La fin du Printemps de Prague, août 1968. Photo : (c) Sputnik International
Tiré d'un programme de salle de Radio France que j'ai écrit en novembre 2001, je reprends ici un texte de présentation pour un concert de l'Orchestre National de France qui réunissait quatre œuvres aussi rares les unes que les autres. Même le plus célèbre des quatre compositeurs, Béla Bartok, est représenté par une pièce longtemps
ignorée puisque absente des salles de concert jusqu’en 1961, soit seize ans après
la mort de son auteur et près de cinquante ans après sa création. Cela bien qu’écrite
pour grand orchestre et chantant l’un des héros de la Révolution de 1848 les
plus populaires de Hongrie. Le Tchèque d’Amérique qu’est Husa chante pour sa
part la mémoire d’une nation broyée par les chars soviétiques un matin de l’été
1968 qui ne devait se réveiller que vingt et un ans plus tard après quarante
ans de rideau de fer à peine entrouvert à mi-parcours, le temps d’un printemps.
L’Italien qui pensait en allemand qu’est Ferruccio Busoni avait découvert l’Amérique du
Nord lors de ses nombreuses tournées de virtuose du clavier, et c’est au
clavier qu’il aura chanté ce qui restait des seuls Américains authentiques, les
peaux-rouges dont il ne reste aujourd’hui presque rien. Enfin, ce voyage à
travers deux continents, l’Europe Centrale et l’Amérique, s’achève au Brésil
avec le plus Français des Brésiliens dans un genre inattendu chez ce chantre
des grands espaces, la symphonie dans laquelle il persiste néanmoins à faire œuvre
de témoin, celle d’un créateur dans la mêlée de la guerre. Ce programme va donc
bien au-delà de la découverte de pages méconnues, puisque reflet de la pensée
de compositeurs dans la cité.
Karel Husa
Music for Prague 1968
Composé en 1996
Créé à Jacksonville, Floride, le 15 mars 1997, par
l’Orchestre Symphonique de Jacksonville, direction Karel Husa
Né à Prague le 7 août 1921, ressortissant américain
depuis 1959, Karel Husa a été l’élève au Conservatoire de sa ville natale de
Jaroslav Ridky, avant de se rendre à Paris, où il étudie avec Arthur Honegger,
Nadia Boulanger et André Cluytens au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris
et à l’Ecole Normale de Musique. En 1954, il est nommé professeur à la Cornell
Univesity où il exerce jusqu’en 1992. Pianiste, violoniste de formation, chef
d’orchestre de renom, il compose depuis l’adolescence. Sa Sonate pour piano
Op. 1 est jugée à l’époque de sa création “ délicieuse, étonnamment
nouvelle, somptueusement écrite pour le piano ”. En janvier 1945, il
s’impose comme compositeur chef d’orchestre en dirigeant à la tête de
l’Orchestre Symphonique de Prague son Ouverture pour grand orchestre Op. 3,
avec laquelle il allait obtenir son prix de composition. Jeune diplômé, il se
rend en 1947 à Paris, où outre les noms déjà cités, il travaille avec Jean
Fournet et Eugène Bigot. Ses études terminées, Husa se lance dans la carrière
au cours de laquelle il dirige les meilleurs orchestres du monde, partageant
son temps entre la composition et la direction, prenant ue part active à la vie
musicale parisienne et internationale. Durant l’après-guerre, les liens de Husa
avec son pays se dégradent et suivant le coup d’Etat de 1948, il ne revint pas
chez lui et son œuvre disparut des salles de concert tchèques, le dernier événement
d’iportance étant la création de son premier quatuor à cordes le 27 mai 1945 au
Printemps de Prague par le Quatuor Smetana. Les œuvres suivantes verront le
jour en France et seron,t placées sous l’influence non seulemet d’Honegger mais
aussi de Vitzslav Novak, Janacek, Bartok et Stravinsky, sa musique reflétant
ses diverses influences et absorbant§ de nouveaux stimuli et techbniques de
cpomposition, incluant l’atonazlité, le dodécaphonisme et le sérialisme. Des éléments
du folklore de son pays sont néanmoins décelables. En 1954, il se voit offrir
un poste au Département Musique de Cornell University à Ithaca dans l’Etat de
New York, de diriger un orchestre local et d’enseigner la composition et la théorie.
Cinq ans plus tard il acquérait la citoyenneté américaine.
Un trait saillant de la musique de Husa que le
compositeur décrit lui-même est le “ plaisir de faire et écouter la
musique Ce qui est particulièrement évident dans la musique avec orchestre
et dans sa direction. Cette musique qui trahit le bien-être et un esprit
fantasque est rarement gouvernée par une volonté programmatique. Trois des œuvres
écrites dans sa période la plus proche sont plus ou moins des exceptions :
la Musique pour Prague 1968, dont la motivation est clairement indiquée dans le
titre et dont les motivations ont été exposées dans la préface de l’auteur, le
vieux choral Hussite, les cloches qui rappellent la “ ville des cent flèches ”
ou de l’oiseau chantant comme un symbole de la liberté, etc. ; le ballet
Les Femmes de Troies dans laquelle la chute de Troie procure une allégorie de
l’occupation nazie de la Tchécoslovaque pendanbt la Seconde Guerre
mondiale ; et l’Apothéose de la Terre dont les trois mouvements.
