Christa
Ludwig, « LA » mezzo-soprano de la seconde moitié du XXe siècle,
est morte samedi 24 avril 2021 à Klosterneuburg, près de Vienne où elle habitait. Elle avait
tenu quelques quarante-trois rôles, de la musique baroque à la création
contemporaine, s’illustrant autant sur la scène lyrique qu’en oratorio et en récitals
de lieder, pendant un demi-siècle, de 1945 à 1995.
Née à Berlin
le 16 mars 1928, le chant était pour elle héréditaire. Son père, Anton Ludwig, avait été baryton avant
de devenir ténor puis de se consacrer à la mise en scène et à la direction de théâtre, sa mère, Eugenie Ludwig-Besalla, était contralto
et enseignait le chant, chantant à la Volksoper de Vienne et sous la direction d'Herbert von Karajan. Christa Ludwig a fait ses débuts à Francfort-sur-le-Main en 1946
dans le rôle du prince Orlowsky de La Chauve-Souris de Johann Strauss, avant de faire partie
des troupes de Darmstadt et de Hanovre, où elle s’illustre dans le répertoire
contemporain, Luigi Dallapiccolla, Pierre Boulez, Luigi Nono, dans le cadre du Festival de Donaueschingen. En 1954,
sur l’invitation de Karl Böhm, elle
fait ses débuts à l’Opéra d’Etat de Vienne, qui lui attribuera huit ans plus tard le titre de Kammersängerin et où elle se produira pour la
dernière fois en 1995. Au cours de sa carrière, elle tiendra tous les grands rôles de mezzo-soprano du répertoire, de Christoph Willibald Gluck et Wolfgang Amadeus Mozart à Giuseppe Verdi, Richard Wagner et Richard Strauss, et s’illustrera dans plusieurs créations, comme Der
Sturm de Frank Martin, La visite de la vieille dame de Gottfried von Einem à
Vienne, ou l’Ecole de Femme de Rolf
Liebermann au Festival de Salzbourg, autre centre d’activité majeur de la
cantatrice, à l’instar du Festival de Bayreuth. Elle s’illustrera également dans
de grands rôles de soprano dramatique et dans le lied.
En 1993, elle décide de mettre un terme à une carrière que l’on croyait pourtant éternelle.
Avant de se retirer définitivement, elle tient à saluer son public en
effectuant une ultime tournée internationale qui fait d'autant plus regretter
sa décision que sa voix s’y affirme encore d’une sereine magnificence. Au
terme d’une carrière de près d'un demi-siècle, Christa Ludwig m’avait accueilli
en octobre 1993 dans sa maison de Saint-Nom-la-Bretèche qu’elle allait bientôt
quitter pour s’installer sur la Côte d’Azur. C’était pour le magazine Compact aujourd’hui disparu, pour un premier bilan qu'elle était en train de développer
dans une autobiographie qui allait paraître en avril 1994 sous le titre
original ... und ich
wäre so gern Primadonna gewesen (… et j’aurais aimé être une prima donna), traduit en France sous le titre Ma Voix et Moi aux Editions Les Belles Lettres.
Je prends
l’initiative de reproduire ici cet entretien qui remonte à vingt-huit ans déjà. L’immense mezzo-soprano évoque ici son travail avec
ses grands partenaires que furent Otto
Klemperer, Karl Böhm, Herbert von Karajan, Leonard Bernstein,
Georg Solti, Istvan Kertesz, Pierre Boulez, Seiji Ozawa, Daniel
Barenboïm, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Jon Vickers, Carlo Bergonzi, Walter Berry,
qui fut son mari de 1957 à 1969, Gérard
Mortier, ses compositeurs de prédilection, Claudio Monteverdi, Wolfgang Amadeus Mozart, Ludwig van Beethoven, Franz Schubert, Robert Schumann, Richard Wagner, Hugo Wolf, Richard Strauss, Gottfried von Einem, les maisons d’opéras et les festivals
où elle aimait se produire, ainsi que l’enseignement, qu’elle dispensera
volontiers après avoir mis un terme à sa carrière…
° °
°
Bruno Serrou : Vous êtes l’une des
cantatrices qui a le plus enregistré de disques entre 1945 et 1993. Votre
décision de mettre un terme à votre carrière va immanquablement susciter la
publication de nombre de réalisations « live » inédits, type de
parutions dont vos prestations publiques ont déjà fait largement l'objet. Que
pensez-vous de ce phénomène ?
