jeudi 28 juin 2018

Quatre compositeurs dans la cité


La fin du Printemps de Prague, août 1968. Photo : (c) Sputnik International

Tiré d'un programme de salle de Radio France que j'ai écrit en novembre 2001, je reprends ici un texte de présentation pour un concert de l'Orchestre National de France qui réunissait quatre œuvres aussi rares les unes que les autres. Même le plus célèbre des quatre compositeurs, Béla Bartok, est représenté par une pièce longtemps ignorée puisque absente des salles de concert jusqu’en 1961, soit seize ans après la mort de son auteur et près de cinquante ans après sa création. Cela bien qu’écrite pour grand orchestre et chantant l’un des héros de la Révolution de 1848 les plus populaires de Hongrie. Le Tchèque d’Amérique qu’est Husa chante pour sa part la mémoire d’une nation broyée par les chars soviétiques un matin de l’été 1968 qui ne devait se réveiller que vingt et un ans plus tard après quarante ans de rideau de fer à peine entrouvert à mi-parcours, le temps d’un printemps. L’Italien qui pensait en allemand qu’est Ferruccio Busoni avait découvert l’Amérique du Nord lors de ses nombreuses tournées de virtuose du clavier, et c’est au clavier qu’il aura chanté ce qui restait des seuls Américains authentiques, les peaux-rouges dont il ne reste aujourd’hui presque rien. Enfin, ce voyage à travers deux continents, l’Europe Centrale et l’Amérique, s’achève au Brésil avec le plus Français des Brésiliens dans un genre inattendu chez ce chantre des grands espaces, la symphonie dans laquelle il persiste néanmoins à faire œuvre de témoin, celle d’un créateur dans la mêlée de la guerre. Ce programme va donc bien au-delà de la découverte de pages méconnues, puisque reflet de la pensée de compositeurs dans la cité.

Karel Husa (1921-2016). Photo : DR

Karel Husa

Music for Prague 1968

Composé en 1996

Créé à Jacksonville, Floride, le 15 mars 1997, par l’Orchestre Symphonique de Jacksonville, direction Karel Husa

Né à Prague le 7 août 1921, ressortissant américain depuis 1959, Karel Husa a été l’élève au Conservatoire de sa ville natale de Jaroslav Ridky, avant de se rendre à Paris, où il étudie avec Arthur Honegger, Nadia Boulanger et André Cluytens au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris et à l’Ecole Normale de Musique. En 1954, il est nommé professeur à la Cornell Univesity où il exerce jusqu’en 1992. Pianiste, violoniste de formation, chef d’orchestre de renom, il compose depuis l’adolescence. Sa Sonate pour piano Op. 1 est jugée à l’époque de sa création “ délicieuse, étonnamment nouvelle, somptueusement écrite pour le piano ”. En janvier 1945, il s’impose comme compositeur chef d’orchestre en dirigeant à la tête de l’Orchestre Symphonique de Prague son Ouverture pour grand orchestre Op. 3, avec laquelle il allait obtenir son prix de composition. Jeune diplômé, il se rend en 1947 à Paris, où outre les noms déjà cités, il travaille avec Jean Fournet et Eugène Bigot. Ses études terminées, Husa se lance dans la carrière au cours de laquelle il dirige les meilleurs orchestres du monde, partageant son temps entre la composition et la direction, prenant ue part active à la vie musicale parisienne et internationale. Durant l’après-guerre, les liens de Husa avec son pays se dégradent et suivant le coup d’Etat de 1948, il ne revint pas chez lui et son œuvre disparut des salles de concert tchèques, le dernier événement d’iportance étant la création de son premier quatuor à cordes le 27 mai 1945 au Printemps de Prague par le Quatuor Smetana. Les œuvres suivantes verront le jour en France et seron,t placées sous l’influence non seulemet d’Honegger mais aussi de Vitzslav Novak, Janacek, Bartok et Stravinsky, sa musique reflétant ses diverses influences et absorbant§ de nouveaux stimuli et techbniques de cpomposition, incluant l’atonazlité, le dodécaphonisme et le sérialisme. Des éléments du folklore de son pays sont néanmoins décelables. En 1954, il se voit offrir un poste au Département Musique de Cornell University à Ithaca dans l’Etat de New York, de diriger un orchestre local et d’enseigner la composition et la théorie. Cinq ans plus tard il acquérait la citoyenneté américaine.

Un trait saillant de la musique de Husa que le compositeur décrit lui-même est le “ plaisir de faire et écouter la musique Ce qui est particulièrement évident dans la musique avec orchestre et dans sa direction. Cette musique qui trahit le bien-être et un esprit fantasque est rarement gouvernée par une volonté programmatique. Trois des œuvres écrites dans sa période la plus proche sont plus ou moins des exceptions : la Musique pour Prague 1968, dont la motivation est clairement indiquée dans le titre et dont les motivations ont été exposées dans la préface de l’auteur, le vieux choral Hussite, les cloches qui rappellent la “ ville des cent flèches ” ou de l’oiseau chantant comme un symbole de la liberté, etc. ; le ballet Les Femmes de Troies dans laquelle la chute de Troie procure une allégorie de l’occupation nazie de la Tchécoslovaque pendanbt la Seconde Guerre mondiale ; et l’Apothéose de la Terre dont les trois mouvements.

“ Gorgée des tensions d‘un film d’Hitchcock, écrivait un critique de Jacksonville à la création de l’œuvre, Husa, écrit en 1969, reproduit conflit et crise avec des timbales de mauvaise augure, des tambours façon piège de guerre, des trompettes venimeuses et un sommet réfrigérant, robotique et cacophonique, le tout combiné à un tissu de charme inquiétant mais hypnotisant et fascinant. ”

Béla Bartok (1882-1945). Photo : DR

 Béla Bartok
Kossuth
Composé en 1903
Créé le 13 janvier 1904, à Budapest par la Société Philharmonique de Budapest, direction Istvan Kerner

C’est sous le sceau de Richard Strauss que se place cette première grande partition pour orchestre de Béla Bartok demeurée longtemps inconnue. Mais il s’y trouve aussi une autre influence, qui, cette fois, n’est pas musicale mais qui intervint dans la vie de Bartok en 1903 et qui marque cette oeuvre de son emprunte. “ A cette époque, écrira en 1921 le compositeur dans son autobiographie, une politique nationale tendait à émerger en Hongrie et qui apparut aussi dans la sphère artistique. L’idée était que quelque chose de proprement hongrois devait impérativement être créé aussi dans la musique. Cette pensée s’enracina si bien en moi qu’elle m’amena à la musique populaire hongroise. C’est sous ces influences que mon poème symphonique Kussuth est né, qyue Hans Rihter accepta immé&doiatement de dopnner à Mùanchester en février 1904. Au même moment, l’envoûtement de Richard Styrauss faisait long feu. Je recommençais l’étude de Liszt, et principâlement dans ses œuivres les mpoins populaires comme lkes Années de Pèlerinage, Harmonies poétiques  et religieuisdes, la Faust Symphonie, la Totentanz. Je découvrais la vcrauie soignification de Lizst et de là du développement de la musique je trouvais qu’il était plus grand que Strauss. Je constatais aussi que les mélodes hongroises  supposées par erreur ^tre des chants populaires offraient peu dans la voie de la connaissance. En 1905, je commençais l’étude de la musique populaire hongroise qui jusqu’alors était virtuellement inconnue. ”

