Helmut Lachenmann (né en 1935). Photo : DR
Le plus grand compositeur allemand de
ce début de XXIe siècle, Helmut Lachenmann, a 80 ans ce vendredi 27
novembre 2015. Plus encore que Karlheinz Stockhausen, Lachenmann a une
influence considérable sur la création musicale contemporaine. Un nombre
impressionnant de ses jeunes confrères se réclament de lui. A l’instar d’un
Olivier Messiaen en France ou d’un Franco Donatoni en Italie, Helmut Lachenmann a
formé plusieurs générations de grands compositeurs dans sa classe très
fréquentée de la Musikhochschule de Stuttgart. Sa musique est l’une des plus riches
et obsédantes qui se puisse écouter aujourd’hui. Il ne se contente pas d’adapter les choses,
il les digère vraiment, les comprend, exploitant le moindre accent qu’il peut
trouver. Ce qu’il ne trouve pas lui-même, il ne l’utilise pas. Creusant jusqu’aux
limites du possible les capacités des instruments et de la voix, Lachenmann les dépouille de leurs caractères propres pour les fondre
dans un brouillard de sons et de timbres singulièrement raffiné, usant de tous
les moyens expressifs vocaux et instrumentaux, du bruit de bouche au chant, en
passant par le souffle, le sifflement, le râle, les onomatopées, la parole, le
cluster, la résonance, etc. Cet inventeur hors normes pousse le jeu
instrumental avec une créativité extraordinaire, explorant avec acuité tous les
registres, fondant les timbres, jouant des processus de construction,
déconstruction et transformation avec une dextérité ahurissante, exaltant des
sons inouïs avec une maîtrise foudroyante.
A l’occasion de ses 80 ans, alors qu'aucune institution française n'a pris l'initiative de célébrer cet anniversaire, j’ai choisi de publier ici
deux interviews que Helmut Lachenmann m’a accordées en 1998 dans la perspective
d’un portrait publié dans le quotidien La Croix et d’une série d’émissions
consacrées à la création lyrique contemporaine pour la série les Chemins de la musique de France Culture.
Bruno Serrou
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Helmut Lachenmann (né en 1935). Photo : (c) Kairos Records
Entretien avec
HELMUT LACHENMANN
Bruno Serrou : Né en 1935 à Stuttgart,
vous êtes actuellement considéré comme l’un des plus grands compositeurs
allemands. Comment expliquez-vous que l’école germanique semble désormais
légèrement en retrait dans le monde ? Est-ce une simple impression ?
Helmut Lachenmann : Ce n’est qu’une
impression. Je ne vois pas d’école allemande, mais le caractère des Allemands
est représenté par des jeunes compositeurs, comme Wolfgang Rihm, plutôt que par
moi. Je crois au contraire qu’à l’étranger il y a un certain maniérisme de
styles, « avant-gardoïde », qui risque de devenir plus ou moins
décoratif. C’est en cela que je pense que nous nous sommes fermés aux autres
écoles. Et je crois que les compositeurs allemands sont toujours tentés par les
expériences, retour à la tradition ne voulant pas dire automatiquement
régresser. Il est vrai désormais que l’on trouve chez nous une plus grande
émotion dans quantité d’œuvres, dans ma musique comme dans celle de Heiner
Goebbels qui sera joué avec la mienne à Paris et qui m’a respectueusement
appelé le «dinosaure de l’avant-garde». C’est flatteur pour moi (rires).
J’essaie de maintenir un certain purisme, peut-être, et tout en développant une
expressivité. Je suis un élève de Luigi Nono, avec qui j’ai étudié à Venise
entre 1958 et 1960, et je crois qu’il est l’un des seuls grands musiciens de
l’avant-garde à propos duquel on ne peut dire qu’il est allé en arrière, mais
au contraire il est allé directement dans le désert. Nono est pour moi un
modèle. En fait il m’est très difficile de parler de l’école allemande, car je
ne la connais pas bien. Dieter Schnebel a toujours été préoccupé par la
tradition, la revisitant dans une perspective nouvelle. Retrouver la tradition
ne veut pas dire aller en arrière, mais réfléchir sur la tradition. Je crois
qu’il s’agit d’un concept tout à fait moderne.