Christa Ludwig : J’ai pris mon parti de l’existence
et de la publication de plus en plus persistante d’enregistrements live. De toute façon, ils tombent dans
le domaine public au bout de vingt-cinq ans sans risques de poursuites
judiciaires pour ses éditeurs. Remarquez, mon mari [Ndr : le comédien et
metteur en scène français Paul-Emile
Deiber] en est l’un des premiers consommateurs, et les collectionne avec
plaisir. Il n’y a rien à faire contre ce phénomène. Quand BMG [Ndr : label discographique racheté depuis par Sony Classical] m'a proposé d’enregistrer le récital de
Salzbourg avant même qu’il ait lieu, j'en ai parlé à mon fils Wolfgang [Berry], que j’ai
eu avec Walter Berry - à 32 ans [Ndr : en 1993], il fait de la musique rock, certainement parce qu’il a été écœuré de l’opéra. Il
se produit à la scène et au disque sous le nom Mark Berry : cela fait plus "américain" ! - Bref, il parlait avec moi
de cet éditeur que je ne connaissais pas « Oh oui, BMG, c’est
formidable, c’est une très grande maison de disques... » Je savais donc que
les responsables de cet éditeur discographique allaient m’offrir les meilleures
conditions techniques d’enregistrement. Nous avons cependant décidé de graver en
studio le récital du Festival de Salzbourg 1993 quelques mois avant qu’il ait
lieu. Il faut néanmoins reconnaître que, réalisé dans d'honnêtes conditions,
l’enregistrement live - ou réalisé
dans les conditions du live - est plus
gratifiant, autant pour l’artiste que pour le mélomane... Le studio est souvent
artificiel, et peut parfois engendrer des excès. Un exemple : on m'a demandé d’enregistrer
la mère des Contes d'Hoffmann de Jacques Offenbach, avec Seiji Ozawa, Placido Domingo, James
Morris, etc... J’ai dit « Oui... Où ? »... Je me rends au studio
de Vienne, personne, ni Ozawa, ni l’orchestre, ni même l’un quelconque de mes
partenaires... personne ! J’enregistre au casque dans des tempi avec lesquels je ne suis pas tout à fait d’accord, et je
demande si je peux entendre - la mère n’a à chanter qu’un unique trio ! - j’écoute…
et je lance : « mais, ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas ma voix
!!! » - « Ne vous inquiétez pas, me répond-on. Les techniciens
arrangeront ça ! » En fait, le baryton avait été enregistré à New York, la
soprano à Londres et moi à Vienne. Tous les studios étant différents, il
fallait retrouver une acoustique constante... En revanche, je me souviens de l'Italienisches Liederbuch d’Hugo Wolf
avec Dietrich Fischer-Dieskau. Lorsque
je suis arrivée dans le studio, Daniel
Barenboïm étant au piano, nous nous sommes retrouvés avec joie, et nous
sommes dit « On y va ! »... Le technicien nous a seulement demandé de
faire un essai de voix et une balance avec le piano. Lorsqu’il nous a proposé
une répétition, nous lui avons tous répondu : « Pourquoi ? »... Et boum, nous avons fait le cycle entier sans
nous arrêter, c’est-à-dire dans les conditions du live. C’était pourtant la première fois que je travaillais avec
Daniel Barenboïm...
B.S. : Qu’est-ce qui vous a conduite à décider de mettre un terme à votre carrière, alors que votre voix est rayonnante
de santé ? Le dernier disque enregistré avant Salzbourg en témoigne. L’on se
dit « Qu’est-ce qui a donc poussé Christa Ludwig à s’arrêter alors qu’il y
a tant de jeunes que ne peuvent faire le tiers de la moitié de ce que vous
faites... Quel gâchis ! »...