Le choix du héros hongrois pour sa première pièce pour orchestre achevée est sans doute dû à la proximité du centenaire de Kossuth qui se déroulèrent en 1902. L’année 1902-1903 est la dernière que Bartok passa à l’Académie Liszt de Budapest. Il l’écrivit dans un court laps de temps, du 2 avril 1902 à la fin du mois suivant, et acheva l’orchestration le 18 juin 1903, et la joua presque aussitôt au chef Hans Richter, qui l ”’inscrivit immédiatement au programme de l’Orchestre Hallé de Manchester, ce qui eut pour effet de convaincre la direction de la Société Philharmonique de Budapest d’en donner la création mondiale le 13 janvier 1904.sous la direction d’Istvan Kerner, la deuxièmle exécution étant donnée à Manchester le 18 février suivant, Bartok jouant au même programme la transcription pour piano ert orchestre réalisée par Ferruccio Busoni de la Rhapsodie espagnole de Liszt. L’œuvre ne devait plus être reprise jusqu’à la mort dev son auteur, et seuls les deux derniers mouvements ont été publiés dans la transcription pour piano de Bartok lui-même. La troisième exécution eut lieu en août 1961 dans le cadre d’un concert public à la Radio Hongroise de l’Orchestre Symphonique de Budapest sous la direction de György Lehel. Le dispositif instrumental et la structure et en de nombreux endroits le langage musical de l’œuvre subit l ‘influence de Richard Strauss, particulièrement Une Vie de Héros. Conformément à la propre analyse de la partition par Bartok, le poème symphonique comte dix parties et s’attache aux grands faits de la vie de l’homme politique hongrois Lajos Kossuth (1802-1894) âme et leader de la révolution de 1848, l’une des années les plus importantes de l’histoire de la Hongrie, devint président du Comité de défense nationale et proclama la déchéance des Habsbourg en 1849 et l’indépendance de la Hongrie ; vaincu par les Russes venus à la rescousses de l’armée autrichienne, il dut s’exiler en 1849.

Bartok a soigneusement porté sur la partition au début de chaque partie une description précise de l’action et du rôle descriptif que tient l’orchestre :

1. “ Kossuth : un beau thème grave, présenté au cor, caractérise le héros
2. “ Quel tourment pèse sur ton cœur, mon cher époux ? ” : Kossuth anxieux, sa femme l’interroge
3. “ La patrie est en danger ! ” : fortissimo de l’orchestre – qui  s’évanouit progressivement.
4. “ Nous avons vécu des temps meilleurs… ” : lze passé glorieux surgit dans l’esprit de Kossuth ; larges accords sur un Moderato à 3/2
5. “ Notre sort a pris une mauvaise tournure… ” : un thème à la clarinette basse suggère la violence de l’oppression autrichienne
6. “ Aux armes ! ” : thème de Kossuth modifié
7. “ Allez, guerriers hongrois ! Venez, vaillants Hongrois ! ” : thème des “ héros hongrois ” donné par les cordes unissono, auxquelles s’adjoignent les bois – repris ensuite aux rtompettes fortissimo sur la percussion. Serment civique de Kossuth : trompettes et trombones à l’unisson, puis diminuendo sur le pianissimo des timbales ; silence
8. Sans titre (la bataille entre Hongrois et Autrichiens : approche des troupes ennemies sur un ostinato de bassons. Thème de l’hymne impérial autrichien – le “ Gott erhalte ” composé en 1797 par Joseph Haydn – disloqué, cruellement parodié par les bois, puis les trombones tonnant fortissimo. La bataille fait rage : les Autrichiens, en nombre écrasant, triomphent (timbales notées fff) : l’armée hongroise prend la fuite.
9. “ Tout est perdu ! ” ; douloureuse défaite qu’exprime un Adagio molto funbèbre, dans lequel transparaît une réminiscence de la Rhapsodie hongroise n° 2 de Liszt.
10. “ Silencieux, tout est silencieux… ”

Ferruccio Busoni (1866-1924) et son saint-bernard Giotto. Photo : DR

Ferruccio Busoni
Fantaisie indienne pour piano et orchestre, Op . 44 BV 264
Composé en 1913-1914
Créé en 1915

Commencée en avril 1913, achevée le 22 février 1914, la Fantaisie Indienne pour piano et orchestre Op. 44 marque une étape importante dans la vie créatrice du plus grands des pianistes de l’histoire, aux côtés de Franz Liszt, son aîné de cinquante-cinq ans. En effet, suivant l’émouvant diptyque pour orchestre Berceuse élégiaque de 1909 et Nocturne symphonique Op. 43 de 1912, deux partitions d’une intensité rare elles mêmes précédées par le gigantesque Concerto pour piano, chœur d’hommes et orchestre de 1904, quoique l’influence de Johannes Brahms et plus particulièrement du Concerto pour piano en ré mineur, l’interaction clairement bitonale soutend la magnificence, pendant que la Fantaisie Indienne pour piano et orchestre, se déploie à partir d’un intérêt pour les Indiens d’Amérique du Nord quelque trois ans plus tôt, associant des harmonies expérimentales qui entourent une antholigie de leurs thèmes. Fascinant à entendre, les exécutions montent admirablement la saveur de l’invention.

Heitor Villa-Lobos (1887-1959). Photo : (c) GettyImages

Heitor Villa-Lobos
Symphonie n° 3
Composé en 1913-1914
Créé au Festival de Bath (Grande-Bretagne) le 19 novembre 1998

Heitor Villa-Lobos n’est pas l’auteur des seuls Bachianas brasileiras et autres Chôros. S’il a écrit quantité de pages aux noms souvent évocateurs de son grand pays natal, le Brésil, reflets des vastes espaces et de l’immense forêt amazonienne, il aura également laissé un cursus symphonique impressionnant qui le place dans la lignée des grands symphonistes du siècle passé, aux côtés des Mahler et autres Chostakovitch ou Henze.

Au nombre de douze, couvrant la quasi totalité de la vie créatrice du compositeur brésilien, puisque écrites entre 1916 et 1957, les symphonies sont étonnamment restées en retrait de la production de Villa-Lobos. Ce cursus se répartit en trois périodes distinctes, la première regroupant cinq partitions écrites pendant la Première Guerre mondiale et son immédiat après-guerre, entre 1916 e 1920. La Symphonie n° 3 se situe au centre de ces symphonies de guerre, puisque, écrite en 1919, son titre, A Guerra (La Guerre), précède de quelques mois la Quatrième Symphonie, qui a pour titre A Vitoria (La Victoire), et la Cinquième, sous-titrée A Paz (La Paix), composée en 1920.  Les Symphonies n° 1, dite “ L’Inattendue ”, et n° 2, dénommée “ Ascension ”, s’attachent au climat qui préplude au second conflit mondial.

Dirigée par Carl Saint-Clair, Directeur musical du Pacific Symphony, orchestre du Comté d’Orange en Californie lorsqu’il commença en 1997 à enregistrer avec l’Orchestre Symphonique de la Radio de Stuttgart pour CPO l’intégrale des symphonies de Heitor Villa-Lobos, cette Troisième Symphonie se voit offrir cet après-midi toutes ses chances pour s’imposer au répertoire des orchestres français. Gageons que cela soit…

Bruno Serrou

Programme de Salle pour Radio France novembre 2001

vendredi 22 juin 2018

De la musique baroque chez William Shakespeare

Le Théâtre élisabéthain de l'Entente cordiale. Photo : (c) Bruno Serrou

Condette (Pas-de-Calais). The Midsummer Festival. Château d’Hardelot, Théâtre élisabéthain de l’Entente cordiale. Samedi 16, dimanche 17 juin 2018

Rosemary Standley et le Bruno Helstroffer’s Band. Photo : (c) The Midsummer Festival

Créé voilà neuf ans à Condette, dans le parc du Château d’Hardelot dans une structure éphémère sous le signe de l’Entente cordiale franco-britannique, en référence à l’alliance entre les deux pays signée en 1904, The Midsummer Festival, ou Festival du Solstice d’Eté, est désormais programmé dans un cadre permanent, une salle de bois inaugurée en 2016 dans le plus pur style du théâtre élisabéthain de l’époque de William Shakespeare (1564-1616) dont le monde célébrait cette année-là le quatre centième anniversaire de sa mort. Implantée à proximité du l’excentrique château néo-Windsor d’Hardelot, elle est la seule française des dix-sept structures de ce genre en activité dans le monde ayant adopté cette architecture. La revue internationale The World Architecture News lui a décerné en mars dernier son prix de la meilleure structure en bois dans le monde, deux ans après son ouverture qui avait été précédée d’un saccage par des militants d’extrême droite. Doté par le département du Pas-de-Calais d’un budget artistique de 600.000€, le Théâtre élisabéthain de l’Entente cordiale programme tout au long de l’année spectacles de danse, pièces de théâtre, concerts classiques et tours de chant de variétés, attirant toutes sortes de publics et travaillant avec les établissements scolaires.