B. S. : Aujourd’hui considéré
comme l’un des plus grands compositeurs vivants, vous êtes longtemps resté en
retrait, du moins dans les années soixante...
H. L. : En fait ma musique a
toujours posé des problèmes aux orchestres. Et je n’ai cessé d’écrire pour les
orchestres. J’ai donc toujours senti des résistances, et du coup ma musique n’a
pas beaucoup été jouée, et encore aujourd’hui en France je ne crois pas qu’il y
ait beaucoup d’orchestres disposés à la jouer. Mais une pièce comme Schwankungen am Rand, écrite voilà
vingt-trois ans (1975), n’a pas été jouée plus de trois fois, Air (1968-1969),
ma première partition pour grand orchestre, connaîtra sa cinquième exécution
dans deux semaines à Stuttgart. Ma musique était peu connue. On me connaissait
comme un enfant terrible parce qu’une musique comme la mienne demandait aux
musiciens et aux auditeurs de changer leur mentalité, en les incitant à briser
leurs tabous, ce qui a fait de moi l’auteur d’une Musica negativa, comme le disait Hans Werner Henze à mon propos, en
expliquant « c’est un adorniste qui pense que, après Auschwitz, on ne peut
plus écrire de belle musique mais uniquement dépressive, asymétrique, etc. »
Aujourd’hui j’ai le sentiment que l’on commence peu à peu à saisir la beauté de
cette « musique négative », qui n’est pas négative du tout.
Helmut Lachenmann (né en 1935). Photo : DR
B. S. : N’avez-vous pas le
sentiment d’avoir été marginalisé par l’avant-garde européenne ?
H. L. : Je le crois. Des
compositeurs comme Hans Werner Henze, pour qui j’ai un grand respect, ou comme
Bernd Aloïs Zimmermann, qui était plus âgé, n’ont jamais pu renoncer à la
mentalité symphonique avec toutes ses implications expressionnistes ou
expressives. Les avant-gardistes de l’après-guerre ont rejeté, refusé cette
mentalité symphonique et essayé de créer un matériau plus ou moins pur. Cela
est un purisme dans le sens beau et sans les scories de la vieille atonalité,
si bien que l’on en attend à la fois une musique qui a encore le geste
symphonique et qui a une sorte d’atonalité non contrôlable, ce que je déteste.
Ce n’est pas beau au sens commun du terme, c’est peut-être tragique, voire
catastrophique, mais une musique comme celle de Stockhausen est belle et pure.
Au seuil du XXIème siècle, je crois qu’on accepte cette manière de notre monde.
Je préfère les symphonies de Bruckner ou de Chostakovitch à celles des
compositeurs néo-symphoniques d’aujourd’hui.
B. S. : Plus personne n’ose
écrire de symphonies...
H. L. : En Allemagne beaucoup.
Impossible d’y renoncer. Les orchestres en attendent toujours. Mais les
dinosaures de l’avant-garde dont je suis ont essayé de créer une idée nouvelle
de la musique, pas de faire un vin nouveau dans de vieilles bouteilles.
B. S. : Dans les années 1960 vous
étiez à la marge des mouvements de l’époque, puis, dans les années 1970, vous
avez été critiqué par les tenants de l’avant-garde, et vous avez fini par vous
imposer dans les années 1980 pour devenir un modèle. On a alors volontiers
puisé dans votre pensée, n’hésitant pas à vous imiter. Quelle sensation cela
vous fait-il d’être passé du rejet à la sanctification ?