Ch. L. : Mieux vaut trop tôt que
trop tard... Je suis vieille... Le métier de chanteur exige un grand
investissement physique, la voix tient à de petites choses qui ont pour nom
cordes vocales, et qui n’ont que quelques millimètres d’épaisseur. Mon
laryngologue viennois me disait que les miennes étaient comme des fils de
laine, alors que si l’on regarde par exemple celles de Birgit Nilsson, elles sont de la taille de mon petit doigt ! Une
corde vocale est un muscle qu’il faut faire travailler sans cesse, ce qui
demande énormément d’efforts, de constants sacrifices qui durent pour moi
depuis quarante-huit ans... Maintenant, je veux enfin parler ! J’adore parler, boire, manger, vivre, ce qui m’est interdit depuis bien trop longtemps. Même si, grâce à mon
métier, je me rends depuis des décennies dans des villes où tant de gens
aimeraient aller, je ne vois en fait qu’aéroports, autoroutes de liaisons, hôtels
et salles de spectacle. Beaucoup de chanteuses se sont arrêtées au moment de la
ménopause, cette dernière engendrant entre autres des problèmes de circulation
sanguine. En 1972-1973, j’ai vécu une période difficile que j’appelle « ma
crise » : j’avais les capillaires qui cassaient sur les cordes vocales. J’ai
consulté trois spécialistes, l’un berlinois, l’autre viennois, le troisième
munichois, trois sommités de la voix. Ils ont constaté que j’avais beau ne pas
parler (les capillaires ne cassaient pas quand je chantais, mais durant mon
sommeil), ma voix était fêlée. Après, à force de silence, j’ai récupéré peu à
peu. Mais c’est devenu de plus en plus difficile de maintenir
« l’instrument » en état. Ne pas y parvenir, cela signifie pas de
cinéma, parce que le voisin peut avoir un rhume, pas de restaurant, parce qu'il
faut parler plus fort que les autres clients pour se faire entendre... Et la
place de la voix de mezzo-soprano chantée n’est pas celle de la voix parlée.
B.S. : Ne souhaitez-vous pas
transmettre cette expérience à de jeunes chanteurs ?
Ch. L. : Tout le monde me demande
« quand allez-vous enseigner ?... Donnez-vous des leçons ? »... Ah
non ! Je ne le peux plus ! J’ai essayé, j’en ai dispensé à Paris à l’Ecole
d'Art lyrique à la demande de Michel
Sénéchal, à l’Ecole Normale de Musique, où j’ai donné des cours
d’interprétation de la musique de Gustav
Mahler, et au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris à la demande
d’Alain Louvier [Ndr : le compositeur était alors directeur du CNSMDP] un autre
cours Mahler, avec pianiste accompagnateur, et même avec orchestre.
Actuellement, je refuse d’enseigner, car il faut parler pour expliquer, parler
aux gens... Et comme je suis de nature très intuitive, explosive, j’aime bien
communiquer... Si je me lance, je ne peux plus chanter pendant quinze jours...
C’est pourquoi je veux arrêter : vivre enfin...
B.S. : Le chant vous a pourtant tout
donné. Si vous avez persisté dans ce métier c'est aussi parce que vous
souhaitiez communiquer, partager votre art...
Ch. L. : Je suis en train d’écrire un
livre à la demande du grand éditeur berlinois Henschl. Une autobiographie dont
la parution est prévue à Pâques prochain [1994]. Il devrait me permettre d’aborder
les années noires de la guerre, alors que j’étais enfant. Il me faut en effet
raconter que j’ai assisté au bombardement de ma maison familiale, que mes
parents et moi nous sommes retrouvés dans le dénuement total à Francfort. Le
titre de ce livre sera peut-être J'aurais
tant aimé être une primadonna... Pourquoi ? Parce que la voix de
mezzo-soprano se situe un peu en haut, un peu au milieu et un peu en bas... Ce
qui fait que, bien que j’aie fait quelques excursions dans des rôles de soprano
dramatique, j’ai toujours été une « seconda donna »... Par exemple, à
la Scala de Milan, lorsque j’ai chanté Der Rosenkavalier
avec Elisabeth Schwarzkopf, il y
avait toujours un projecteur qui suivait Elisabeth, et je n’en avais pas, parce
que je n’étais pas la primadonna, cela en dépit du fait que la Maréchale n’est
pas le personnage principal de l’ouvrage, mais bel et bien Oktavian, le
chevalier à la rose, qui est le rôle que je chantais alors...
B.S. : Ces inconvénients ont cependant
leur corollaire, notamment l’avantage de la durée... La santé de votre voix ne
vous donne-t-elle pas envie de poursuivre votre carrière quelques années
encore, tout au moins dans le domaine du lied et de la mélodie ?