“ Gorgée des tensions d‘un film d’Hitchcock, écrivait un
critique de Jacksonville à la création de l’œuvre, Husa, écrit en
1969, reproduit conflit et crise avec des timbales de mauvaise augure, des
tambours façon piège de guerre, des trompettes venimeuses et un sommet réfrigérant,
robotique et cacophonique, le tout combiné à un tissu de charme inquiétant mais
hypnotisant et fascinant. ”
Béla Bartok (1882-1945). Photo : DR
Kossuth
Composé
en 1903
Créé
le 13 janvier 1904, à Budapest par la Société Philharmonique de Budapest,
direction Istvan Kerner
C’est sous le sceau de Richard Strauss que se place cette première grande partition pour orchestre de Béla Bartok demeurée longtemps
inconnue. Mais il s’y trouve aussi une autre influence, qui, cette fois, n’est
pas musicale mais qui intervint dans la vie de Bartok en 1903 et qui marque cette oeuvre de son emprunte. “ A cette époque, écrira en 1921 le
compositeur dans son autobiographie, une politique nationale tendait à émerger en Hongrie et qui apparut aussi dans la sphère
artistique. L’idée était que quelque chose de proprement hongrois devait impérativement
être créé aussi dans la musique. Cette pensée s’enracina si bien en moi qu’elle
m’amena à la musique populaire hongroise. C’est sous ces influences que mon poème
symphonique Kussuth est né, qyue Hans Rihter accepta immé&doiatement de
dopnner à Mùanchester en février 1904. Au même moment, l’envoûtement de Richard
Styrauss faisait long feu. Je recommençais l’étude de Liszt, et principâlement
dans ses œuivres les mpoins populaires comme lkes Années de Pèlerinage,
Harmonies poétiques et religieuisdes, la
Faust Symphonie, la Totentanz. Je découvrais la vcrauie soignification de Lizst
et de là du développement de la musique je trouvais qu’il était plus grand que
Strauss. Je constatais aussi que les mélodes hongroises supposées par erreur ^tre des chants
populaires offraient peu dans la voie de la connaissance. En 1905, je commençais
l’étude de la musique populaire hongroise qui jusqu’alors était virtuellement
inconnue. ”
Le choix du héros hongrois pour sa première pièce pour
orchestre achevée est sans doute dû à la proximité du centenaire de Kossuth qui
se déroulèrent en 1902. L’année 1902-1903 est la dernière que Bartok passa à
l’Académie Liszt de Budapest. Il l’écrivit dans un court laps de temps, du 2
avril 1902 à la fin du mois suivant, et acheva l’orchestration le 18 juin 1903,
et la joua presque aussitôt au chef Hans Richter, qui l ”’inscrivit immédiatement
au programme de l’Orchestre Hallé de Manchester, ce qui eut pour effet de
convaincre la direction de la Société Philharmonique de Budapest d’en donner la
création mondiale le 13 janvier 1904.sous la direction d’Istvan Kerner, la
deuxièmle exécution étant donnée à Manchester le 18 février suivant, Bartok
jouant au même programme la transcription pour piano ert orchestre réalisée par
Ferruccio Busoni de la Rhapsodie espagnole de Liszt. L’œuvre ne devait plus être
reprise jusqu’à la mort dev son auteur, et seuls les deux derniers mouvements
ont été publiés dans la transcription pour piano de Bartok lui-même. La troisième
exécution eut lieu en août 1961 dans le cadre d’un concert public à la Radio
Hongroise de l’Orchestre Symphonique de Budapest sous la direction de György
Lehel. Le dispositif instrumental et la structure et en de nombreux endroits le
langage musical de l’œuvre subit l ‘influence de Richard Strauss,
particulièrement Une Vie de Héros. Conformément à la propre analyse de la
partition par Bartok, le poème symphonique comte dix parties et s’attache aux
grands faits de la vie de l’homme politique hongrois Lajos Kossuth (1802-1894) âme
et leader de la révolution de 1848, l’une des années les plus importantes de
l’histoire de la Hongrie, devint président du Comité de défense nationale et
proclama la déchéance des Habsbourg en 1849 et l’indépendance de la
Hongrie ; vaincu par les Russes venus à la rescousses de l’armée
autrichienne, il dut s’exiler en 1849.
Bartok a soigneusement porté sur la partition au début de
chaque partie une description précise de l’action et du rôle descriptif que
tient l’orchestre :
1. “ Kossuth : un beau thème grave, présenté au
cor, caractérise le héros
2. “ Quel tourment pèse sur ton cœur, mon cher époux ? ” :
Kossuth anxieux, sa femme l’interroge
3. “ La patrie est en danger ! ” :
fortissimo de l’orchestre – qui s’évanouit
progressivement.