Sophie Junker (soprano) et Le Concert de la Loge. Photo : (c) The Midsummer Festival

Réparti sur trois niveaux à quelques mètres à peine du plateau, les trois cent quatre vingt huit spectateurs communient littéralement avec les artistes, dont les voix et les sons se propagent, se fondent et se détachent clairement par l’intermédiaire du bois et de la verrière du plafond. Constitué d’autochtones, de régionaux, de parisiens et de britanniques, le public n’en perd pas une miette, et se plait à assister à la totalité des concerts de musique baroque répartis sur trois week-ends de juin. Les artistes s’enthousiasment eux-aussi des particularités d’un lieu comparable à nul autre. Au point d’oublier très vite les aléas des voyages, comme l’ensemble constitué de la chanteuse du groupe Moriarty, Rosemary Standley, et du Bruno Helstroffer’s Band qui, en provenance de Vienne (Autriche), avaient égaré leurs bagages contenant costumes et partitions. Aidés par l’équipe du festival et par les habitants de Condette, soutenus par un auditoire plutôt jeune, concentré et fervent, ils se sont juré de revenir dès qu’on les y invitera. Il faut dire que la chanteuse folk franco-américaine, dialoguant avec le théorbe et la guitare de Bruno Helstroffer, le clavecin et l’orgue d’Elisabeth Geiger, et la viole de gambe de Martin Bauer dans un spectacle titré Love I Obey alternant chansons Renaissance, baroques, romantiques et folkloriques magnifiés par la voix chaude et onirique de Rosemary Standley, qui, à travers des saynètes de la vie quotidienne raconte la grande histoire, avait tout pour séduire. Le Concert de la Loge, qui n’a plus le droit d’utiliser le terme « olympique », sous la menace d’un procès du CIO alors même que le terme La Loge olympique est historiquement attaché à la musique, après l’avoir été au monde des dieux grecs (est-il encore possible parler de l’Olympe aujourd’hui sans verser de redevances au CIO ?), et ses onze musiciens dirigés du violon par Julien Chauvin ont interprété un programme Vivaldi-Haendel intitulé Delirio Amoroso, avec l’excellente soprano belge Sophie Junker et un incroyable flûtiste à bec, Sébastien Marq, à la technique et à la musicalité phénoménales.

Bruno Serrou

vendredi 15 juin 2018

Un Boris Godounov de Moussorgski sombre et glacial à l’Opéra de Paris


Paris. Opéra National de Paris-Bastille. Dimanche 10 juin 2018
Modest Moussorgski (1839-1881), Boris Godounov. Photo : (c) Agathe Poupeney/Opéra national de Paris

Le metteur en scène flamand Ivo van Hove ne donne pas dans la grandiloquence du Kremlin du tournant des XVIe et XVIIe siècles, mais instille une force exceptionnelle aux tourments de la solitude du pouvoir, soutenu par la direction fluide et violemment contrastée de Vladimir Jurowski

Modest Moussorgski (1839-1881), Boris Godounov. Photo : (c) Agathe Poupeney/Opéra national de Paris

C’est la toute première fois que l’Opéra de Paris retient la version originale de Boris Godounov de Modest Moussorgski. Malgré sa longue genèse, l’ouvrage de Moussorgski est l’œuvre emblématique de l’opéra russe et l’un des plus hauts chefs-d’œuvre de l’histoire du théâtre lyrique. Il est aussi l’un des plus noirs. Puisant dans l’histoire de la Russie par le biais de Pouchkine, le compositeur a fait du peuple le héros de son drame, dans la ligne de son aîné Mikhaïl Glinka. Comme lui, il puise dans le folklore russe et les chants orthodoxes. Sa conception de la musique, traduire la vérité dans une expression directe, allait inspirer des compositeurs comme Leoš Janáček et Alban Berg.

Modest Moussorgski (1839-1881), Boris Godounov. Photo : (c) Agathe Poupeney/Opéra national de Paris

L’Opéra de Paris a donc pour la première fois porté son dévolu non pas sur la version en un prologue et quatre actes de 1872 de Boris Godounov ni sur l’une des deux révisions de Nikolaï Rimski-Korsakov ni-même sur celle de Dimitri Chostakovitch, mais sur l’original en sept scènes en continu de 1869, longtemps considéré à tort comme inabouti, focalisé sur le récit sans digression sombre et serré de la grandeur et de la décadence du tsar, et plaidant non pas sa culpabilité mais lui accordant le bénéfice du doute. Tandis que la version de 1872 se conclut sur la plainte de l’innocent, celle de 1869 se termine sur la mort de Boris.

Modest Moussorgski (1839-1881), Boris GodounovIlbar Abdrazkov (Boris), Maxim Paster (Chouïsky). Photo : (c) Agathe Poupeney/Opéra national de Pari

Sur le plateau, comme dans la fosse, c’est un Boris aux contrastes extraordinaires que propose l’Opéra de Paris. Sombre et clair à la fois, la direction d’acteur au cordeau d’Ivo van Hove est enrichie d’impressionnantes et angoissantes vidéos de chœurs et de personnages centraux de Tal Yarden. La scénographie de Jan Versweyveld n’est faite que d’un immense escalier symbolisant le parcours du tsar, partant des dessous de scène pour monter jusqu’au pied des projections qui occupent les trois quarts du fond du plateau réverbérée sur les côtés par de vastes miroirs. Seules la couronne démesurée du tsar et quelques croix renvoient à la collusion de l’Eglise avec le pouvoir. Dans la fosse, sous l’impulsion du brillant Vladimir Jurowski, l’orchestre fait grincer les harmonies tout en exaltant une polychromie digne d’un orchestre de chambre.

Modest Moussorgski (1839-1881), Boris Godounov. Ilbar Abdrazkov (Boris), Evdokia Malevskaya (Fiodor). Photo : (c) Agathe Poupeney/Opéra national de Paris

Ilbar Abdrazkov est un hallucinant Boris de chair et de sang, noble et fragile, habitant toute l’évolution psychologique du tsar de sa voix de bronze et d’une plénitude absolue. Le reste de la distribution est digne de la splendide incarnation d’Abdrazkov, avec l’impressionnant Varlaam d’Evgueny Nikitin, le torve et claudiquant Chouïsky de Maxim Paster, le déchirant Innocent de Vasily Efimov à la voix idoine, le Pimène obséquieux et magistral d’Ain Anger, la spontanée soprano Evdokia Malevskaya en Fiodor, l’humble Xénia de Ruzan Mantashian, la Nourrice au chaud mezzo d’Alexandra Dursenava dans un rôle malheureusement trop éphémère.

Bruno Serrou

Paru dans le quotidien La Croix, 16-17 juin 2018

lundi 11 juin 2018

La musique concrète et le GRM ont 70 ans


François Bayle (né en 1932), Pierre Schaeffer (1910-1995) et Bernard Parmegiani (1927-2013), trois pilier du GRM, en 1972. Photo : (c) INA-GRM

Est-il possible de concevoir une musique sans notes ni partitions, la réaliser avec non plus des instruments mais des machines, inscrire directement le son sur un support pour le travailler et le composer, et, en ce cas, s’agit-il encore de musique ? Telles étaient les conjectures de Pierre Schaeffer lorsque, en 1948, poussé par la curiosité, il découvrit la « musique concrète », genre qui allait bouleverser l’histoire de la musique. Polytechnicien et musicien, Schaeffer avait intégré la radio nationale où il créait en 1944 le Studio d’essai voué à l’expérimentation radiophonique. Il s’attacha aux capacités expressives du son enregistré, à sa valeur sonore, manipulant et rassemblant moult fragments sonores via le montage.