Ch. L. : Lorsque je chante des mélodies,
je m’efforce de choisir celles qui se rapportent à mon âge. Je ne peux plus
donner de lieder de jeune fille. Je ne peux tout de même plus chanter Marguerite
au rouet ! Je suis devenue sa mère !!! Ou alors le faire en
prenant le recul d’une narratrice. Mais je suis vraiment trop âgée. L’avantage
que j’ai eu est d’avoir un répertoire ouvert qui me permettait de diversifier
mes personnages et mon registre vocal, donc de ne pas user et abuser de ma
voix, en tenant par exemple des rôles trop systématiquement tendus... toujours
Isolde... Et le lied qui m’a tout donné. Depuis le retrait d’Elisabeth Schwarzkopf, on a souvent écrit que j’étais la « reine
du lied » !!! Cependant, je dois le reconnaître, il remplit actuellement
plus des neuf-dixième de mon activité.
B.S. :
Justement, vous pouviez très bien faire vos adieux à l’opéra - d’autant que
c’est là qu’il y a le plus de prise de risques pour la voix -, alors que le
lied, plus intimiste, permet de jouer plus finement de l’intellect, de la
sensibilité...
Ch. L. : Détrompez-vous... Avec le lied,
chaque son est exposé dans sa nudité vraie. A l’opéra, on peut masquer les
carences derrière l’orchestre...
B.S. : Ne serait-ce pas aussi le
tournant que prend aujourd’hui le métier de chanteur qui vous pousse à vous
retirer ?
Ch. L. : Ce sont les médias qui créent
la renommée... Ma mère, Eugénie Besalla,
était cantatrice, mais de son temps cela ne se passait pas de cette façon. Dans
les grandes maisons d’opéra type Vienne, c’était très différent des théâtres
courants. Dans ces derniers, l’on chantait avec la voix que l’on avait, ce
pourquoi elle était faite. On la forgeait, et avec les années, elle acquérait
couleur, timbre, volume, force, répertoire... Maintenant, en cette seconde
moitié de XXe siècle, on se déplace beaucoup. Il y a les effets
grossissants, la puissance des médias qui jouent. L’esprit de troupe a disparu.
Les grands ténors, maintenant, chantent sur les stades de football et sous la
Tour Eiffel. Le public s’y rend en nombre, assiste à ces spectacles ravi et
enthousiaste, même si, à la limite, il ne peut savoir si le chanteur se produit
en direct ou en play-back.
B.S. : Vous êtes toujours restée dans
un registre sérieux et grave...
Ch. L. : Je pense que je ne peux rien
faire de mieux que mon métier. Je reviens au livre que j’écris en ce moment. J’envisage
de lui donner un autre titre : Cela
valait-il la peine ? En effet, ce
n’est pas une vie d’être chanteuse. Il ne se passe pas une heure sans que je me
préoccupe de la santé de ma voix en la sollicitant plus ou moins discrètement.
Sauf si je suis au théâtre, silencieuse, au concert ou à l’opéra, ou devant un
film à la télévision... Et encore !... Au milieu du film, subitement, la nuit,
je suis gênée d’être à côté de mon mari, parce que si je me lance, je le
réveille... Alors, je m’en vais dans une autre pièce pour vérifier que ma voix
va bien. Lorsque je me lève le matin, la première chose que je contrôle, c’est
elle... Et si, par hasard, la façon dont je fais sortir de ma voix les
« a-a-a » ne me convient pas, je saute du lit comme une bombe...
Sinon, j’aimerais bien paresser, prendre mon temps au petit déjeuner... Mais si
ma voix ne répond pas à cent-dix pour cent à ce que j’en attends, je me demande
si je dois appeler le médecin... non pas après le petit déjeuner, mais tout de
suite ! Je cours prendre un bain chaud... A Vienne, j’étais à 7h30 chez le
médecin pour savoir ce qui pouvait bien m’arriver... C’est la peur... la
panique ! Et lorsque, à 11h30, je demande à mon mari de téléphoner pour
informer la direction du théâtre que je suis contrainte d’annuler, je retrouve
subitement mes capacités vocales, dégagée de mes craintes. Je suis délivrée...
B.S. : Vous n’êtes pourtant pas une spécialiste
de l’annulation...
Ch. L. : C’est vrai ! Si je m’arrête, ce
n’est pas uniquement pour des raisons physiques. C’est aussi parce que j’en ai
intellectuellement assez. Ma mère a disparu au mois de juin. Elle m’avait bien
recommandé « Surtout, il ne faut pas que tu te survives... » Si on
commence à se poser des questions, à se demander si ce que l’on fait est juste
ou non, c’est vraiment le signe que le moment d’arrêter est venu...
