipée de micros, les récitants sont sur une autre planète que les musiciens, chanteurs solistes, chœur et orchestre confondus, mais comment pouvait-il en être autrement pour que leurs voix passent la « rampe » qui était derrière eux. Il n’empêche que leur participation aura été remarquable, à commencer par celle de l’actrice productrice de cinéma Marion Cotillard, qui a fait sien le personnage de Jeanne-la-Pucelle, du moins dans l’oratorio d’Honegger et Claudel qu’elle a interprété pour la première fois en 2005 à Orléans et qu’elle reprendra un peu partout dans le monde, à Barcelone en 2012, à New York en 2015, année où elle le fut également à la Philharmonie de Paris, au point de vivre carrément le texte qu’elle expose dans une langue impeccable qui la conduit à l’exprimer avec une force spirituelle inouïe dans les temps où le christianisme est globalement moqué - l’étonnant est qu’au moment de la réouverture de la cathédrale Notre-Dame de Paris, personne n’ait jugé bon dans les médias d’évoquer la révélation que le poète diplomate a reçue en s’appuyant contre un pilier de l’édifice archiépiscopal, alors même qu’une caméra s’est attardée sur la plaque commémorative scellée dans la pierre de la colonne. Autre personnage central que l’on a plaisir à retrouver neuf ans plus tard dans le même rôle, Frère Dominique, le comédien sociétaire de la Comédie-Française Éric Génovèse, interprète idéal du saint descendu du ciel pour lire à Jeanne de Domremy le livre de sa vie. Parmi les interprètes-solistes, onze intervenants, dont deux narrateurs, les acteurs Benjamin Gazzeri et Jean-Baptiste Le Vaillant, et neuf chanteurs dont il convient de saluer la performance, la soprano belge Ilse Eerens en Vierge Marie, la mezzo-soprano Isabelle Druet en Marguerite, la mezzo-soprano Svetlana Lifar en Catherine, les ténors Julian Dran et Wolfgang Adler et la basse Nicolas Courjal. En lieu et place du Chœur de l’Orchestre de Paris en 2015, la phalange de la radio de la Hesse est venue à Paris avec le chœur de renommée universelle, le légendaire Wiener Singverein, également connu sous le nom de Chœur des Amis de la musique de Vienne forgé par Johannes Brahms, et qui compte actuellement quelques deux cent trente membres dirigés depuis 1991 par Johannes Prinz et qui s’est confirmé à la hauteur de sa réputation. Mais le plus remarquable de cette mémorable soirée aura été la prestation passionnée, saisissante d’engagement et d’unité du Chœur d’enfants de l’Orchestre de Paris créé voilà dix ans par Lionel Sow et qui réunit une centaine de chanteurs âgés de 9 à 14 ans aujourd’hui dirigés par Richard Wilberforce, chef du Chœur de l’Orchestre de Paris depuis septembre 2023.

Bruno Serrou

 

 

Bons baisers de Russie, «Fedora» de Giordano remarquablement campé à Genève par le couple franco-polonais Aleksandra Kurzak - Roberto Alagna

Suisse. Genève. Grand Théâtre. Jeudi 12 décembre 2024 

Umberto Giordano (1867-1948), Fedora. Aleksandra Kurzak (Fedora), Roberto Alagna (Loris)
Photo : (c) Carole Parodi

Larmes, trahisons, assassinats, espionnage, kompromat poutinienne, Fedora (1898) d’Umberto Giordano au Grand Théâtre de Genève voit son intrigue complexifiée et actualisée par le metteur en scène Arnaud Bernard dirigé avec acuité par Antonio Fogliani et porté avec conviction par le couple Roberto Alagna / Aleksandra Kurzak entouré de Simone Del Savio, Mark Kurmanbayev et Yuliia Zasimova. La longue séquence du meurtre à l’origine de l’intrigue et les deux autres amorces d’actes qui plantent les actions sont trop intrusives et déséquilibrent l’opéra dans les rapports temps/action/musique 