H. L. : On a toujours été fasciné
par un certain exotisme, les bruits de déformation et toutes sortes de choses
non conventionnelles. On a un peu vu cela chez György Ligeti, davantage chez
Mauricio Kagel. Je ne suis jamais allé plus loin que Kagel, Cage ou Schnebel,
mais je n’ai pas usé de l’exotisme dans un sens surréaliste ni dans un sens
expressionniste. J’ai essayé de concevoir une musique nouvelle avec du matériau
apparemment agressif, alors qu’il s’agit d’un matériau plus serré. Les gens
pensent me suivre en grattant l’archet derrière le chevalet et que faire ainsi
des bruits est une façon de critiquer la société. On a fait de moi un saint
moraliste qui critique la société en écrivant une musique agressive. Et c’est
un grand malentendu. Je crois que nous avons affaire à beaucoup de jeunes
compositeurs qui ne savent pas que faire du vieil intervalle (rires). Il est
toujours plus facile de faire des bruits parce que l’on pense avoir en ce
domaine des terres encore plus ou moins vierges. C’est une erreur. C’est
pourquoi je suis maintenant non pas en train de revenir en arrière mais de me
servir des intervalles et de tous ces moyens non exotiques ou extraterritoriaux
parce que le problème, l’idéal ce n’est pas de nouveaux bruits, de nouveaux
sons ou de nouvelles manières d’écoute. Nono dans sa pensée, dans le Prometheo, les intervalles sont devenus
des choses tout à fait archaïques, extra civilisées par une technique de
composition qui ne rend pas cette musique figurative, contrairement à ce qui se
fait davantage en France. Les compositeurs français sont plus volontiers
figuratifs, écrivant une musique avec beaucoup d’élégance, de fioritures, tout
est beau, cela sonne merveilleusement, c’est un peu extérieur – je ne dirai pas
cela de Boulez, qui est profond –, mais ce geste est pour moi limité. Nono m’a
toujours dit «Voilà les Français ils composent toujours pour Louis XIV, un
Louis XIV qui écoute de la musique au lieu d’aller à la chasse», la musique
devenant ainsi à la fois plaisir et une sorte de sacrifice. J’ai pour ma part
du respect pour les compositeurs français parce qu’ils possèdent un vrai
métier. La grande différence avec nous, c’est que chez nous il y a toujours
risque d’un grand dilettantisme. Un certain nombre de mes amis français, qui
ont entendu de la musique allemande d’aujourd’hui me disent que «cette musique
n’est pas exportable, en France ou en Belgique on rirait de cette façon de
composer». Nono, en allant dans le désert où rien n’a été préparé, n’a pas eu
au fond de métier, parce que, dans le désert, on essaie de survivre, on ne
pense pas à la prochaine action que l’on va faire. Dans la même façon, les
jeunes allemands cherchent d’autres mondes, et le problème est que dans les
autres mondes il n’existe pas de métier préétabli. Il faut chaque fois chercher
du nouveau, le développer. Du coup ils se permettent de faire des choses tout à
fait directes, sans art. Cela m’impressionne beaucoup. D’autres, comme Wolfgang
Rihm préfèrent se fondre dans un moule.
Helmut Lachenmann (né en 1935). Photo : DR
B. S. : Mozart aussi s’est fondu
dans un moule...
H. L. : Mozart a su changer, et
il était dans une toute autre situation. A la toute fin de sa vie, sa musique
est tout autre. D’aucuns disaient en son temps que cette musique est belle mais
trop intellectuelle, et ses grands concertos pour piano n’ont guère eu
d’auditeurs pendant de longues années. Ce qui signifie qu’il y avait quelque
chose de nouveau dedans, peut-être pas comme chez Schönberg ou Webern, mais au
moins a-t-il dérangé.
B. S. : Vous enseignez à la
Musikhochschule de Stuttgart, mais aussi dans des master classes comme
Acanthes, l’été prochain, ou l’Ircam. Comment concevez-vous la pédagogie ?
H. L. : D’un élève valant la
peine d’être enseigné j’attends d’abord qu’il me donne quelque chose. Je crois
que c’est ainsi qu’il commence à apprendre, parce je ne peux enseigner, je veux
seulement être un partenaire de discussion, critique, et je peux réagir avec ma
mentalité. En fait, je suis tout à fait jaloux, et il n’a jamais été question
pour moi de créer une sorte d’école lachenmannienne.