B.S. : La mort de votre mère Eugénie Basella a
cristallisé votre décision. Elle avait suivi le développement de votre
carrière.
Ch. L. : Elle a été mon unique
professeur, quoiqu’aient écrit par ailleurs journaux ou autres notices
biographiques. Quand j’étais enfant, mon père, qui était lui aussi chanteur, ne
savait jamais qui de ma mère ou de moi chantait dans la pièce voisine. Maman
était elle aussi mezzo-soprano. Elle a tenu tous les rôles que j’ai moi-même
chantés. Mais elle a, imprudemment, fait des excursions un peu plus lointaines,
jusqu'à Senta, Elektra. Comme moi, elle a travaillé avec Herbert von Karajan. Maman a non seulement été un professeur de
chant incomparable, mais aussi d'art de vivre. Elle m'a permis d'éviter de
faire les mêmes erreurs qu'elle. Elle s'est arrêtée très jeune de chanter. Elle
avait une grande voix et une superbe présence scénique. Elle a mis un terme à
sa carrière lorsque je suis née afin de ne s’occuper que de moi. Plus tard, elle
devait élever mon fils. Car encore un grave problème de la vie d'artiste, c’est
de ne pas avoir le bonheur d’élever soi-même ses enfants. Je n’ai pas vu mon
fils grandir, c’est ma mère qui s’en est occupée... Sur le plan professionnel,
ma mère était un maître prodigieux. Les plus grandes cantatrices venaient
régulièrement voir « Frau Pr. Ludwig » lorsqu’elles commençaient à
connaître des problèmes avec des notes, des phrases... A quatre vingt douze
ans, alors que je préparais cet été mon avant-dernier récital à Salzbourg, mon
mari est allé chercher ma mère à Vienne et l’a amenée pour qu’elle m’écoute
filer tout mon Liederabend salzbourgeois.
A un moment arrive un lied dont un mot me pose de sérieux problèmes. Ma mère me
dit « Ce n’est pas bon, vraiment pas bon, ça ! » - moi : « Oui,
je ne sais pas ce que j’ai depuis quelques jours, ça ne sort pas
normalement » - elle : « C’est normal, tu ne respires pas assez,
et tu fais geli-iebte... Il ne faut
pas ouvrir le “e”, il faut penser “ü”, monter plus haut », et ma mère
chante - à quatre vingt douze ans ! -, geli-übte,
merveilleusement... Alors que moi j’ose lui déclarer : « Je n'y arrive pas
! », - « Parce que tu n’as pas assez travaillé ! », me répond-elle,
avant de poursuivre, « retravaille-le, je m’absente une minute... »
Quelques secondes plus tard, j’entends, venant du lieu où elle s’était retirée
quelques instants, «geli-übte»... Elle
a continué à me donner des conseils jusqu'à sa toute dernière heure. Je
travaillais, elle était dans la pièce d’à côté, ouvrait subitement la porte, disant « C'est trop
bas ! Cela ne va pas du tout ! C’est serré, beaucoup trop serré ! », et
elle refermait la porte. Elle ne m’a jamais quittée, jusqu’à la fin. Elle a
toujours habité chez moi, en Allemagne, à Vienne, en Suisse, en France, où que
je me trouve.
B.S. : Vous souvenez-vous des débuts
de votre carrière ?
Ch. L. : C’était en 1945. Je chantais
des lieder dans les cafés, les salles de restaurant... Un peu partout, je
chantais du « moderne », de l’opéra, des soirées mixtes. Je n’ai
vraiment abordé le répertoire dramatique qu’en 1948, à l'Opéra de Francfort. C’était
dans Tosca,
à l’arrière-scène, dans le rôle du pâtre. Ensuite, dans ce même
théâtre, j’ai beaucoup travaillé avec Georg
Solti. Je devais très souvent le retrouver par la suite, à la scène comme
au disque. Mais à cette époque-là, je ne pouvais pas le regarder, sinon je n’étais
plus en mesure.... Je voudrais noter ici une différence entre Karajan et Solti : Solti donnait un départ à un musicien ou à un chanteur
comme un ordre impératif, en fermant son geste, alors que Karajan a toujours
donné une attaque en ouvrant les bras. Il ouvrait plutôt que d’intimer un
ordre...
B.S : Vous avez chanté sous la
direction des plus grands chefs d’orchestre...
