Patrick Gallois (né en 1956).Photo : DR
En décembre
1996, je rencontrais le flûtiste Patrick Gallois pour une interview commandée
par Radio France pour le magazine aujourd’hui disparu, Mélomane, émanation de la Direction de la musique animée à l’époque par Claude
Samuel. Vingt-deux ans après sa première parution, et alors que Patrick Gallois s'est tourné vers la direction d'orchestre, comme nombre de ses confrères flûtistes, tout en continuant à se produire comme flûtiste, je prends l’initiative de
publier de nouveau cet entretien, cette fois dans son intégralité, car le musicien y aborde l’instrument dont il est l’un des grands virtuoses de notre
temps, ses qualités mais aussi ses défauts, les différences entre le métal et
le bois ou l’ébène, entre l’instrument baroque, romantique et contemporain,
ainsi que le riche répertoire de la flûte, l’instrument étant le plus ancien puisqu’il remonte à la préhistoire, et la création contemporaine, ainsi que ses
relations avec ses confrères et avec les compositeurs de notre temps.
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Patrick Gallois. Photo : DR
Bruno Serrou : Qu’est-ce qui vous a
conduit à choisir la flûte ?
Patrick
Gallois :
(Rires) ... Parce qu’il s’agit d’un instrument qui ne se travaille pas. On sait
ou on ne sait pas en jouer ! Le violon se travaille. A quatre ans, je jouais
dans les champs où j'étais très heureux. J'ai choisi la flûte à cause du son.
Un jour, je l'ai entendu derrière une porte. Mon père souhaitait que je fasse
de la trompette. Je suis né dans une famille de musiciens amateurs, comme
beaucoup de familles du nord. J’allais deux fois par semaine à la fanfare
municipale. C’est une chose que l’on a perdu, mais qui repart. Je suis allé
remettre voilà quelques jours la médaille de soixante-dix ans de présence dans
l’harmonie municipale à mon premier professeur de flûte qui était peintre en
bâtiment. C’était très impressionnant de retrouver tous les gens avec qui j’ai
commencé à faire de la musique. J’ai débuté la flûte à neuf ans. Il faut
attendre d’être assez grand pour aborder cet instrument. Je ne vois pas
l’intérêt de commencer tôt. Avant, je jouais du pipeau, notamment à l’école. Mais
la flûte joue toujours faux, et il n’y a rien de plus faux qu’une flûte. Il est
bon de le savoir, car cela permet de
jouer juste !
B. S. : Dans votre jeunesse, il n’y
avait pas encore de bagarres entre les flûtes baroques, les flûtes modernes,
les flûtes à bec, les flûtes traversières, etc.
P. G. : Cela a commencé à l’époque,
mais je les ai subi de plein fouet quand je suis sorti du conservatoire, à 18
ans. Que peut-on faire dans un orchestre aujourd'hui ? Tous les orchestres ont
la même formation. Ce sont toujours des orchestres de type Mahler. Et, dans le
fond, ce sont des orchestre de musées, puisque Mahler c’est du musée, au même
titre que la musique baroque. On a même presque perdu la manière de jouer. On a
gardé les contacts avec les musiciens viennois qui ont connu Mahler, mais ils
sont tous morts depuis longtemps.
B S : Oui, mais ils ont
enseigné, transmettant ainsi la tradition...
P G : ... Oui, mais c’est
vraiment du musée, presque autant que Karl-Philip-Emanuel Bach.
B S : En ce cas, que faut-il
donc faire ?
P G : Je pense qu’un musicien
doit savoir pourquoi il veut le devenir, pourquoi il veut être ou non dans un orchestre,
pourquoi il veut se consacrer à tel ou tel type de musique. Les orchestres tels
qu’on les vit actuellement n’osent plus jouer Mozart, et n’aiment pas la
musique contemporaine. Alors, où va-t-on ? Ce qui fait que leur répertoire se
limite à cinquante ans d’histoire de la musique ! De Schumann à Mahler. Je
pense que l’avenir est aux gens qui décident de jouer quelque chose et qui
savent pourquoi ils le font. S’ils l’ont choisi, tant mieux pour eux. Pour ma
part, j’ai quitté l’orchestre parce que je voulais comprendre pourquoi.
B S : Donc, à neuf ans vous
choisissez la flûte...