Des confrères me disent «tes élèves écrivent comme toi !». Je leur réponds que
«mes élèves sont les seules personnes que je peux empêcher de m’imiter ! Seuls
le font les élèves des autres compositeurs qui, qui n’ont rien que l’on puisse
imiter. Donc, ce n’est pas mon problème» (rires).
B. S : Travaillez-vous
l’électroacoustique que vous avez étudiée au studio électronique de
l’Université de Gand en 1965 ?
H. L. : Je suis électrophobe
(rires). L’électroacoustique me fascine mais j’ai des problèmes avec. Mes
pièces sont toujours travaillées avec une énergie directe. Un pizzicato, par
exemple, est une énergie directe, mais en informatique le son passe
obligatoirement par un haut-parleur. C’est donc toujours seulement la masse
électrique qui est présente. Ces sons qui passent par les haut-parleurs sont
sans secrets. Ils seraient intéressants comme objets acoustiques et
énergétiques. C’est pourquoi j’ai fait une pièce électronique en 1965 qui a
beaucoup compté pour moi, et je demande à tous mes élèves d’aller dans les
studios pour apprendre. Mais pour ce qui me concerne j’hésite, et je pense ne
pas changer mon caractère ni ma phobie. On verra.
B. S. : Et la transformation du
son acoustique en temps réel ?
H. L. : Certaines pièces
m’impressionnent, particulièrement celles de Philippe
Manoury, par exemple Jupiter pour
laquelle j’ai beaucoup de respect. Mais Manoury a une incroyable expérience en
la matière, et j’aurai dû commencer il y a cent ans pour acquérir une telle
virtuosité.
B. S. : Votre préoccupation de
compositeur n’est pas tellement la forme ou le fonds mais le son lui-même.
L’électroacoustique permis de découvrir des sons inouïs. Pourquoi ne pas avoir
travaillé dans ce sens ?
H. L. : Je fais une typologie des
sons, et cette typologie commence avec des applications tout à fait simples et
se termine avec des sons complexes qui ont déjà la dimension d’une forme
caractéristique. Ce qui m’intéresse c’est la forme comme résultat d’une idée
sonore. Un son naturel est comme un corps, un son émanant d’un haut-parleur est
comme une photographie. Si l’on peut avec ce dernier faire des choses dans
l’espace, mais le son lui-même n’a pas la présence d’un simple son de violon.
B. S. : Étudiant à la
Musikhochschule de Stuttgart de 1955 à 1958, vous avez eu pour professeur de
théorie et de contrepoint un compositeur néobaroque, Johann-Nepomuk David. Vous
avez donc été baigné dans votre jeunesse dans la polyphonie médiévale et
renaissance. Cela se retrouve-t-il dans votre création ? Entre Nono et la
Renaissance y a-t-il eu des liens ?
H. L. : J’ai étudié Josquin
Desprez, Palestrina, Ockeghem, et j’ai toujours perçu que cette pureté disons
acoustiquement abstraite a suscité une expérience sonore immense, beaucoup plus
grande que les musiques de Telemann ou de Bach, qui ont d’autres dimensions.
David était un contrapuntiste vraiment fanatique, ce qui était sa limite. A
l’époque il était déjà âgé, même s’il l’était moins que je le suis maintenant.
Il a aussi commenté avec grand amour l’impressionnisme. Il n’analysait pas
seulement Josquin mais aussi Debussy, et j’ai pu saisir avec intérêt les
relations directes de la musique Renaissance avec des musiciens comme Debussy
et Ravel.
Helmut Lachenmann testant le jeu sur le dos du violon d'Irvine Arditti, hilare. Photo : DR
B. S. : Vous semblez apprécier
Pierre Boulez.