Ch. L. : En effet, la chance a voulu que je me produise sous la direction
des plus grands chefs d’orchestre de mon temps. C’est vraiment important. Ma
première chance a été Karl Böhm, qui
est venu me chercher. On m’avait dit « On cherche à Vienne un mezzo comme
vous, il faut y aller ». J'ai répondu « Oh non-non-non, on m’a
tellement raconté de choses sur Vienne »... Böhm, qui était à l’époque le
directeur de l’Opéra, est arrivé, m’a dit : « Moi, je veux vous
auditionner quand même, chantez-moi quelque chose. » Alors, j’ai chanté
tout ce que je savais, et il a fini par me dire « Très bien, vous me
chanterez Cherubino ! » C'était en 1954, et je ne connaissais pas le rôle.
Il m’a engagée l’année suivante, avant l’inauguration de l’Opéra d’Etat de
Vienne reconstruit. La troupe comptait alors dans ses rangs les Anton Dermota, Lisa della Casa, Irmgard Seefried, Dietrich Fischer-Dieskau, Paul
Schöffler, Sena Jurinac, Martha Mödl... C’était la grande époque... Pour moi, le Staatsoper
de Vienne représentait le Walhalla. Mes parents n’avaient pu chanter qu’au
Volksoper. Appartenir à la troupe de l’Opéra de Vienne était vraiment
incroyable. Avant, j’étais à Francfort, Londres, Darmstadt, et je me disais que si je ne
réussissais pas vraiment je me marierais, aurais beaucoup d’enfants et
abandonnerais le chant. Böhm, en m’appelant à Vienne, m’a confortée dans ma
carrière, et est devenu mon père spirituel.
B.S. : Karl Böhm n’avait pas la réputation d’être un tendre...
Ch. L. : Il n’était pas facile, en effet.
Mais quand il aimait quelqu’un, il l’aimait profondément. Et il connaissait
parfaitement les voix. Il n’aurait jamais fait chanter à quiconque quelque
chose qui ne lui convenait pas. Il m’a énormément aidée. Il m’appelait toujours
« Mein Kind » [Ndr : Mon enfant]. Il y avait en effet entre nous
un lien exceptionnel : je suis née le même jour que son fils Karlheinz [Ndr :
comédien, le fils de Karl Böhm,
Karlheinz Böhm (1928-2014), s’est rendu célèbre par son incarnation à
l’écran de l’empereur François-Joseph Ier d'Autriche dans la
trilogie consacrée à l’impératrice Sissi, rôle tenu par Romy Schneider.
Karlheinz Böhm s’était par la suite engagé dans l’aide humanitaire en Afrique].
C’était un lien supplémentaire. Je connaissais très bien Madame Böhm. J’ai fait beaucoup de choses avec Karl Böhm, des
grands rôles de Mozart à Verdi (Lady Macbeth)... Mon manager,
une New-Yorkaise, a dit que j’ai été le chouchou de tous les grands chefs
d’orchestre parce que j’ai une certaine musicalité qui répond à celles des
grands noms de la direction. C’était parfait avec Böhm, Karajan, Solti, Ozawa, Bernstein, mais
aussi avec des plus jeunes comme James
Conlon, James Levine.
B.S. : Quels ont été vos relations
avec Karajan, que d’aucuns
considèrent comme un briseur de voix ?
Ch. L. : Parlons du rôle d’Isolde... A un certain moment, Bernstein, Böhm,
Karajan, m’ont tous trois demandé de chanter Isolde. Karajan m’a même demandé Brünnhilde pour Salzbourg, ce que je n’ai
pas voulu faire. Il a très bien accepté mon refus, non seulement parce qu’il m’aimait
beaucoup mais aussi parce que j’exprimais ce refus en toute connaissance de
cause. Il me disait : « Si vous ne me chantez pas Isolde, faites-moi au
moins Brangäne... » Contrairement
à sa réputation, il ne m’a jamais contrainte à chanter ce que je ne voulais pas
et ne pouvais pas assumer. En fait il n’a jamais forcé personne, et ceux qui
affirment le contraire sont des menteurs. Ce n’est pas vrai, ce n’est pas la
raison ! Si on lui parlait normalement, non comme un « ténor », non
comme une « diva », mais en « artiste », Karajan comprenait tous les mots. Il
suffisait de dire simplement « J'ai essayé, et je ne peux pas... »
Lorsqu’il m'a demandé de faire Isolde, j’ai travaillé trois ou quatre mois,
puis je lui ai laissé le temps de chercher quelqu’un d’autre, et que m’a-t-il
dit ? : « Mais vous savez, Frau Ludwig, vous faites très bien de me dire
cela, parce qu’un chien, on peut lui commander "saute par la fenêtre"
; à un chat, jamais ! » Je le regardais, étonnée... « Je vous demande
"sautez", vous ne le faites pas : vous êtes comme un chat ! C'est
très bien ! » Pour Karajan, la
voix était un instrument comme un autre qui sortait de l’orchestre. Il
réclamait à ce dernier de prendre la couleur de la voix qui venait d’achever
une phrase magnifique, ou à la voix de se faire clarinette. Il demandait
toujours : « Vous chantez cela pour moi. » Et lorsque je lui
disais que je ne le pouvais pas, il le comprenait parfaitement, sans faire d’histoire.