P G : Je n’imaginais même pas
que l’on puisse en faire un métier. Dans mon village, la flûte n’était qu’un
moyen de m’exprimer. Et quand mon père est décédé, c’est devenu un moyen de lui
parler. J’avais seize ans, mais c’était vraiment... A un certain moment, j’ai
voulu faire de la peinture, puis j’ai songé à la prêtrise, je me suis beaucoup
cherché... La musique est pour moi un moyen de m’exprimer. J’ai besoin de
m'extérioriser, d’aller vers les gens, de faire en sorte qu’il y ait une rencontre,
presque une prière, avec le public, quelque chose qui réunit. Un peu comme
lorsque les gens crient dans le cours d’un match de football, ou dans le cadre
d’une prière.
Patrick Gallois en duo avec Galina Emakova. Photo : (c) Festival Lille Clef de Soleil
B S : Vous disiez que la flûte
est un instrument que l’on ne travaille pas… Est-ce une boutade ?
P G : Non ! Je ne pense pas que
Jean-Pierre Rampal n’ait jamais travaillé sa flûte. Je ne pense pas que les
grands flûtistes n’aient jamais travaillé. C’est sans doute pourquoi les
premiers instrumentistes modernes à avoir tout remis en question sont les
flûtistes, par rapport aux approches baroques et autres styles. Parce que,
justement, on ne peut plus jouer comme avant. On n’a pas de répertoire
romantique, uniquement de la musique contemporaine, et le baroque est pris par
les spécialistes.
B S : Il y a aussi une émulation due
à une énorme concurrence. Les conservatoires forment une quantité incroyable de
flûtistes.
P G : Il est vrai que si l’on
secoue un arbre à Paris, il y a dix flûtistes qui tombent... Mais cette
concurrence ne rend pas les gens intelligents ! Il y a beaucoup de musiciens,
mais ils ne sont pas forcément clairs dans leur tête. Le conservatoire n’apprend
pas à penser. De plus, nous sommes dans une compétition internationale. J’ai
passé la semaine dernière un concours pour enseigner dans une Hochschule
allemande - j’enseigne au conservatoire d’Aulnay-sous-Bois, où je donne des
cours une fois par semaine au moins, mes élèves enseignent tous dans des
conservatoires, et sont dans la vie active du musicien -, parce que je pense
que le système est plus intéressant en Allemagne, car il permet d’enseigner
comme j’en ai envie, pas dans l'optique contrainte d’un conservatoire. Comme il
y a très peu de conservatoires supérieurs en France, on est obligé de dispenser
un type de pédagogie qui ne correspond pas à ce que j’ai envie de faire. Dans les
Hochschule, on peut enseigner comme l’on veut, les gens viennent pour trouver
un enseignant particulier. Il y a moins d’effectifs, ce qui permet de faire en
sorte que les gens puissent s’arrêter et réfléchir, parce que, dans le fonds,
la flûte est devenue complètement internationale. Il est vrai que l’école est
d’abord française, mais... Tous les postes de flûtistes des orchestres allemands
sont occupés par des flûtistes français. C’est pourquoi les conservatoires
allemands commencent à inviter les musiciens français à y enseigner. L’école
française de flûte est un peu comme l’école russe de violon, c’est le summum
d’une façon de jouer. Et quand vous la maîtrisez, vous pouvez faire ce que vous
voulez. Je pense que la langue française colle parfaitement au jeu de la flûte.
Le langage de la flûte est spécifique, et la langue joue un grand rôle dans le
jeu de l’instrument. Au propre, comme au figuré. Le French Kiss...
B S : Comment expliquez-vous
que l’art de la flûte soit essentiellement française ?
P G : Comme je viens de le
préciser, je pense que c’est dû au langage. Au départ, on travaille par
imitation. On l’apprend de la mère, du père, comme on apprend le français. Et
la flûte est quelque chose d’assez clair, de très articulé, de très brillant, de
très rapide. En général, les flûtistes pensent après avoir joué [rires] ! Imaginez
un flûtiste allemand, quand il a fini une phrase, c’est par son verbe. Alors
qu’un musicien français, il y a longtemps qu’il a oublié son verbe. La
virtuosité est la faculté d’élocution. Il est d’ailleurs étonnant que les
Italiens n’aient pas davantage de virtuoses de la flûte.
B S : Ce sont les Allemands qui ont
néanmoins donné l’impulsion à la flûte moderne.
P G : Böhm a appliqué son
système à la flûte tout d’abord. C’était un très brillant horloger-compositeur.