Pierre Henry (1927-2017) au Studio d'essai. Photo : (c) Serge Lido/INA

Le 20 juin 1948, Radio Paris Club d’essai diffusait la première expérience du genre, Concert de bruits de Schaeffer. « A l’écoute des premiers résultats, dit Christian Zanési, l’un des permanents du Groupe de recherches musicales (GRM), on voit que Schaeffer est à la musique concrète ce que Méliès est au cinéma. Les disques étant souvent rayés à l’époque, le son se répétait à l’infini. Schaeffer constata qu’à force de l’entendre indéfiniment ressassé, il ne percevait plus les causes du son mais le son lui-même, ses qualités intrinsèques, énergie, hauteur, forme, etc. Il comprit alors que, pouvant écouter les sons pour eux-mêmes, il pouvait aussi les utiliser comme matériau musical. L’idée géniale de Schaeffer est que, ayant parlé de musique, les musiciens le rejoignirent très vite. S’il eut parlé d’art plastique, il aurait attiré des plasticiens... » 

Pierre Schaeffer (1910-1995) devant la console du Studio 54. Photo : (c) INA-GRM

L’un des premiers musiciens à se rallier à Schaeffer fut Pierre Henry, dès 1949. De leur association naquit en 1950 Symphonie pour un homme seul, œuvre emblématique de cette nouvelle musique, puis l’opéra « concret » Orphée 51, première pièce pour bande magnétique. Tous les compositeurs vinrent alors, Edgar Varèse, le précurseur qui y termina Désert, l’une des premières partitions à mêler instruments naturels et sons concrets, Olivier Messiaen, Pierre Boulez, Luciano Berio, Karlheinz Stockhausen, Iannis Xenakis, Jean-Claude Risset, d’autres plus inattendus comme Henri Sauguet, qui y composa Aspect sentimental, Darius Milhaud, qui y réalisa La Rivière endormie, ou Claude Ballif, puis virent des Ivo Malec et autres François-Bernard Mâche, Bernard Parmeggiani. Peu à peu sont apparus des adeptes exclusifs, comme Pierre Henry ou François Bayle, directeur du GRM de 1966 à 1996, qui jugèrent possible de s’exprimer par ces seuls procédés. La famille GRM compte aujourd’hui plus de deux cents membres, une quinzaine y composant chaque année des œuvres nouvelles.

François Bayle (né en 1932), directeur du GRM de 1966 à 1996. Photo : (c) INA-GRM

Issue des instruments de la radio, cette musique devint électroacoustique à la fin des années 1950 de la fusion de la musique concrète française, qui consiste à « travailler le son en l’entendant de façon précise au moment où il est conçu », comme le précise Zanési, et de la musique électronique allemande née à la Radio de Cologne sous l’impulsion de Stockhausen qui exploitait les techniques sérielles d’Arnold Schönberg et les sons de synthèse. Aujourd’hui, le GRM a fait des émules, une vingtaine de studios répartis à travers la France, soit publics comme à Bourges, Lyon, Marseille ou Nice, soit privés, comme les studios d’Henry, Xenakis ou F. Bayle, et a vu apparaître un confrère, l’Ircam, en 1975. Il a également profondément marqué les jeunes créateurs des musiques populaires, du jazz à la « techno ». « Une nouvelle culture se développe depuis plus d’un demi-siècle, celle du son, se félicite Zanési. La musique électroacoustique est à mi-chemin entre la culture populaire et une culture savante qui s’intéresse aux aspects les plus expérimentaux. » Inabordables hier encore, ses outils sont aujourd’hui aisément accessibles. Ordinateurs personnels et logiciels ont mis la musique électroacoustique à portée de tous en permettant à loisir de couper, mélanger, coller, ralentir, accélérer, transposer, filtrer... La pérennité de ces outils est remarquable, et l’informatique en a inventé de plus puissants, de plus subtiles. Pour moins de dix mille euros, tout musicien peut désormais disposer à demeure d’un équipement complet d’excellente qualité.

Daniel Teruggi (né en 1952), directeur du GRM depuis 1996. Photo : DR

Fondé en 1958 par Pierre Schaeffer, intégré à l’INA en 1975, implanté au sein de la Maison de la Radio, qui met trois studios de production et un studio de recherche à sa disposition, le GRM est riche de plus de mille trois cents œuvres électroacoustiques de plus de deux cents compositeurs, œuvres transférées au début des années 2000 sur support numérique. Comptant une vingtaine de collaborateurs, compositeurs et chercheurs placés sous l’autorité de Daniel Teruggi, qui a succédé à François Bayle, doté d’un budget de plus d’un million d’euros, le GRM a produit près d’une cinquantaine de disques, vendus à plus de cinquante mille exemplaires au total) et organise chaque année des séminaires et une saison de concerts présentés à Radio France, à raison de deux concerts par mois. Parmi ses logiciels, le GRM Tools, qui connaît un vif succès, notamment auprès du cinéma américain (Alien IV). Les informaticiens du GRM finalisent actuellement un nouvel avatar de ce produit à l’ergonomie fort ludique, qui usera des capacités propres des ordinateurs dont les cartes-son n’ont désormais plus aucune utilité.

Bruno Serrou

vendredi 8 juin 2018

Patrick Gallois, la flûte et le French Kiss

Patrick Gallois (né en 1956).Photo : DR

En décembre 1996, je rencontrais le flûtiste Patrick Gallois pour une interview commandée par Radio France pour le magazine aujourd’hui disparu, Mélomane, émanation de la Direction de la musique animée à l’époque par Claude Samuel. Vingt-deux ans après sa première parution, et alors que Patrick Gallois s'est tourné vers la direction d'orchestre, comme nombre de ses confrères flûtistes, tout en continuant à se produire comme flûtiste, je prends l’initiative de publier de nouveau cet entretien, cette fois dans son intégralité, car le musicien y aborde l’instrument dont il est l’un des grands virtuoses de notre temps, ses qualités mais aussi ses défauts, les différences entre le métal et le bois ou l’ébène, entre l’instrument baroque, romantique et contemporain, ainsi que le riche répertoire de la flûte, l’instrument étant le plus ancien puisqu’il remonte à la préhistoire, et la création contemporaine, ainsi que ses relations avec ses confrères et avec les compositeurs de notre temps.  

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Patrick Gallois. Photo : DR

Bruno Serrou : Qu’est-ce qui vous a conduit à choisir la flûte ?
Patrick Gallois : (Rires) ... Parce qu’il s’agit d’un instrument qui ne se travaille pas. On sait ou on ne sait pas en jouer ! Le violon se travaille. A quatre ans, je jouais dans les champs où j'étais très heureux. J'ai choisi la flûte à cause du son. Un jour, je l'ai entendu derrière une porte. Mon père souhaitait que je fasse de la trompette. Je suis né dans une famille de musiciens amateurs, comme beaucoup de familles du nord. J’allais deux fois par semaine à la fanfare municipale. C’est une chose que l’on a perdu, mais qui repart. Je suis allé remettre voilà quelques jours la médaille de soixante-dix ans de présence dans l’harmonie municipale à mon premier professeur de flûte qui était peintre en bâtiment. C’était très impressionnant de retrouver tous les gens avec qui j’ai commencé à faire de la musique. J’ai débuté la flûte à neuf ans. Il faut attendre d’être assez grand pour aborder cet instrument. Je ne vois pas l’intérêt de commencer tôt. Avant, je jouais du pipeau, notamment à l’école. Mais la flûte joue toujours faux, et il n’y a rien de plus faux qu’une flûte. Il est bon  de le savoir, car cela permet de jouer juste !