Il était fidèle...
B.S. : A propos d’Isolde, un certain nombre de mezzo-sopranos choisissent aujourd'hui
d'aborder le rôle...
Ch. L. : Quand les trois chefs m’ont
demandé de faire Isolde, j’étais très heureuse. Je venais d’enregistrer la Mort d'Isolde avec Otto Klemperer. Cela de façon tout à fait imprévue. Tout simplement
parce que le disque n’était pas assez long avec la seule Rhapsodie pour contralto de Brahms. Du coup, Klemperer m’a demandé
si je connaissais la Mort d'Isolde :
« Cela serait très bien sur le disque, m’a-t’il dit, alors demain matin :
Isolde ! » Bref, ce disque conquit ces chefs d'orchestre, séduits qu’ils
étaient par la couleur de ma voix qu’ils jugèrent parfaite pour Isolde. Et
arrive une audition que j’organise à New York. Je réunis deux dames, maman et Sinka Miller, qui m’avait fait
travailler Lady Macbeth et en qui je faisais entière confiance. Excellents
professeurs, les deux dames étaient là, ainsi que le pianiste... Et j’ai chanté
Isolde, rôle qui tient 1h25 d’horloge... Réactions communes, on s’émerveille,
crie « bravo »... « Merci... jamais ! » La conclusion a été
« Tu le fais, le chef d’orchestre aura un immense succès, toi aussi
probablement, on va dire enfin on a une voix qui... que... etc., et tu abrèges
ta carrière de cinq ans... » En vérité, ce sont les répétitions qui tuent
: chanter Isolde une fois, cela peut aller, mais plusieurs, c'est mortel. Quand
j’ai informé Böhm que Bernstein voulait me faire chanter Isolde, il m’a
dit : « Non-non-non-non, c’est un assassin, tu ne dois pas faire ça, jamais
! Avec moi tu peux !... »
B.S. : Vous n’avez que très peu changé
de partenaire dans le répertoire du lied.
Ch. L. : J’ai toujours travaillé avec
les mêmes artistes. C’est dans ma nature. Je suis à la fois une femme fidèle et
reconnaissante. Je tourne avec des gens qui m’ont donné ma chance. J’ai
toujours gardé conscience de l’importance des personnes qui m’ont aidée à franchir
les étapes. Sans elles, je ne serais rien aujourd'hui. Lorsque l’on me
dit : « Tu aurais fait la carrière que tu as faite sans l'aide de
quiconque », je réponds : « Non, tous ont été là pour moi. Sans
eux je n’aurais rien fait ! » Ce n’est pas une bonne idée que de changer
trop souvent d’accompagnateur. C’est très bien pour l’affiche, pour le
business... Je suis quant à moi restée fidèle à mon accompagnateur. D’abord
parce que je suis flémarde. Nous nous connaissons bien, et nous n’avons pas
besoin de faire de répétitions. Nous pouvons l’un et l’autre nous rassurer
mutuellement. Actuellement, je travaille avec Klaus Spencer, que je côtoie depuis
une dizaine d’années, c'est-à-dire depuis qu’Erik Werba a abandonné le métier. Werba était un merveilleux musicien.