Je joue une vraie Böhm, qui a deux ans. Du moins a-t-elle été construite selon
les plans de Böhm. Les instruments anciens sont des débris. Il faut donc pour
jouer avoir un instrument ancien… neuf. Pour avoir un vrai son d’instrument
ancien, il ne faut pas reprendre un instrument ancien, un instrument de Chopin
ou de Böhm, il faut en reconstruire un d’après les plans originaux pour avoir
un vrai son. Et là, j’ai trouvé un jeune luthier qui m’a refait une vraie flûte
Böhm en bois. Le dernier prototype qu’il va sortir est une flûte en bois avec
un système en quarts de tons. La flûte ne se travaille pas, mais je pense que
l'on a une plus grande responsabilité dans le fait qu’elle ne se travaille pas,
car en engendre une responsabilité vis à vis de la musique encore plus grande.
Comme on a du temps de libre, on a tout le loisir de s'arrêter, de penser, de
regarder. En fait, maintenant je travaille beaucoup !
Patrick Gallois dispensant une master class à Prague en 2016. Photo : (c) ZUS Prelouc
B S : L'âge venant, seriez-vous obligé de travailler ?!
P G : Non, je vous parlais d’imitation. On imite son professeur, puis un
jour on prend sa flûte et on travaille par imitation, on imite le violon, la
chanteuse quand on joue un air d’opéra, on imite le bandonéon quand on fait un
tango, et un jour on lit un texte et on imite ce que l’on entend. Le maximum de
ce que l’on peut tirer de l’imitation, c’est essayer de reproduire ce que l’on
entend dans sa tête. Je reproche beaucoup - ce que je peux comprendre
d’ailleurs - chez certains violonistes de ne pas imiter ce qu’ils ont dans la
tête, de ne pas savoir ce qu’ils ont dans la tête, même de jouer simplement au
premier degré. Les flûtistes, entre les Barthold Kuijken, Frans Brüggen, Aurèle
Nicolet, mais aussi les James Galway, Jean-Pierre Rampal, il est certain qu’il
y a une autre génération.
B S : Vous avez été l'élève de Maxence
Larrieu, Jean-Pierre Rampal. Que vous ont apporté chacun d’eux, y compris ceux
dont vous n’avez pas été l’élève mais que vous admirez ?
P G : Je citerai Aurèle Nicolet, dont
je n’ai pas été l’élève, et que j’ai rencontré pour la première fois il y a
trois ans. Travailler avec Rampal m’a appris la nature avant tout. Il
m’expliquait simplement « Voilà, tu fais ça, et tu vas voir ça va créer
tel effet » - « Et pourquoi ?... » Chaque fois que je lui demandais
« pourquoi », ça l’énervait. Il ne pouvait pas comprendre, et il ne
savait m’expliquer. J’ai passé ma vie à essayer de comprendre
« pourquoi ». Nicolet, justement, m’a donné des solutions, des
réponses. Il est vrai que le plus grand flûtiste est Rampal, et Nicolet est
peut-être moins important, mais sur le plan de l’ouverture à la vie de musicien
Nicolet est plus fort, alors que je n’ai jamais travaillé avec lui.
B S : L’un est un instinctif, l’autre
plus intellectuel...
P G : Peut-être. L’intellect est de
toute façon là pour développer l’instinct. Je pense que l’on est dans une
société où si l’on ne vit que sur notre instinct, on se réveille un jour en
état de manque. Il faut faire en sorte que le premier développe le second. Les
musiciens baroques l’ont compris. Mais ils ne sont pas allés assez loin, à mon
goût. On peut expliquer pourquoi on a pris un jour l’instrument baroque. C’est
d’abord un phénomène de société. Cela a pris grâce à l’enregistrement un essor
considérable et rapide. Comme on avait déjà tout enregistré du répertoire, avec
en plus quantité de versions de référence des grands interprètes, et la
situation des musiciens telle qu’elle est encore aujourd'hui aidant, on se
demandait pourquoi enregistrer ces mêmes œuvres dans des conditions
comparables ? Si je ne peux mieux faire que Rampal, il faut que j’enregistre
différemment. Ce n’est pas chercher l’originalité pour l’originalité, c’est se
chercher soi-même, savoir qui je suis, ce que je dis, ce que je comprends et
que veux-je en faire. Cette situation existe depuis l’après-guerre, parce qu’à
partir du moment où l’on a commencé à enregistrer des disques longue durée, les
gens se sont posé des questions. Un autre phénomène m’a beaucoup intrigué. Je
travaille beaucoup avec Brüggen et les musiciens baroques parce que j’aime leur
faculté d’innovation, leur liberté, leur aptitude à tout changer, à tout
remettre en question du jour au lendemain. Si vous faites dix fois un concerto
de Mozart, aussi beau soit-il, il faut avoir une capacité d’invention énorme ou
avoir une personnalité puissante, comme Rampal, par exemple. Ils sont capables
tous les jours d’être au premier degré, mais si vous prenez un peu de recul,
vous vous dites « bon ça va, je n’ai plus rien à dire ». Je pense que
ce qui est intéressant avec les interprètes baroques est le fait de prendre un
instrument baroque et de se dire « je suis neuf ». Et de prendre un
instrument qui une voix, comme un chanteur, qui peut déformer sa voix pour
obtenir un son baroque.
