François Bayle (né en 1932), Pierre Schaeffer (1910-1995) et Bernard Parmegiani (1927-2013), trois pilier du GRM, en 1972. Photo : (c) INA-GRM
Est-il possible de concevoir une musique sans notes ni partitions,
la réaliser avec non plus des instruments mais des machines, inscrire
directement le son sur un support pour le travailler et le composer, et, en ce
cas, s’agit-il encore de musique ? Telles étaient les conjectures de Pierre
Schaeffer lorsque, en 1948, poussé par la curiosité, il découvrit la « musique
concrète », genre qui allait bouleverser l’histoire de la musique.
Polytechnicien et musicien, Schaeffer avait intégré la radio nationale où il
créait en 1944 le Studio d’essai voué à l’expérimentation radiophonique. Il s’attacha
aux capacités expressives du son enregistré, à sa valeur sonore, manipulant et
rassemblant moult fragments sonores via
le montage.
Pierre Henry (1927-2017) au Studio d'essai. Photo : (c) Serge Lido/INA
Le 20 juin 1948, Radio Paris Club d’essai diffusait la première
expérience du genre, Concert de bruits
de Schaeffer. « A l’écoute des premiers résultats, dit Christian Zanési,
l’un des permanents du Groupe de recherches musicales (GRM), on voit que
Schaeffer est à la musique concrète ce que Méliès est au cinéma. Les disques étant
souvent rayés à l’époque, le son se répétait à l’infini. Schaeffer constata
qu’à force de l’entendre indéfiniment ressassé, il ne percevait plus les causes
du son mais le son lui-même, ses qualités intrinsèques, énergie, hauteur, forme,
etc. Il comprit alors que, pouvant écouter les sons pour eux-mêmes, il pouvait aussi
les utiliser comme matériau musical. L’idée géniale de Schaeffer est que, ayant
parlé de musique, les musiciens le rejoignirent très vite. S’il eut parlé d’art
plastique, il aurait attiré des plasticiens... »
Pierre Schaeffer (1910-1995) devant la console du Studio 54. Photo : (c) INA-GRM
L’un des premiers musiciens à se rallier à Schaeffer fut Pierre
Henry, dès 1949. De leur association naquit en 1950 Symphonie pour un homme seul,
œuvre emblématique de cette nouvelle musique, puis l’opéra « concret »
Orphée 51, première pièce pour bande
magnétique. Tous les compositeurs vinrent alors, Edgar Varèse, le précurseur
qui y termina Désert, l’une des
premières partitions à mêler instruments naturels et sons concrets, Olivier Messiaen,
Pierre Boulez, Luciano Berio, Karlheinz Stockhausen, Iannis Xenakis, Jean-Claude
Risset, d’autres plus inattendus comme Henri Sauguet, qui y composa Aspect sentimental, Darius Milhaud, qui
y réalisa La Rivière endormie, ou Claude
Ballif, puis virent des Ivo Malec et autres François-Bernard Mâche, Bernard Parmeggiani. Peu à peu sont
apparus des adeptes exclusifs, comme Pierre Henry ou François Bayle, directeur
du GRM de 1966 à 1996, qui jugèrent possible de s’exprimer par ces seuls
procédés. La famille GRM compte aujourd’hui plus de deux cents membres, une
quinzaine y composant chaque année des œuvres nouvelles.
François Bayle (né en 1932), directeur du GRM de 1966 à 1996. Photo : (c) INA-GRM
Issue des instruments de la radio, cette musique devint
électroacoustique à la fin des années 1950 de la fusion de la musique concrète
française, qui consiste à « travailler le son en l’entendant de façon
précise au moment où il est conçu », comme le précise Zanési, et de la
musique électronique allemande née à la Radio de Cologne sous l’impulsion de
Stockhausen qui exploitait les techniques sérielles d’Arnold Schönberg et les
sons de synthèse. Aujourd’hui, le GRM a fait des émules, une vingtaine de
studios répartis à travers la France, soit publics comme à Bourges, Lyon,
Marseille ou Nice, soit privés, comme les studios d’Henry, Xenakis ou F. Bayle,
et a vu apparaître un confrère, l’Ircam, en 1975. Il a également profondément
marqué les jeunes créateurs des musiques populaires, du jazz à la « techno ».
« Une nouvelle culture se développe depuis plus d’un demi-siècle, celle du
son, se félicite Zanési. La musique électroacoustique est à mi-chemin entre la
culture populaire et une culture savante qui s’intéresse aux aspects les plus
expérimentaux. » Inabordables hier encore, ses outils sont aujourd’hui
aisément accessibles. Ordinateurs personnels et logiciels ont mis la musique
électroacoustique à portée de tous en permettant à loisir de couper, mélanger,
coller, ralentir, accélérer, transposer, filtrer... La pérennité de ces outils
est remarquable, et l’informatique en a inventé de plus puissants, de plus
subtiles. Pour moins de dix mille euros, tout musicien peut désormais disposer
à demeure d’un équipement complet d’excellente qualité.
Daniel Teruggi (né en 1952), directeur du GRM depuis 1996. Photo : DR
Fondé en 1958 par Pierre Schaeffer, intégré à l’INA en 1975,
implanté au sein de la Maison de la Radio, qui met trois studios de production
et un studio de recherche à sa disposition, le GRM est riche de plus de mille
trois cents œuvres électroacoustiques de plus de deux cents compositeurs,
œuvres transférées au début des années 2000 sur support numérique. Comptant une
vingtaine de collaborateurs, compositeurs et chercheurs placés sous l’autorité
de Daniel Teruggi, qui a succédé à François Bayle, doté d’un budget de plus d’un
million d’euros, le GRM a produit près d’une cinquantaine de disques, vendus à
plus de cinquante mille exemplaires au total) et organise chaque année des
séminaires et une saison de concerts présentés à Radio France, à raison de deux
concerts par mois. Parmi ses logiciels, le GRM
Tools, qui connaît un vif succès, notamment auprès du cinéma américain (Alien IV). Les informaticiens du GRM
finalisent actuellement un nouvel avatar de ce produit à l’ergonomie fort
ludique, qui usera des capacités propres des ordinateurs dont les cartes-son n’ont
désormais plus aucune utilité.
Bruno Serrou
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