H. L. : Je l’aime beaucoup, bien
qu’il soit différent de Nono. Nono a certainement compris que la musique de
Boulez n’était pas décorative du tout. Disons qu’il s’agit d’une musique
ornementale, mais l’ornement est une chose magique, plus profonde que le seul
décor. Des pièces comme Pli selon pli
ou Rituel in memoriam Bruno Maderna sont
bien plus que de la virtuosité, et je ne veux pas y renoncer. Ce n’est pas mon
écriture, et je ne sais pas si Boulez n’a jamais entendu ma musique, mais nous
nous connaissons et il m’a toujours respecté.
B. S. : Comment se fait-il que
l’on vous voie si peu en France ?
H. L. : Le Festival d’Automne a
donné plusieurs fois ma musique, l’Ensemble Intercontemporain m’a commandé Mouvement. Mais, si la pratique
instrumentale en France n’était pas encore prête pour ma musique, je crois que
mes meilleurs disques sont français.
B. S. : N’est-ce pas aussi un peu
de votre faute ? Vous composez, mais ne dirigez pas, ne vous mettez pas au
piano.
H. L. : J’ai parfois enregistré
ma musique, mais je ne suis pas bon pianiste et ne peux diriger.
B. S. : Ecrivez-vous beaucoup ?
H. L. : Non. Il m’a fallu sept
ans pour achever mon opéra, Das Mädchen
mit den Schwefelhölzern (La jeune fille aux allumettes) d’après Hans
Christian Andersen. J’ai fait d’autres choses pendant ce temps-là, mais si j’ai
terminé l’ouvrage en 1996, depuis lors j’écris une autre partition qui sera
jouée l’an prochain et j’ai pu finir une pièce pour piano. C’est tout ! Je dois
me contrôler, j’ai besoin de temps, mais je n’ai jamais besoin de me battre
pour écrire. J’aime travailler, mais je ne suis pas très productif.
B. S. : Jetez-vous beaucoup ?
H. L. : Je ne jette rien, mais
recommence souvent. J’ai recommencé onze fois le début de mon opéra, et j’ai
mis six ans pour en arriver à bout.
B. S. : Depuis quand
composez-vous ?
H. L. : J’ai vraiment commencé à
vingt ans. Mais il y a chez moi de grandes ruptures, contrairement à la plupart
de mes confrères qui commencent enfant et se développent peu à peu. Ma première
grande rupture s’est faite que je suis allé chez David. Toutes les pièces que
j’ai écrites avant sont rangées dans une armoire, et personne ne les connaît.
Avec David j’ai composé quelques partitions, que j’ai détruites après avoir
travaillé avec Nono. Mon opus 1 date je crois de sept années après mes études
avec Nono. Intérieur I remonte à
1966-1967. On peut donc dire que j’écris depuis mes vingt ans mais, au fond,
j’ai commencé à trente.
B. S. : Combien votre catalogue
compte-t-il d’œuvres officiellement ?
H. L. : Une quarantaine, mais ce
sont de longues pièces. Chacune d’elles vaut dix partitions moyennes. Anton
Bruckner n’a laissé officiellement que neuf symphonies, probablement il a écrit
chaque fois la même symphonie (rires). Rihm a déjà signé près de 400 pièces, et
il se souvient de chacune. Cela ne veut pas dire pour autant que ce sont des
pièces superficielles. Je cherche pour ma part chaque fois quelque chose de
nouveau. C’est pourquoi je pense qu’il n’existe pas chez moi deux pièces qui se
ressemblent, qui soient jumelles. J’essaie constamment de faire tabula
rasa, mais c’est subjectif. Mes œuvres achevées sont comme des traumas dont je dois éviter l’écriture.
Ecrire une pièce qui n’engendre pas un nouveau monde, cela ne vaut pas la
peine.
B. S. : Vous êtes comme Schönberg
et Webern !
H. L. : Et Berg... Les trente
premières œuvres de Stockhausen sont toutes différentes les unes des autres.
Sans doute a-t-il eu lui aussi le même problème que moi, cette volonté de créer
une nouvelle musique.