B S : Vous n’utilisez pourtant que
l’instrument moderne, même si vous possédez une copie d’ancien.
P G : Ce n’est même plus une
copie d’ancien. Ce sera plutôt un outil ultra moderne. C’est un instrument en
quarts de tons. Je vais retravailler sur les tempéraments baroques, et à partir
de cet instrument, essayer de relier toutes les écoles. J’entreprends ce
travail avec des musiciens baroques. Le problème est qu’il y a des gens qui ne
veulent pas se remettre en question, qui n’acceptent pas que l'on puisse
répondre à leur « c’est comme ça »,
« pourquoi cela ne serait-il pas autrement ? » Il faut savoir
se remettre en question, et il n’y a pas plus de novateurs chez les « baroqueux »
que chez les musiciens modernes. L’on ne peut pas non plus embrasser tout un catalogue,
parce que le répertoire baroque est énorme.
B S : Comment expliquez-vous l’abandon
de la flûte par les romantiques ?
P G : Je pense que c'est parce
qu’il s’agit d’un son primaire. La flûte est l’un des tout premiers sons
instrumentaux que l’on rencontre dans toutes les civilisations. C'est pourquoi
les romantiques n’ont pas pu l’intégrer. La famille des violes est morte. La
flûte est le dernier instrument baroque qui subsiste encore. C’est un
dinosaure, à l’instar du cor. Il n’y a pas de mauvaises idées, elles sont mal
exposées. Je pense qu’il y a un manque d’intelligence dans notre métier. Et c’est
général, parce que quand on lit les écrits de Léopold Mozart, il explique déjà
cela.
Photo : DR
B S : En matière de musique
contemporaine, la flûte inspiré une foultitude de partitions. Et il y a en plus
aujourd’hui la flûte midi, qui s’est rapidement développée.
P G : Parce que l’on est revenu
à une base un peu plus naturelle. La flûte, peut être manipulée comme on veut,
un peu comme la voix. Elle est même mieux que la voix, parce que la flûte, si
je la casse, la tords, la triture, je ne vais pas me démolir physiquement comme
je risquerais de le faire avec ma voix. J’ai trouvé voilà cinq jours une
méthode de 1807, méthode officielle du Conservatoire. Il s’y trouve des plans de
gammes avec des glissendi. Je n’ai
jamais vu nulle part, ni chez Léopold Mozart ni après de glissendi à la flûte. Là, il y a carrément tout un tableau. Ce qui est
assez surprenant. Je pense que l’important est d’être curieux. Il suffit de
regarder ce qu’il y a eu avant et tout ce qu’il y a eu après, pour se rendre
compte que la musique contemporaine n’a rien inventé. Le double son existait
avant, au Japon, la flûte de pan, la respiration circulaire dont j’ai mis au
point un système de manière à faire en sorte que tous les flûtistes puissent y
accéder, parce que c’est plus difficile à la flûte que sur tout autre
instrument à vent, je me suis rendu compte que Jacques-Martin Hotteterre le
faisait à vingt ans. La flûte ayant toujours existé, il y a depuis longtemps
des gens inventifs qui ont réussi à faire ce qu’ils voulaient avec. Rendez-vous
compte, l’ancêtre de la flûte est le roseau.
B S : Utilisez-vous toutes les flûtes
?
P G : Je m’arrête à la flûte en sol, après c’est lourd à transporter...
B S : Evoquons un instant votre
expérience de l’orchestre. Votre passage au National a-t-il été important pour
votre carrière ?