Umberto Giordano (1867-1948), Fedora (prologue). Roberto Alagna (Loris)
Photo : (c) Carole Parodi

Plus connu par son seul nom que par sa musique, classé parmi les « véristes », le compositeur italien Umberto Giordano (1867-1948) reste aux yeux du public lyrique épris de bel canto pour l’essentiel comme auteur d’Andrea Chénier créé à la Scala de Milan en 1896 mais qui ne fit son entrée à l’Opéra de Paris qu’en décembre 2009. C’est en 1898 qu’il s’attèlera à Fedora, opéra en trois actes sur un livret d’Arturo Colautti (1851-1914), signataire du libretto d’Adriana Lecouvreur pour Francesco Cilea, adapté du drame éponyme de Victorien Sardou (1831-1908) conçu en 1882 pour Sarah Bernhardt qui en fit l’un de ses rôles favoris. Créé le 17 novembre 1898 au Teatro Linco de Milan, ce sera le second grand succès du compositeur, après Andrea Chénier.

Umberto Giordano (1867-1948), Fedora. Aleksandra Kurzak (Fedora)
Photo : (c) Carole Parodi

L’action, qui se situe dans les années 1870, successivement à Saint-Pétersbourg, à Paris puis à Gstaad, est digne d’un James Bond. Le prince russe Vladimir Yariskine est assassiné la veille de son mariage avec la princesse russe Fedora, qui jure de venger son fiancé. Sur les traces du coupable, elle arrive à Paris, où elle fait la connaissance du peintre Loris, un compatriote, dont elle tombe amoureuse. Or, il s’agit du meurtrier qu’elle recherche, et elle n’hésite pas à le dénoncer à la police russe dans une lettre. Arrivée en Russie, cette dénonciation déclenche l’arrestation du frère de Loris, comme complice du crime, mais le jeune homme se noie en prison à la suite d’une crue de la Neva qui a envahi sa cellule. La mère des deux trépassés meurt de chagrin, ce qui amène Fedora à découvrir que le peintre avait été gravement offensé dans son honneur par le prince, c’était l’amant de sa femme, il les avait surpris ensemble. Dans l’échange des coups de feu, Loris avait été blessé et le prince Vladimir avait perdu la vie. Fedora, désespérée, avale le poison contenu dans une croix que lui avait offerte son mari la veille de leurs noces… Digne d’un scenario de film d’espionnage, cet ouvrage a conduit le metteur en scène à construire son propos dans une atmosphère digne de Bons baisers de Russie, épisode de James Bond réalisé en 1963 par Terence Young.

Umberto Giordano (1867-1948), Fedora 
Photo : (c) Carole Parodi

Telle que présentée à Genève, Fedora ne laisse pas la part belle à l’expression de la musique. La production ajoute en effet quantité de plages de mises en situation, dès le début de l’ouvrage qui se présente tel un prologue atrophié avec sa scène de lit excessivement développée qui conduira à ce qui s’avèrera être un double meurtre à l'origine de l'ensemble de l'intrigue qui va suivre... A vouloir transposer une action de la Russie tsariste en pleine déliquescence à celle de Staline qui permet d’évoquer celle de Poutine, l’on finit par perdre le public, qui se demande rapidement s’il s’agit bel et bien d’un spectacle lyrique ou de cabaret, avec cette grande ombre blonde en soutien-gorge et culotte noirs mimant l’amour avec une autre ombre mâle qui finit par recevoir une balle dans la tête tandis que la femme se fait courser par l’assassin dans les coursives d’un hôtel de passe de luxe. Après cette interminable « mise en situation » qui fait intervenir tant de silhouettes que l’on en perd le fil du drame, la musique finit par se faire entendre. Une musique d’un lyrisme exacerbé, très marquée Italie du tournant des XIXe et XXe siècles, vériste et larmoyante à souhait mais bien orchestrée et faisant mouche à chaque fois qu’il s’agit de tirer le maximum des glandes lacrymales du public. Tant et si bien que ce qui est donné à entendre et ce qui est montré forme souvent hiatus, au risque de perturber l’attention de l’auditeur-spectateur, tandis que la véritable amorce de l’opéra est dans le projet du compositeur et de son librettiste une courte agonie de Vladimir, le fiancé de Fedora, dont il s’avèrera finalement que l’assassinat a été perpétré par le Comte Loris Ipanov, devenu dans l’intervalle l’amant de la Princesse Fedora. Bref, une intrigue alambiquée et pour le moins tirée par les cheveux, qui eut pourtant son heure de gloire au théâtre au point d’inspirer un opéra…