B. S. : Dans votre jeunesse, il n’y avait pas encore de bagarres entre les flûtes baroques, les flûtes modernes, les flûtes à bec, les flûtes traversières, etc.
P. G. : Cela a commencé à l’époque, mais je les ai subi de plein fouet quand je suis sorti du conservatoire, à 18 ans. Que peut-on faire dans un orchestre aujourd'hui ? Tous les orchestres ont la même formation. Ce sont toujours des orchestres de type Mahler. Et, dans le fond, ce sont des orchestre de musées, puisque Mahler c’est du musée, au même titre que la musique baroque. On a même presque perdu la manière de jouer. On a gardé les contacts avec les musiciens viennois qui ont connu Mahler, mais ils sont tous morts depuis longtemps.

B S : Oui, mais ils ont enseigné, transmettant ainsi la tradition...
P G : ... Oui, mais c’est vraiment du musée, presque autant que Karl-Philip-Emanuel Bach.

B S : En ce cas, que faut-il donc faire ?
P G : Je pense qu’un musicien doit savoir pourquoi il veut le devenir, pourquoi il veut être ou non dans un orchestre, pourquoi il veut se consacrer à tel ou tel type de musique. Les orchestres tels qu’on les vit actuellement n’osent plus jouer Mozart, et n’aiment pas la musique contemporaine. Alors, où va-t-on ? Ce qui fait que leur répertoire se limite à cinquante ans d’histoire de la musique ! De Schumann à Mahler. Je pense que l’avenir est aux gens qui décident de jouer quelque chose et qui savent pourquoi ils le font. S’ils l’ont choisi, tant mieux pour eux. Pour ma part, j’ai quitté l’orchestre parce que je voulais comprendre pourquoi.

B S : Donc, à neuf ans vous choisissez la flûte...
P G : Je n’imaginais même pas que l’on puisse en faire un métier. Dans mon village, la flûte n’était qu’un moyen de m’exprimer. Et quand mon père est décédé, c’est devenu un moyen de lui parler. J’avais seize ans, mais c’était vraiment... A un certain moment, j’ai voulu faire de la peinture, puis j’ai songé à la prêtrise, je me suis beaucoup cherché... La musique est pour moi un moyen de m’exprimer. J’ai besoin de m'extérioriser, d’aller vers les gens, de faire en sorte qu’il y ait une rencontre, presque une prière, avec le public, quelque chose qui réunit. Un peu comme lorsque les gens crient dans le cours d’un match de football, ou dans le cadre d’une prière.

Patrick Gallois en duo avec Galina Emakova. Photo : (c) Festival Lille Clef de Soleil

B S : Vous disiez que la flûte est un instrument que l’on ne travaille pas… Est-ce une boutade ?
P G : Non ! Je ne pense pas que Jean-Pierre Rampal n’ait jamais travaillé sa flûte. Je ne pense pas que les grands flûtistes n’aient jamais travaillé. C’est sans doute pourquoi les premiers instrumentistes modernes à avoir tout remis en question sont les flûtistes, par rapport aux approches baroques et autres styles. Parce que, justement, on ne peut plus jouer comme avant. On n’a pas de répertoire romantique, uniquement de la musique contemporaine, et le baroque est pris par les spécialistes.

B S : Il y a aussi une émulation due à une énorme concurrence. Les conservatoires forment une quantité incroyable de flûtistes.
P G : Il est vrai que si l’on secoue un arbre à Paris, il y a dix flûtistes qui tombent... Mais cette concurrence ne rend pas les gens intelligents ! Il y a beaucoup de musiciens, mais ils ne sont pas forcément clairs dans leur tête. Le conservatoire n’apprend pas à penser. De plus, nous sommes dans une compétition internationale. J’ai passé la semaine dernière un concours pour enseigner dans une Hochschule allemande - j’enseigne au conservatoire d’Aulnay-sous-Bois, où je donne des cours une fois par semaine au moins, mes élèves enseignent tous dans des conservatoires, et sont dans la vie active du musicien -, parce que je pense que le système est plus intéressant en Allemagne, car il permet d’enseigner comme j’en ai envie, pas dans l'optique contrainte d’un conservatoire. Comme il y a très peu de conservatoires supérieurs en France, on est obligé de dispenser un type de pédagogie qui ne correspond pas à ce que j’ai envie de faire. Dans les Hochschule, on peut enseigner comme l’on veut, les gens viennent pour trouver un enseignant particulier. Il y a moins d’effectifs, ce qui permet de faire en sorte que les gens puissent s’arrêter et réfléchir, parce que, dans le fonds, la flûte est devenue complètement internationale. Il est vrai que l’école est d’abord française, mais... Tous les postes de flûtistes des orchestres allemands sont occupés par des flûtistes français. C’est pourquoi les conservatoires allemands commencent à inviter les musiciens français à y enseigner. L’école française de flûte est un peu comme l’école russe de violon, c’est le summum d’une façon de jouer. Et quand vous la maîtrisez, vous pouvez faire ce que vous voulez. Je pense que la langue française colle parfaitement au jeu de la flûte. Le langage de la flûte est spécifique, et la langue joue un grand rôle dans le jeu de l’instrument. Au propre, comme au figuré. Le French Kiss...

B S : Comment expliquez-vous que l’art de la flûte soit essentiellement française ?
P G : Comme je viens de le préciser, je pense que c’est dû au langage. Au départ, on travaille par imitation. On l’apprend de la mère, du père, comme on apprend le français. Et la flûte est quelque chose d’assez clair, de très articulé, de très brillant, de très rapide. En général, les flûtistes pensent après avoir joué [rires] ! Imaginez un flûtiste allemand, quand il a fini une phrase, c’est par son verbe. Alors qu’un musicien français, il y a longtemps qu’il a oublié son verbe. La virtuosité est la faculté d’élocution. Il est d’ailleurs étonnant que les Italiens n’aient pas davantage de virtuoses de la flûte.

B S : Ce sont les Allemands qui ont néanmoins donné l’impulsion à la flûte moderne.
P G : Böhm a appliqué son système à la flûte tout d’abord. C’était un très brillant horloger-compositeur. Je joue une vraie Böhm, qui a deux ans. Du moins a-t-elle été construite selon les plans de Böhm. Les instruments anciens sont des débris. Il faut donc pour jouer avoir un instrument ancien… neuf. Pour avoir un vrai son d’instrument ancien, il ne faut pas reprendre un instrument ancien, un instrument de Chopin ou de Böhm, il faut en reconstruire un d’après les plans originaux pour avoir un vrai son. Et là, j’ai trouvé un jeune luthier qui m’a refait une vraie flûte Böhm en bois. Le dernier prototype qu’il va sortir est une flûte en bois avec un système en quarts de tons. La flûte ne se travaille pas, mais je pense que l'on a une plus grande responsabilité dans le fait qu’elle ne se travaille pas, car en engendre une responsabilité vis à vis de la musique encore plus grande. Comme on a du temps de libre, on a tout le loisir de s'arrêter, de penser, de regarder. En fait, maintenant je travaille beaucoup !

Patrick Gallois dispensant une master class à Prague en 2016. Photo : (c) ZUS Prelouc

B S : L'âge venant, seriez-vous obligé de travailler ?!
P G : Non, je vous parlais d’imitation. On imite son professeur, puis un jour on prend sa flûte et on travaille par imitation, on imite le violon, la chanteuse quand on joue un air d’opéra, on imite le bandonéon quand on fait un tango, et un jour on lit un texte et on imite ce que l’on entend. Le maximum de ce que l’on peut tirer de l’imitation, c’est essayer de reproduire ce que l’on entend dans sa tête. Je reproche beaucoup - ce que je peux comprendre d’ailleurs - chez certains violonistes de ne pas imiter ce qu’ils ont dans la tête, de ne pas savoir ce qu’ils ont dans la tête, même de jouer simplement au premier degré. Les flûtistes, entre les Barthold Kuijken, Frans Brüggen, Aurèle Nicolet, mais aussi les James Galway, Jean-Pierre Rampal, il est certain qu’il y a une autre génération.