P G : Je pense que ce fut un
moment très important. Beaucoup plus que d’avoir remporté un concours
international. D’abord parce qu’en tant que soliste, on échange des sons entre
les différents solistes de l’orchestre, et le chef d’orchestre. Certains
échanges se sont révélés capitaux pour moi, avec Eugen Jochum dans la Cinquième de Bruckner, qui en avait le
facsimile, Leonard Bernstein. Ce furent des chocs. C’était important pour moi,
parce que j’ai « vécu » le répertoire. Mais au bout de sept ans, vous
avez fait tout le répertoire. Il vous faut donc quitter l’orchestre. Sinon, vous
recommencez un cycle. L’intéressant avec un orchestre français est que la flûte
est très présente dans le répertoire, et même dans la musique du XIXe
siècle, il y a de très beaux solos à faire. L’orchestre apprend l’écoute. Je ne
me suis jamais demandé en faisant de l’orchestre si je jouais un solo ou de l’accompagnement.
La musique au sein d’un orchestre avec un grand chef se fait ensemble. Il y a
un groupe de gens qui participent à un même moment musical. Je n’ai jamais imaginé
un solo de flûte comme j’imagine un concerto, et je n’ai jamais imaginé non
plus un accompagnement comme n’étant pas une partie du texte complet. Je ne me
suis jamais posé la question quand j’étais assis dans l’orchestre. Et je pense
que c’est pareil pour les copains. Ils ne se demandent jamais si c’est
secondaire ou si c’est important.
B S : Quand vous étiez à l'ONF, vous
avez travaillé avec Sergiu Celibidache, Leonard Bernstein, Lorin Maazel...
P G : Je suis arrivé à la fin
de Celibidache. Je n’ai donc pas assez travaillé avec lui. Maazel m’a apporté la
compréhension rythmique à l’intérieur d’un texte, l’architecture. J’avoue,
qu’en sept ans de travail avec lui, je me suis rendu compte qu’il n’y a pas un
seul texte, même baroque - ce qui me choque beaucoup justement -, où tout se
recoupe, et les thèmes sont toujours différents, et la musique reste la même,
elle est toujours mesurée. Et Maazel, c’était son grand chic, pouvait jouer des
rubatos incroyables, c’est-à-dire prendre quelque part pour le mettre ailleurs,
tout en pouvant tout mesurer. Les accompagnements des concertos de Chopin devenaient
fascinants avec lui. Maazel est M. Loyal, il est le roi de la découpe. Je l’ai
vu mémoriser le temps d’un voyage en avion entre Paris et Tokyo la partition de
la Transfiguration de Notre Seigneur
d’Olivier Messiaen pour double orchestre symphonique, chœur et instruments
solistes, pièce de cent cinquante minutes que Maazel n’aimait pas et qu’il
n'avait pas travaillé auparavant. Son « truc » était de parier qu’il
mémoriserait les noms de tous les musiciens avant d’arriver sur scène, et il appelait
tout le monde par son prénom pendant les répétitions.
Le chef d'orchestre roumain Sergiu Celibidache (1912-1996). Photo : DR
B S : Et Leonard Bernstein ?
P G : Il est pour moi LE génie rencontré
dans ma carrière. Parce que c’est un Monsieur qui pouvait avoir la technique de
Maazel quand il le voulait, et en plus il était un homme d’un immense talent au
point de vue écriture, au point de vue humain. C’était incroyable : on devenait
bon quand on jouait avec lui. On se bonifiait à son contact. Mais avec tous les
grands il est toujours un peu ainsi. Je me souviens de mes premières expériences
avec Jean-Pierre Rampal, je ne comprenais pas pourquoi j’avais joué avec lui de
façon incroyable. En fait, c’est son contact qui me transcendait. Le seul fait
qu’il soit là. Bernstein m’a apporté au National la remise en question de tout.
C’est-à-dire que, par exemple, il pouvait expliquer pendant une quinzaine de
pages, et au bout de dire que tout était faux et que finalement il fallait le
faire autrement. Ce qui donne à réfléchir, parce qu’il y a toujours un endroit
et un envers à toute chose. Donc, si vous ne connaissez pas l’envers, vous ne
pouvez savoir où se trouve l’endroit.
B S : Les chefs d’orchestre vous
ont-ils apporté davantage que vos confrères flûtistes ?
P G : Je pense que dans la vie d’un
musicien c’est toujours un autre instrument qui l’enrichit le plus. J’ai
rencontré un jour un claveciniste qui m’a fait découvrir la musique baroque, et
Bernstein m’a conduit à faire une remise en question totale, grâce à lui j’ai
compris que l’architecture rythmique et l’architecture harmonique étaient liées.
Il est donc vrai que ce n’est pas par des flûtistes que j’ai évolué, mais c’est
normal. Il y a d’abord un apprentissage avant de devenir professionnel, mais
après il y a l'apprentissage de la musique proprement dite. Et une vie n’y
suffit pas. Il faut donc rencontrer des gens, échanger, avoir des solutions. C’est
comme en mathématiques, on ne va pas vers un théorème, on va le rêver et le
démontrer. Et demain, un autre mathématicien va démonter ledit théorème et en
faire un autre. Tout cela relève de la philosophie.