Umberto Giordano (1867-1948), Fedora. Roberto Alagna (Loris), Aleksandra Kurzak (Fedora)
Photo : (c) Carole Parodi

Surtout que s’y ajoute un nombre conséquent de personnages satellites qui ne cessent d’espionner les moindres faits et gestes des deux protagonistes centraux et de leurs proches selon les méthodes du FSB poutinien, héritier du KGB stalinien de sinistre mémoire dont les méthodes font depuis au moins deux ans la une des médias. La luxueuse scénographie (décors et costumes) de Johannes Leiacker fort bien éclairés par Fabrice Kebour, dessine clairement les trois lieux du drame, le riche salon d’un palais pétersbourgeois, un living huppé d’un hôtel particulier parisien, et l’opulent hall d’un palace des Alpes bernoises que fréquentaient assidûment la diaspora russe, quelle que soit l’époque. Le metteur en scène Arnaud Bernard concentre sa dramaturgie sur les deux personnages principaux, la Princesse Fedora et le Comte Ipanov, qui sont les seuls êtres à avoir une réelle consistance psychologique et scénique, mus par une véritable direction d’acteur dans laquelle Roberto Alagna et sa femme Aleksandra Kurzak s'expriment librement. Soutenu par un Orchestre de la Suisse Romande de feu avivé par un lyrisme rehaussé par un art raffiné de la nuance par Antonio Fogliani, directeur musical du Festival Rossini de Wildbad et principal chef invité du Deutsche Oper am Rhein de Düsseldorf et Duisburg, le ténor français et la soprano franco-polonaise brûlent les planches par leur éblouissante musicalité, formant un duo dramatique d’une parfaite cohérence, maîtrisant leurs lignes de chant qui s’imposent par leur homogénéité quasi fusionnelle tant les timbres se fondent admirablement l’un dans l’autre, tandis que ni l’un ni l’autre sur-joue son emploi. La mise en scène se focalisant sur leur couple, les autres intervenants sont réduits à la figuration. En effet, leurs interventions ne sollicitent guère l’attention du public, malgré leurs indéniables qualités de chanteurs. 

Umberto Giordano (1867-1948), Fedora. Aleksandra Kurzak (Fedora), Roberto Alagna (Loris)
Photo : (c) Carole Parodi

A commencer par l’amie de la Princesse affublée d’une perruque outrancièrement blonde, la Comtesse Olga Sukarev campée par la pétulante soprano ukrainienne Yullia Zasimova à la voix judicieusement acide, tandis que son amant tenu par le pianiste israélien David Greilisammer est quant à lui accoutré d’une perruque outrancièrement blanche, sans doute pour suggérer un second Liszt. Le baryton Italien Simone Del Savio est un De Siriex au panache certain, tandis que la soprano douaisienne Céline Kot est un touchant petit Dimitri et la basse d’origine serbe Mark Kurmanbayev un arrogant inspecteur de police de Grech. Cantonné à l’acte parisien, le Chœur du Grand Théâtre de Genève participe vaillamment à la réussite musicale de la soirée.

Bruno Serrou