4. “ Nous avons vécu des temps meilleurs… ” :
lze passé glorieux surgit dans l’esprit de Kossuth ; larges accords sur un
Moderato à 3/2
5. “ Notre sort a pris une mauvaise tournure… ” :
un thème à la clarinette basse suggère la violence de l’oppression autrichienne
6. “ Aux armes ! ” : thème de Kossuth
modifié
7. “ Allez, guerriers hongrois ! Venez,
vaillants Hongrois ! ” : thème des “ héros hongrois ”
donné par les cordes unissono, auxquelles s’adjoignent les bois – repris
ensuite aux rtompettes fortissimo sur la percussion. Serment civique de
Kossuth : trompettes et trombones à l’unisson, puis diminuendo sur le
pianissimo des timbales ; silence
8. Sans titre (la bataille entre Hongrois et Autrichiens
: approche des troupes ennemies sur un ostinato de bassons. Thème de l’hymne
impérial autrichien – le “ Gott erhalte ” composé en 1797 par Joseph
Haydn – disloqué, cruellement parodié par les bois, puis les trombones tonnant
fortissimo. La bataille fait rage : les Autrichiens, en nombre écrasant,
triomphent (timbales notées fff) : l’armée hongroise prend la fuite.
9. “ Tout est perdu ! ” ; douloureuse
défaite qu’exprime un Adagio molto funbèbre, dans lequel transparaît une réminiscence
de la Rhapsodie hongroise n° 2 de Liszt.
10. “ Silencieux, tout est silencieux… ”
Ferruccio Busoni (1866-1924) et son saint-bernard Giotto. Photo : DR
Ferruccio Busoni
Fantaisie indienne pour piano et orchestre, Op . 44 BV
264
Composé
en 1913-1914
Créé
en 1915
Commencée en avril 1913, achevée le 22 février 1914, la Fantaisie
Indienne pour piano et orchestre Op. 44 marque une étape importante
dans la vie créatrice du plus grands des pianistes de l’histoire, aux côtés de
Franz Liszt, son aîné de cinquante-cinq ans. En effet, suivant l’émouvant
diptyque pour orchestre Berceuse élégiaque de 1909 et Nocturne symphonique Op.
43 de 1912, deux partitions d’une intensité rare elles mêmes précédées par le
gigantesque Concerto pour piano, chœur d’hommes et orchestre de 1904, quoique
l’influence de Johannes Brahms et plus particulièrement du Concerto pour piano
en ré mineur, l’interaction clairement bitonale soutend la magnificence,
pendant que la Fantaisie Indienne pour piano et orchestre, se déploie à partir
d’un intérêt pour les Indiens d’Amérique du Nord quelque trois ans plus tôt,
associant des harmonies expérimentales qui entourent une antholigie de leurs thèmes.
Fascinant à entendre, les exécutions montent admirablement la saveur de
l’invention.
Heitor Villa-Lobos (1887-1959). Photo : (c) GettyImages
Heitor Villa-Lobos
Symphonie n° 3
Composé
en 1913-1914
Créé
au Festival de Bath (Grande-Bretagne) le 19 novembre 1998
Heitor Villa-Lobos n’est pas l’auteur des seuls Bachianas
brasileiras et autres Chôros. S’il a écrit quantité de pages aux
noms souvent évocateurs de son grand pays natal, le Brésil, reflets des vastes
espaces et de l’immense forêt amazonienne, il aura également laissé un cursus
symphonique impressionnant qui le place dans la lignée des grands symphonistes
du siècle passé, aux côtés des Mahler et autres Chostakovitch ou Henze.
Au nombre de douze, couvrant la quasi totalité de la vie
créatrice du compositeur brésilien, puisque écrites entre 1916 et 1957, les
symphonies sont étonnamment restées en retrait de la production de Villa-Lobos.
Ce cursus se répartit en trois périodes distinctes, la première regroupant cinq
partitions écrites pendant la Première Guerre mondiale et son immédiat après-guerre,
entre 1916 e 1920. La Symphonie n° 3 se situe au centre de ces
symphonies de guerre, puisque, écrite en 1919, son titre, A Guerra (La
Guerre), précède de quelques mois la Quatrième Symphonie, qui a pour
titre A Vitoria (La Victoire), et la Cinquième, sous-titrée A
Paz (La Paix), composée en 1920. Les
Symphonies n° 1, dite “ L’Inattendue ”, et n° 2,
dénommée “ Ascension ”, s’attachent au climat qui préplude au second conflit mondial.
Dirigée par Carl Saint-Clair, Directeur musical du
Pacific Symphony, orchestre du Comté d’Orange en Californie lorsqu’il commença
en 1997 à enregistrer avec l’Orchestre Symphonique de la Radio de Stuttgart
pour CPO l’intégrale des symphonies de Heitor Villa-Lobos, cette Troisième
Symphonie se voit offrir cet après-midi toutes ses chances pour s’imposer
au répertoire des orchestres français. Gageons que cela soit…
Bruno Serrou
Programme de Salle pour Radio France novembre 2001
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