B S : La flûte a la souplesse,
l’élasticité de la voix. Elle en est un peu le prolongement.
P G : Elle en est même le premier
prolongement, parce qu’il n’y a rien entre la bouche et l’instrument, pas même
d’anche. Même les lèvres ne servent pas. C’est uniquement le souffle.
B S : Pourquoi faites-vous de la
musique baroque sur instrument moderne ?
P G : Parce que pour moi cela n’a pas
de sens. Parce des gens en font très bien, et que mon instrument est la flûte
que je joue actuellement. Quand j’ai fait les Opus 10 d’Antonio Vivaldi, c’était amusant de voir comment, deux
ans après, les musiciens baroques ont enregistré leur version qui allait un peu
dans la même démarche que moi. Mais ils ne m’ont pas copié, c’est simplement
parce que c’était dans l'air du temps et qu’au même moment des musiciens ont cherché
la même chose. Mais il n’y a pas qu’une vérité. La musique est un château de
cartes.
B S : Et la musique contemporaine ?
P G : Pendant des années, j’en ai
fait très peu, parce que j’essayais de comprendre pourquoi j’étais musicien.
J’étais à l’orchestre, mais je ne comprenais pas pourquoi je voulais être
musicien. J’ai arrêté l’orchestre pour essayer de comprendre qui j’étais et
pourquoi je devais jouer en soliste. Maintenant, je le sais. Mais je n’avais
pas le choix. Ayant quitté l’orchestre, je ne pouvais être que soliste. J’ai
travaillé pendant des années les Fantaisies
de Georg Friedrich Telemann, et je ne pouvais faire de solos avec. L’un de mes
premiers concerts à Paris a été avec Emmanuel Krivine et l’Ensemble Orchestral
de Paris [NDR : aujourd’hui Orchestre de Chambre de Paris], le Concerto en ré majeur de Mozart, et je
ne pouvais plus jouer une note, un son de Mozart, parce que je me suis aperçu que
la technique que j’avais apprise, très brillante, très technique française, je
ne pouvais plus la faire, ayant développé une autre technique pour jouer
Telemann. Et je me suis rendu compte que pour chaque compositeur il y a une
technique différente, même entre chaque pièce, et qu’il faut en développer une
qui permette d’atteindre les autres. C'est là qu’il y a changement,
actuellement. Mais ce type d’approche ne permet pas de se présenter à des
concours internationaux.
Patrick Gallois, chef d'orchestre. Photo : DR
B S : Avez-vous des velléités de chef
d’orchestre ?
P G : Aujourd'hui, je dirige de plus
en plus. Les orchestres m’invitent pour travailler spécifiquement sur une
approche baroque sur instruments modernes.
B S : Revenons à la musique
contemporaine...
P G : Justement, quand vous avez
compris pourquoi et comment vous pouvez avoir une approche de Telemann, vous
pouvez agir pareillement avec la musique contemporaine. Une fois j’ai entendu Krzysztof
Penderecki créer à Lausanne avec Rampal son concerto, j’ai téléphoné à
l’éditeur en lui disant « Je veux ce concerto ». Je l’ai programmé,
et je l’ai joué depuis une cinquantaine de fois. La première fois, c’était en
Espagne sous la direction de Penderecki, à Séville. J’arrive avec ma flûte en
bois. Il me dit « Vous n’allez pas jouer là-dessus !... » -
« Je n’ai que ça... » - « J’ai envie de changer quelque chose,
est-ce que vous pourriez ?... » Entré à Paris, j’ai pris ma partition et
changé ce qu’il m’avait fait reprendre. Depuis, je joue ce concerto ainsi.