B. S. : Auteur de l’opéra la Petite fille aux allumettes, créé à l’Opéra de Hambourg en janvier 1997
quelle est votre conception du théâtre lyrique ? Vous situez-vous dans
ligne de Karlheinz Stockhausen ?
H. L. :
Licht est un grand concept d’un travail avec tous les paramètres de la
perception. Ce qui, pour moi, est une grande utopie. C’est pourquoi Stockhausen
travaillait parfois avec des moyens qui ne craignaient pas d’être régressifs,
pour faire une sorte de globalité. Ce qui est surréaliste, utopique… Vraiment,
il y a des dans son cycle des sept jours des situations dans lesquelles les
personnes parlent, font des choses discursives. Par exemple Michael… C’est
toujours la musique qui domine tout, mais les autres éléments interfèrent, même
s’ils appartiennent toujours à la musique. Si vous écoutez une symphonie de
Mahler, qui n’a pas écrit d’opéra, elles sont emplies d’action, de drame, dans
un sens pas seulement philosophique, mais aussi dans le sens des émotions. Dans
ma musique, il n’y a pas d’émotion, et je ne suis pas Mahler du tout. Mais
Mahler a dit un jour qu’il ne fait pas d’opéra parce que dans sa musique, il
faut tout oublier. Dans la mienne, il faut se rendre compte de toutes ces
possibilités de perception. Après avoir assisté à un opéra d’un compositeur
contemporain, quelquefois je ne me souviens plus de la musique, ni de rien d’autre
d’ailleurs, si ce n’est peut-être de la mise en scène. Mais après Cosi fan
tutte de Mozart ou Tristan et
Isolde de Wagner, je suis plein de musique.
Helmut Lachenmann à sa table de travail. Photo : DR
B. S. : Que
représente pour vous l’opéra ?
H. L. : L’opéra est pour moi un vrai
problème, parce que j’insiste sur le fait que la musique est quelque chose de
tout à fait pur : elle est là pour être entendue et pas pour accompagner
des émotions ou une histoire. Mais, comme tout le monde, en entendant de la
musique, je crois toujours qu’il y aura des images dans ma tête. Alors je peux
imaginer qu’il y a des images qui répondent à cette image intérieure. Et je
n’aurais pas pu m’attacher à une histoire autre que La Petite fille aux
allumettes, d’abord parce que ce texte m’a permis de créer une situation je
dirais « météorologique », avec le froid, la neige, le soir, toutes
ces choses de notre environnement naturel. C’est la situation d’un être humain
hors de la société, qui doit essayer de trouver son bonheur, sa chaleur, toutes
les choses habituelles pour nous, auxquelles elle ne peut pas participer, et en
plus elle doit vendre quelque chose que personne ne veut acheter. Elle est tout
à fait seule, elle a froid. Et dans cette situation-là, elle a sa propre
hallucination : elle consomme la marchandise qu’elle est censée vendre, les
allumettes. Et cette situation renvoie à l’artiste qui se doit d’aller plus
loin que la société, avec les standards de la société. Et en même temps,
l’histoire elle-même m’offre une situation qui aide l’auditeur à percevoir avec
tous ses sens. Dans ce cas-là, le sens de l’ouïe est intégré aussi avec le sens
du voir, du penser, de l’imagination. Cet
opéra pourrait être joué comme un oratorio, c’est-à-dire sans mise en scène.
Mais Tristan aussi, et j’ai déjà entendu Wozzeck sous forme
concertante, ce qui est merveilleux, car
quelquefois la mise en scène dérange toute la perception ! Pour moi,
c’était vraiment une chose très importante d’avoir la lumière, et ce que
j’appelle la situation météorologique : l’œil, qui est toujours actif en
écoutant de la musique, est aussi occupé et fasciné d’une manière qui vraiment
devrait aider à la perception
structurelle. J’avais appelé mon opéra un spectacle de perception.
Recueilli par Bruno Serrou
Paris-Stuttgart, les 3 novembre et 9 décembre
1998