B S : Vous avez été l'élève de Maxence Larrieu, Jean-Pierre Rampal. Que vous ont apporté chacun d’eux, y compris ceux dont vous n’avez pas été l’élève mais que vous admirez ?
P G : Je citerai Aurèle Nicolet, dont je n’ai pas été l’élève, et que j’ai rencontré pour la première fois il y a trois ans. Travailler avec Rampal m’a appris la nature avant tout. Il m’expliquait simplement « Voilà, tu fais ça, et tu vas voir ça va créer tel effet » - « Et pourquoi ?... » Chaque fois que je lui demandais « pourquoi », ça l’énervait. Il ne pouvait pas comprendre, et il ne savait m’expliquer. J’ai passé ma vie à essayer de comprendre « pourquoi ». Nicolet, justement, m’a donné des solutions, des réponses. Il est vrai que le plus grand flûtiste est Rampal, et Nicolet est peut-être moins important, mais sur le plan de l’ouverture à la vie de musicien Nicolet est plus fort, alors que je n’ai jamais travaillé avec lui.

B S : L’un est un instinctif, l’autre plus intellectuel...
P G : Peut-être. L’intellect est de toute façon là pour développer l’instinct. Je pense que l’on est dans une société où si l’on ne vit que sur notre instinct, on se réveille un jour en état de manque. Il faut faire en sorte que le premier développe le second. Les musiciens baroques l’ont compris. Mais ils ne sont pas allés assez loin, à mon goût. On peut expliquer pourquoi on a pris un jour l’instrument baroque. C’est d’abord un phénomène de société. Cela a pris grâce à l’enregistrement un essor considérable et rapide. Comme on avait déjà tout enregistré du répertoire, avec en plus quantité de versions de référence des grands interprètes, et la situation des musiciens telle qu’elle est encore aujourd'hui aidant, on se demandait pourquoi enregistrer ces mêmes œuvres dans des conditions comparables ? Si je ne peux mieux faire que Rampal, il faut que j’enregistre différemment. Ce n’est pas chercher l’originalité pour l’originalité, c’est se chercher soi-même, savoir qui je suis, ce que je dis, ce que je comprends et que veux-je en faire. Cette situation existe depuis l’après-guerre, parce qu’à partir du moment où l’on a commencé à enregistrer des disques longue durée, les gens se sont posé des questions. Un autre phénomène m’a beaucoup intrigué. Je travaille beaucoup avec Brüggen et les musiciens baroques parce que j’aime leur faculté d’innovation, leur liberté, leur aptitude à tout changer, à tout remettre en question du jour au lendemain. Si vous faites dix fois un concerto de Mozart, aussi beau soit-il, il faut avoir une capacité d’invention énorme ou avoir une personnalité puissante, comme Rampal, par exemple. Ils sont capables tous les jours d’être au premier degré, mais si vous prenez un peu de recul, vous vous dites « bon ça va, je n’ai plus rien à dire ». Je pense que ce qui est intéressant avec les interprètes baroques est le fait de prendre un instrument baroque et de se dire « je suis neuf ». Et de prendre un instrument qui une voix, comme un chanteur, qui peut déformer sa voix pour obtenir un son baroque.

B S : Vous n’utilisez pourtant que l’instrument moderne, même si vous possédez une copie d’ancien.
P G : Ce n’est même plus une copie d’ancien. Ce sera plutôt un outil ultra moderne. C’est un instrument en quarts de tons. Je vais retravailler sur les tempéraments baroques, et à partir de cet instrument, essayer de relier toutes les écoles. J’entreprends ce travail avec des musiciens baroques. Le problème est qu’il y a des gens qui ne veulent pas se remettre en question, qui n’acceptent pas que l'on puisse répondre à leur « c’est comme ça »,  « pourquoi cela ne serait-il pas autrement ? » Il faut savoir se remettre en question, et il n’y a pas plus de novateurs chez les « baroqueux » que chez les musiciens modernes. L’on ne peut pas non plus embrasser tout un catalogue, parce que le répertoire baroque est énorme.

B S : Comment expliquez-vous l’abandon de la flûte par les romantiques ?
P G : Je pense que c'est parce qu’il s’agit d’un son primaire. La flûte est l’un des tout premiers sons instrumentaux que l’on rencontre dans toutes les civilisations. C'est pourquoi les romantiques n’ont pas pu l’intégrer. La famille des violes est morte. La flûte est le dernier instrument baroque qui subsiste encore. C’est un dinosaure, à l’instar du cor. Il n’y a pas de mauvaises idées, elles sont mal exposées. Je pense qu’il y a un manque d’intelligence dans notre métier. Et c’est général, parce que quand on lit les écrits de Léopold Mozart, il explique déjà cela.

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B S : En matière de musique contemporaine, la flûte inspiré une foultitude de partitions. Et il y a en plus aujourd’hui la flûte midi, qui s’est rapidement développée.
P G : Parce que l’on est revenu à une base un peu plus naturelle. La flûte, peut être manipulée comme on veut, un peu comme la voix. Elle est même mieux que la voix, parce que la flûte, si je la casse, la tords, la triture, je ne vais pas me démolir physiquement comme je risquerais de le faire avec ma voix. J’ai trouvé voilà cinq jours une méthode de 1807, méthode officielle du Conservatoire. Il s’y trouve des plans de gammes avec des glissendi. Je n’ai jamais vu nulle part, ni chez Léopold Mozart ni après de glissendi à la flûte. Là, il y a carrément tout un tableau. Ce qui est assez surprenant. Je pense que l’important est d’être curieux. Il suffit de regarder ce qu’il y a eu avant et tout ce qu’il y a eu après, pour se rendre compte que la musique contemporaine n’a rien inventé. Le double son existait avant, au Japon, la flûte de pan, la respiration circulaire dont j’ai mis au point un système de manière à faire en sorte que tous les flûtistes puissent y accéder, parce que c’est plus difficile à la flûte que sur tout autre instrument à vent, je me suis rendu compte que Jacques-Martin Hotteterre le faisait à vingt ans. La flûte ayant toujours existé, il y a depuis longtemps des gens inventifs qui ont réussi à faire ce qu’ils voulaient avec. Rendez-vous compte, l’ancêtre de la flûte est le roseau.

B S : Utilisez-vous toutes les flûtes ?
P G : Je m’arrête à la flûte en sol, après c’est lourd à transporter...

B S : Evoquons un instant votre expérience de l’orchestre. Votre passage au National a-t-il été important pour votre carrière ?
P G : Je pense que ce fut un moment très important. Beaucoup plus que d’avoir remporté un concours international. D’abord parce qu’en tant que soliste, on échange des sons entre les différents solistes de l’orchestre, et le chef d’orchestre. Certains échanges se sont révélés capitaux pour moi, avec Eugen Jochum dans la Cinquième de Bruckner, qui en avait le facsimile, Leonard Bernstein. Ce furent des chocs. C’était important pour moi, parce que j’ai « vécu » le répertoire. Mais au bout de sept ans, vous avez fait tout le répertoire. Il vous faut donc quitter l’orchestre. Sinon, vous recommencez un cycle. L’intéressant avec un orchestre français est que la flûte est très présente dans le répertoire, et même dans la musique du XIXe siècle, il y a de très beaux solos à faire. L’orchestre apprend l’écoute. Je ne me suis jamais demandé en faisant de l’orchestre si je jouais un solo ou de l’accompagnement. La musique au sein d’un orchestre avec un grand chef se fait ensemble. Il y a un groupe de gens qui participent à un même moment musical. Je n’ai jamais imaginé un solo de flûte comme j’imagine un concerto, et je n’ai jamais imaginé non plus un accompagnement comme n’étant pas une partie du texte complet. Je ne me suis jamais posé la question quand j’étais assis dans l’orchestre. Et je pense que c’est pareil pour les copains. Ils ne se demandent jamais si c’est secondaire ou si c’est important.