C’est pareil avec le Concerto d’Aulis
Sallinen que j’ai créé l’an dernier, et dont je donne bientôt la première
audition française. Le compositeur finlandais n’avait pas d’idées. Il est venu
à Paris pour en parler avec moi. Je l’ai amené à un concert. En fait, il y a
tellement d’œuvres qui ont été écrites pour la flûte que l’on ne sait plus très
bien qu’en faire. C’est toujours ce même beau son bien poli, bonne technique,
et en dehors de cela, après ce sont des effets. C’est moi qui ai commandé ce
concerto à Sallinen, après avoir entendu à Göteborg sa Symphonie n° 6, qui a été un choc. Je lui ai écrit, et il m’a
répondu qu’il serait heureux d’écrire quelque chose pour moi. Je pense que si
vous êtes capable d’avoir une approche nouvelle de Mozart, vous pouvez aller
au-devant d’un compositeur contemporain en lui disant : « J’ai
compris ce que vous faites, ce que vous voulez faire. J’ai envie de faire
quelque chose avec vous. » Parfois, j’ai peur d’aller trop loin. Dans
l’avion de retour de Tokyo, où je me suis rendu avec Penderecki pour la
création japonaise de son concerto, il me dit : « Cet été, je vais
t’écrire un truc. » Mais je ne peux pas avaler plus de deux ou trois
concertos par an, pas plus de contemporain que de baroque, de classique et de
romantique.
B S : Le répertoire romantique n’est
pas très fourni...
P G : Je fais Reinecke à
Lausanne. A la fin de l’année j’enregistre Saint-Saëns, le Concertino de Gounod. Mais il est vrai qu’il y a très peu d’œuvres
romantiques.
B S : Vous n’avez donc pas d’a priori
contre la création contemporaine ?
P G : Cela n’a pas de sens d’être
musicien aujourd’hui si l’on ne crée pas. Parce que si l’on vit dans la musique
baroque, autant prendre un traverso, si on vit dans la musique de Mahler autant
prendre un instrument viennois. Mais si on vit aujourd’hui, à Paris, il faut
prendre un instrument d’aujourd'hui. Je viens de passer toute la journée avec
Renaud Gagneux, qui vient d’écrire un Concerto
pour flûte et harpe que l’on va créer l’année prochaine, aussi génial que
son Concerto pour violoncelle. Il l’a
achevé avec deux ans d’avance sur la création. Marcel Landowski n’a pas encore
terminé celui que je dois créer à la rentrée. Il y a aussi beaucoup de
concertos que je joue et que je reprends. Par exemple, un concerto de Yoshihisa
Taïra, parce que ce n’est pas le tout de commander et de travailler avec un
compositeur, il faut aussi jouer ce qui existe déjà, parce que les œuvres
doivent vivre. Je vais créer un concerto d’un jeune tchèque inconnu, Kryštof Mařatka, qui vient d’écrire l’œuvre contemporaine du Concours d’Evian
de quatuor à cordes 1997. Je le lui avais commandé pour la réouverture de la
salle Smetana à Prague, dont les responsables m’avaient demandé de jouer un
concerto de Mozart, à la condition que je leur imposais « Si vous
voulez Mozart, je viens, mais alors je fais une création ». Je fais du
chantage, pace que Saint-Saëns me permet d’aller jouer Erik Tanguy, et son
concerto plaît autant que les œuvres de Devienne, par exemple. Marc-André
Dalbavie m’a écrit un sextuor. On avait fondé une petite société de copains à
New York, et on a fait plein de créations pour trio à cordes, flûte, clarinette
et piano. Le répertoire pour ce type d’ensemble est plutôt limité ! Mais nous
nous amusons beaucoup. A chaque concert, nous donnons une création. Pour le
concerto que j’avais commandé à Toru Takemitsu, j’ai mis quatre ans à trouver
des mécènes. Parce qu’on ne peut pas demander à un compositeur d’écrire des
œuvres sans les payer. Je m’y refuse. Takemitsu était en train d’écrire au
moment où il est mort, le 20 février dernier. J’avais reçu un courrier de lui,
où il me donnait le titre : Le soleil et
la lune. Il en reste un thème, qu’il a offert à Aurèle Nicolet, pour ses
soixante-dix ans. Je viens d’enregistrer un disque réunissant des œuvres pour
flûte de Takemitsu. Je n’ai pu graver que les dix dernières années, parce qu’ill
a beaucoup écrit pour la flûte.
Le compositeur japonais Toru Takemitsu (1930-1996). Photo : DR
B S : Vous ne possédez aucune flûte
en métal ?
P G : Non. J’ai revendu mes flûtes en
or, et j’ai changé de Jaguar. J’ai plusieurs flûtes en bois, parce le bois
brûle plus longtemps. Le bois est plus naturel que le métal, plus riche de son.