B S : Quand vous étiez à l'ONF, vous avez travaillé avec Sergiu Celibidache, Leonard Bernstein, Lorin Maazel...
P G : Je suis arrivé à la fin de Celibidache. Je n’ai donc pas assez travaillé avec lui. Maazel m’a apporté la compréhension rythmique à l’intérieur d’un texte, l’architecture. J’avoue, qu’en sept ans de travail avec lui, je me suis rendu compte qu’il n’y a pas un seul texte, même baroque - ce qui me choque beaucoup justement -, où tout se recoupe, et les thèmes sont toujours différents, et la musique reste la même, elle est toujours mesurée. Et Maazel, c’était son grand chic, pouvait jouer des rubatos incroyables, c’est-à-dire prendre quelque part pour le mettre ailleurs, tout en pouvant tout mesurer. Les accompagnements des concertos de Chopin devenaient fascinants avec lui. Maazel est M. Loyal, il est le roi de la découpe. Je l’ai vu mémoriser le temps d’un voyage en avion entre Paris et Tokyo la partition de la Transfiguration de Notre Seigneur d’Olivier Messiaen pour double orchestre symphonique, chœur et instruments solistes, pièce de cent cinquante minutes que Maazel n’aimait pas et qu’il n'avait pas travaillé auparavant. Son « truc » était de parier qu’il mémoriserait les noms de tous les musiciens avant d’arriver sur scène, et il appelait tout le monde par son prénom pendant les répétitions.

Le chef d'orchestre roumain Sergiu Celibidache (1912-1996). Photo : DR

B S : Et Leonard Bernstein ?
P G : Il est pour moi LE génie rencontré dans ma carrière. Parce que c’est un Monsieur qui pouvait avoir la technique de Maazel quand il le voulait, et en plus il était un homme d’un immense talent au point de vue écriture, au point de vue humain. C’était incroyable : on devenait bon quand on jouait avec lui. On se bonifiait à son contact. Mais avec tous les grands il est toujours un peu ainsi. Je me souviens de mes premières expériences avec Jean-Pierre Rampal, je ne comprenais pas pourquoi j’avais joué avec lui de façon incroyable. En fait, c’est son contact qui me transcendait. Le seul fait qu’il soit là. Bernstein m’a apporté au National la remise en question de tout. C’est-à-dire que, par exemple, il pouvait expliquer pendant une quinzaine de pages, et au bout de dire que tout était faux et que finalement il fallait le faire autrement. Ce qui donne à réfléchir, parce qu’il y a toujours un endroit et un envers à toute chose. Donc, si vous ne connaissez pas l’envers, vous ne pouvez savoir où se trouve l’endroit.

B S : Les chefs d’orchestre vous ont-ils apporté davantage que vos confrères flûtistes ?
P G : Je pense que dans la vie d’un musicien c’est toujours un autre instrument qui l’enrichit le plus. J’ai rencontré un jour un claveciniste qui m’a fait découvrir la musique baroque, et Bernstein m’a conduit à faire une remise en question totale, grâce à lui j’ai compris que l’architecture rythmique et l’architecture harmonique étaient liées. Il est donc vrai que ce n’est pas par des flûtistes que j’ai évolué, mais c’est normal. Il y a d’abord un apprentissage avant de devenir professionnel, mais après il y a l'apprentissage de la musique proprement dite. Et une vie n’y suffit pas. Il faut donc rencontrer des gens, échanger, avoir des solutions. C’est comme en mathématiques, on ne va pas vers un théorème, on va le rêver et le démontrer. Et demain, un autre mathématicien va démonter ledit théorème et en faire un autre. Tout cela relève de la philosophie.

B S : La flûte a la souplesse, l’élasticité de la voix. Elle en est un peu le prolongement.
P G : Elle en est même le premier prolongement, parce qu’il n’y a rien entre la bouche et l’instrument, pas même d’anche. Même les lèvres ne servent pas. C’est uniquement le souffle.

B S : Pourquoi faites-vous de la musique baroque sur instrument moderne ?
P G : Parce que pour moi cela n’a pas de sens. Parce des gens en font très bien, et que mon instrument est la flûte que je joue actuellement. Quand j’ai fait les Opus 10 d’Antonio Vivaldi, c’était amusant de voir comment, deux ans après, les musiciens baroques ont enregistré leur version qui allait un peu dans la même démarche que moi. Mais ils ne m’ont pas copié, c’est simplement parce que c’était dans l'air du temps et qu’au même moment des musiciens ont cherché la même chose. Mais il n’y a pas qu’une vérité. La musique est un château de cartes.

B S : Et la musique contemporaine ?
P G : Pendant des années, j’en ai fait très peu, parce que j’essayais de comprendre pourquoi j’étais musicien. J’étais à l’orchestre, mais je ne comprenais pas pourquoi je voulais être musicien. J’ai arrêté l’orchestre pour essayer de comprendre qui j’étais et pourquoi je devais jouer en soliste. Maintenant, je le sais. Mais je n’avais pas le choix. Ayant quitté l’orchestre, je ne pouvais être que soliste. J’ai travaillé pendant des années les Fantaisies de Georg Friedrich Telemann, et je ne pouvais faire de solos avec. L’un de mes premiers concerts à Paris a été avec Emmanuel Krivine et l’Ensemble Orchestral de Paris [NDR : aujourd’hui Orchestre de Chambre de Paris], le Concerto en ré majeur de Mozart, et je ne pouvais plus jouer une note, un son de Mozart, parce que je me suis aperçu que la technique que j’avais apprise, très brillante, très technique française, je ne pouvais plus la faire, ayant développé une autre technique pour jouer Telemann. Et je me suis rendu compte que pour chaque compositeur il y a une technique différente, même entre chaque pièce, et qu’il faut en développer une qui permette d’atteindre les autres. C'est là qu’il y a changement, actuellement. Mais ce type d’approche ne permet pas de se présenter à des concours internationaux.

Patrick Gallois, chef d'orchestre. Photo : DR

B S : Avez-vous des velléités de chef d’orchestre ?
P G : Aujourd'hui, je dirige de plus en plus. Les orchestres m’invitent pour travailler spécifiquement sur une approche baroque sur instruments modernes.

B S : Revenons à la musique contemporaine...
P G : Justement, quand vous avez compris pourquoi et comment vous pouvez avoir une approche de Telemann, vous pouvez agir pareillement avec la musique contemporaine. Une fois j’ai entendu Krzysztof Penderecki créer à Lausanne avec Rampal son concerto, j’ai téléphoné à l’éditeur en lui disant « Je veux ce concerto ». Je l’ai programmé, et je l’ai joué depuis une cinquantaine de fois. La première fois, c’était en Espagne sous la direction de Penderecki, à Séville. J’arrive avec ma flûte en bois. Il me dit « Vous n’allez pas jouer là-dessus !... » - « Je n’ai que ça... » - « J’ai envie de changer quelque chose, est-ce que vous pourriez ?... » Entré à Paris, j’ai pris ma partition et changé ce qu’il m’avait fait reprendre. Depuis, je joue ce concerto ainsi. C’est pareil avec le Concerto d’Aulis Sallinen que j’ai créé l’an dernier, et dont je donne bientôt la première audition française. Le compositeur finlandais n’avait pas d’idées. Il est venu à Paris pour en parler avec moi. Je l’ai amené à un concert. En fait, il y a tellement d’œuvres qui ont été écrites pour la flûte que l’on ne sait plus très bien qu’en faire. C’est toujours ce même beau son bien poli, bonne technique, et en dehors de cela, après ce sont des effets. C’est moi qui ai commandé ce concerto à Sallinen, après avoir entendu à Göteborg sa Symphonie n° 6, qui a été un choc. Je lui ai écrit, et il m’a répondu qu’il serait heureux d’écrire quelque chose pour moi. Je pense que si vous êtes capable d’avoir une approche nouvelle de Mozart, vous pouvez aller au-devant d’un compositeur contemporain en lui disant : « J’ai compris ce que vous faites, ce que vous voulez faire. J’ai envie de faire quelque chose avec vous. » Parfois, j’ai peur d’aller trop loin. Dans l’avion de retour de Tokyo, où je me suis rendu avec Penderecki pour la création japonaise de son concerto, il me dit : « Cet été, je vais t’écrire un truc. » Mais je ne peux pas avaler plus de deux ou trois concertos par an, pas plus de contemporain que de baroque, de classique et de romantique.

B S : Le répertoire romantique n’est pas très fourni...
P G : Je fais Reinecke à Lausanne. A la fin de l’année j’enregistre Saint-Saëns, le Concertino de Gounod. Mais il est vrai qu’il y a très peu d’œuvres romantiques.

B S : Vous n’avez donc pas d’a priori contre la création contemporaine ?
P G : Cela n’a pas de sens d’être musicien aujourd’hui si l’on ne crée pas. Parce que si l’on vit dans la musique baroque, autant prendre un traverso, si on vit dans la musique de Mahler autant prendre un instrument viennois. Mais si on vit aujourd’hui, à Paris, il faut prendre un instrument d’aujourd'hui. Je viens de passer toute la journée avec Renaud Gagneux, qui vient d’écrire un Concerto pour flûte et harpe que l’on va créer l’année prochaine, aussi génial que son Concerto pour violoncelle. Il l’a achevé avec deux ans d’avance sur la création. Marcel Landowski n’a pas encore terminé celui que je dois créer à la rentrée. Il y a aussi beaucoup de concertos que je joue et que je reprends. Par exemple, un concerto de Yoshihisa Taïra, parce que ce n’est pas le tout de commander et de travailler avec un compositeur, il faut aussi jouer ce qui existe déjà, parce que les œuvres doivent vivre. Je vais créer un concerto d’un jeune tchèque inconnu, Kryštof Mařatka, qui vient d’écrire l’œuvre contemporaine du Concours d’Evian de quatuor à cordes 1997. Je le lui avais commandé pour la réouverture de la salle Smetana à Prague, dont les responsables m’avaient demandé de jouer un concerto de Mozart, à la condition que je leur imposais « Si vous voulez Mozart, je viens, mais alors je fais une création ». Je fais du chantage, pace que Saint-Saëns me permet d’aller jouer Erik Tanguy, et son concerto plaît autant que les œuvres de Devienne, par exemple. Marc-André Dalbavie m’a écrit un sextuor. On avait fondé une petite société de copains à New York, et on a fait plein de créations pour trio à cordes, flûte, clarinette et piano. Le répertoire pour ce type d’ensemble est plutôt limité ! Mais nous nous amusons beaucoup. A chaque concert, nous donnons une création. Pour le concerto que j’avais commandé à Toru Takemitsu, j’ai mis quatre ans à trouver des mécènes. Parce qu’on ne peut pas demander à un compositeur d’écrire des œuvres sans les payer. Je m’y refuse. Takemitsu était en train d’écrire au moment où il est mort, le 20 février dernier. J’avais reçu un courrier de lui, où il me donnait le titre : Le soleil et la lune. Il en reste un thème, qu’il a offert à Aurèle Nicolet, pour ses soixante-dix ans. Je viens d’enregistrer un disque réunissant des œuvres pour flûte de Takemitsu. Je n’ai pu graver que les dix dernières années, parce qu’ill a beaucoup écrit pour la flûte.

Le compositeur japonais Toru Takemitsu (1930-1996). Photo : DR

B S : Vous ne possédez aucune flûte en métal ?
P G : Non. J’ai revendu mes flûtes en or, et j’ai changé de Jaguar. J’ai plusieurs flûtes en bois, parce le bois brûle plus longtemps. Le bois est plus naturel que le métal, plus riche de son. Moins clinquant. Böhm lui-même n’était pas sûr que le métal sonne mieux que le bois. Il a fait ses flûtes en métal parce que c’était plus facile à travailler, de faire un trou dedans et de le reboucher après. Et cela représentait un progrès par rapport au bois. Car il y avait l’idée de progrès avec le métal, c’était l’ère industrielle, des grandes forges et métallurgies. Mais pourquoi la clarinette sonnerait moins bien en métal et la flûte en bois ? Je suis tombé sur un jeune luthier, Fritz Abell, un Américain de Boston installé aujourd'hui en Caroline du Nord, à Asheville. Mais j’avoue qu’il est plus facile d’obtenir des quarts de tons dans le bois, le son n’étant pas aussi varié dans le métal que dans le bois... La hauteur d’un son est une chose, la couleur en est une autre. Il est possible de trafiquer la couleur. A la flûte, il est amusant de faire des transpositions, parce que quand vous passez à l’octave, les gens ne s’en rendent pas compte. Du moins si c’est bien fait.

B S : Etes-vous pour les transcriptions systématiques ?
P G : Je ne suis pas pour les arrangements. Sauf si une pièce me passionne. Et encore, je suis malheureux. Par exemple, la Sonate de Franck à la flûte... Cette musique est tellement belle, que je tenais absolument à la jouer à la flûte. Mais je me suis dit « plus jamais ! », parce que je ne pouvais pas obtenir ce que j’avais dans la tête. Et notre répertoire est si immense que l’on ne sait même pas ce dont nous disposons, ce qui fait que nous laissons de côté énormément de choses. Notre instrument dispose de beaucoup d’œuvres majeures de compositeurs mineurs. Ce qui est intéressant, parce qu’il vaut mieux que ce soit dans ce sens, que le contraire. Je préfère un beau Reinecke ou un bel Ibert qu’un mauvais Beethoven. La Romance de Saint-Saëns est un chef-d’œuvre qui vaut toutes les Méditations de Thaïs ! Nous manquons d’originalité, nous autres, flûtistes. La Berceuse de Benjamin Godard, personne ne la connaît, mais quand je la joue, c’est le succès assuré.

B S : Quels sont vos partenaires privilégiés, en musique de chambre ?
P G : Vladimir Mendelssohn, Michel Lethiec, le Trio Tchaïkovski... Je crée des festivals de musique de chambre un peu partout dans le monde. En Italie, à Dubrovnik, au Japon... Mais contrairement à Gidon Kremer, je n’ai jamais voulu être directeur de festival. Je n’en ai jamais eu le courage. C’est important, parce que je suis toujours seul avec des orchestres, et c’est un peu frustrant, parce que quand on arrive avec des orchestres, il faut d’abord être professionnel, on doit donc montrer qu’on est le meilleur, il faut toujours prouver à des professionnels que l’on a du métier, alors que l’on devrait simplement prouver que l’on a de l’imagination. Après avoir prouvé que l’on peut très bien jouer les concertos très vite et très fort, on peut commencer à dire « tiens, j’aimerais rêver un peu, descendre de voiture et regarder le paysage ». C’est un métier assez frustrant de ce côté-là. Après, quand on est réinvité, cela va mieux. Mais la première fois, c’est frustrant. Le seul lieu où je n’ai pas joué, c’est aux Etats-Unis. La musique de chambre permet d’échanger, de se retrouver entre copains, de se dire « Ouf, je m’arrête un peu, et si on essayait cela ». Je me souviens de la première rencontre voilà treize ans avec Jean-Jacques Kantorow, Philippe Muller et Vladimir Mendelssohn. C’était à Kumo, la première année où je me suis rendu au Japon. Notre bande de copains est partie de là. Nous avons joué ensemble les quatre quatuors de Mozart, d’un bout à l’autre, entre nous, entre chacun de nos propres récitals. Nous avons monté treize répétitions de deux à trois heures, alors que c’est généralement impossible dans ce genre de festivals où l’on donne trois concerts par jour avec des œuvres différentes. Et nos treize répétitions ont été extraordinaires. Mais nous n’avons jamais joué aussi mal en concert les quatuors de Mozart ! C’était le plus mauvais de notre carrière. Mais nous nous sommes fait un énorme plaisir. Le répertoire de musique de chambre est des plus riches pour la flûte. Y compris en musique contemporaine. J’en fais énormément. J’adore jouer par exemple les pièces de George Crumb pour flûte, violoncelle et piano. J’essaye d’obtenir un concerto de lui... Il me faut me dépêcher. Witold Lutoslawski devait aussi m’écrire une pièce, mais il est mort trop tôt.

Recueilli par Bruno Serrou
Paris, le 2 décembre 1996