Moins clinquant. Böhm lui-même n’était pas sûr que le métal sonne mieux que le
bois. Il a fait ses flûtes en métal parce que c’était plus facile à travailler,
de faire un trou dedans et de le reboucher après. Et cela représentait un
progrès par rapport au bois. Car il y avait l’idée de progrès avec le métal,
c’était l’ère industrielle, des grandes forges et métallurgies. Mais pourquoi
la clarinette sonnerait moins bien en métal et la flûte en bois ? Je suis tombé
sur un jeune luthier, Fritz Abell, un Américain de Boston installé aujourd'hui
en Caroline du Nord, à Asheville. Mais j’avoue qu’il est plus facile d’obtenir
des quarts de tons dans le bois, le son n’étant pas aussi varié dans le métal
que dans le bois... La hauteur d’un son est une chose, la couleur en est une autre.
Il est possible de trafiquer la couleur. A la flûte, il est amusant de faire
des transpositions, parce que quand vous passez à l’octave, les gens ne s’en
rendent pas compte. Du moins si c’est bien fait.
B S : Etes-vous pour les transcriptions
systématiques ?
P G : Je ne suis pas pour les
arrangements. Sauf si une pièce me passionne. Et encore, je suis malheureux.
Par exemple, la Sonate de Franck à la
flûte... Cette musique est tellement belle, que je tenais absolument à la jouer
à la flûte. Mais je me suis dit « plus jamais ! », parce que je ne
pouvais pas obtenir ce que j’avais dans la tête. Et notre répertoire est si
immense que l’on ne sait même pas ce dont nous disposons, ce qui fait que nous
laissons de côté énormément de choses. Notre instrument dispose de beaucoup
d’œuvres majeures de compositeurs mineurs. Ce qui est intéressant, parce qu’il
vaut mieux que ce soit dans ce sens, que le contraire. Je préfère un beau
Reinecke ou un bel Ibert qu’un mauvais Beethoven. La Romance de Saint-Saëns est un chef-d’œuvre qui vaut toutes les Méditations de Thaïs ! Nous
manquons d’originalité, nous autres, flûtistes. La Berceuse de Benjamin Godard, personne ne la connaît, mais quand je
la joue, c’est le succès assuré.
B S : Quels sont vos partenaires
privilégiés, en musique de chambre ?
P G : Vladimir Mendelssohn, Michel
Lethiec, le Trio Tchaïkovski... Je crée des festivals de musique de chambre un
peu partout dans le monde. En Italie, à Dubrovnik, au Japon... Mais contrairement
à Gidon Kremer, je n’ai jamais voulu être directeur de festival. Je n’en ai
jamais eu le courage. C’est important, parce que je suis toujours seul avec des
orchestres, et c’est un peu frustrant, parce que quand on arrive avec des
orchestres, il faut d’abord être professionnel, on doit donc montrer qu’on est
le meilleur, il faut toujours prouver à des professionnels que l’on a du
métier, alors que l’on devrait simplement prouver que l’on a de l’imagination.
Après avoir prouvé que l’on peut très bien jouer les concertos très vite et
très fort, on peut commencer à dire « tiens, j’aimerais rêver un peu,
descendre de voiture et regarder le paysage ». C’est un métier assez
frustrant de ce côté-là. Après, quand on est réinvité, cela va mieux. Mais la
première fois, c’est frustrant. Le seul lieu où je n’ai pas joué, c’est aux
Etats-Unis. La musique de chambre permet d’échanger, de se retrouver entre
copains, de se dire « Ouf, je m’arrête un peu, et si on essayait
cela ». Je me souviens de la première rencontre voilà treize ans avec Jean-Jacques
Kantorow, Philippe Muller et Vladimir Mendelssohn. C’était à Kumo, la première
année où je me suis rendu au Japon. Notre bande de copains est partie de là.
Nous avons joué ensemble les quatre quatuors de Mozart, d’un bout à l’autre,
entre nous, entre chacun de nos propres récitals. Nous avons monté treize
répétitions de deux à trois heures, alors que c’est généralement impossible dans
ce genre de festivals où l’on donne trois concerts par jour avec des œuvres
différentes. Et nos treize répétitions ont été extraordinaires. Mais nous
n’avons jamais joué aussi mal en concert les quatuors de Mozart ! C’était le
plus mauvais de notre carrière. Mais nous nous sommes fait un énorme plaisir.
Le répertoire de musique de chambre est des plus riches pour la flûte. Y compris
en musique contemporaine. J’en fais énormément. J’adore jouer par exemple les
pièces de George Crumb pour flûte, violoncelle et piano. J’essaye d’obtenir un
concerto de lui... Il me faut me dépêcher. Witold Lutoslawski devait aussi m’écrire
une pièce, mais il est mort trop tôt.
Recueilli par Bruno Serrou
Paris, le 2 décembre 1996