Avec lui un Schubert était un
Schubert, un Mahler était un Mahler,
un Wolf était un Wolf... Et il en
aurait appris à tous les pianistes. Malheureusement, les doigts ne suivaient
pas toujours. Il possédait un art, une connaissance exceptionnels, c'était une
véritable encyclopédie musicale vivante. Mais avec lui, dans le lied, nous n’avons
jamais pu instaurer de véritable dialogue, il était et restait seulement
accompagnateur. Il n’a jamais souhaité autre chose. Il m'a énormément appris, donné ma chance dans ce répertoire, et il m’a même imposée, parce que j’étais
à l'époque une parfaite inconnue. Il organisait tout, clamant partout, avec son
cheveu sur la langue, « Il faut prendre Christa Ludwig, elle est très
bien... » Il faisait les programmes qu’il savait admirablement doser. Il
savait aussi dans quelle ville, dans quelle salle il fallait chanter tel ou tel
lied...
B.S. : Cette passion pour le lied vous
a-t-elle toujours accompagnée ?
Ch. L. : Oui, ma mère m’a toujours dit
qu’il fallait tout chanter, aborder indifféremment le répertoire avec
orchestre, celui du théâtre et le lied. Enfant, je m’accompagnais moi-même au
piano. C’est pourquoi je ne sélectionnais que des mélodies graves aux tempi lents... Adagio ! A trois ans, je
chantais déjà. J’imitais tout ce que j’entendais. Un peu plus tard, j’allais à
l’Opéra, mon père, Anton Ludwig,
étant directeur, metteur en scène et chanteur - il a chanté avec Enrico Caruso au Metropolitan Opera !
J’ai tout appris sans vraiment apprendre.
B.S. : A l’époque où vous avez abordé Gustav Mahler, sa musique n’était pas encore
en vogue.
Ch. L. : J’ai chanté quelques lieder de Mahler dès 1954, et très tôt le Lied
von der Erde. La première fois que j’ai abordé ce cycle c’était à
Hanovre. Je n’y ai alors strictement rien compris. Quand j’ai fait l’enregistrement
avec Klemperer, je ne savais presque
pas de quoi il s’agissait, particulièrement dans le dernier lied, Der Abschied. Klemperer m’a demandé « Mais qu'est-ce que c'est ça ?... C’est
une marche funèbre » - « Ah oui... » Je ne savais pas du tout ce
que c’était ! Je n’ai rien saisi. Absolument rien ! J’étais bête... C’est
surtout Bernstein qui m’a éclairée
sur les spécificités de Mahler et de son œuvre. C’est avec lui que je suis
devenue une vraie mahlérienne. Les chefs ont tous aimé ma voix dans Mahler à
cause de son velours, de sa chaleur.
B.S. : C'est ce qui caractérise l’ensemble
de votre répertoire, depuis Leonore, qui ne répond pas exactement à votre
tessiture, mais suscite comme nul autre rôle ce côté chaleureux, rassurant,
particulièrement humain de votre voix.
Ch. L. : Le disque que j’emmènerai sur
une île déserte est le Fidelio que j'ai enregistré avec Otto Klemperer et Jon Vickers.
Il y a un critique qui avait écrit à Salzbourg avant que j’enregistre l’ouvrage,
que ma Leonore était très belle, tout en me souhaitant « des soirées plus
tranquilles » ! Il ne s’était pourtant rien passé d’imprévu ce soir-là,
mais l’on me sentait tellement nerveuse. Leonore est mon enfant de soucis, le
rôle que j’aime le plus. J’adore ce personnage : il contient l’humanité
entière. Ma mère l’a beaucoup chanté dans les années trente en Allemagne. Mais
je l’ai surtout appris de Bernstein.
B.S. : Vous avez beaucoup travaillé
avec Leonard Bernstein.
Ch. L. : Oh oui, oui, oui. Nous
avions de si nombreux atomes crochus... Une vraie passion de musiciens nous unissait. C’était surtout l’homme Bernstein
qui était extraordinaire, ce n’était pas seulement une adoration que je portais
à l’égard d'un chef d'orchestre ou d’un compositeur. C'était un homme
chaleureux, généreux, profondément humain, d’une intelligence remarquable.
C’est l’artiste avec lequel j’ai eu le plus d’affinités. C’était un être
authentique. Böhm était mon père
musical, Karajan était une grande adoration
pour le génie de sa direction... Bernstein,
était un être de chair et de sang dans toute son authenticité. Il n’était pas
homme à être sur un piédestal. Karajan, oui !
B.S. : Il a beaucoup été dit que vous
étiez la plus viennoise des cantatrices berlinoises.
Ch. L. : J’ai appris à être Viennoise.
Et quand on apprend, c’est comme une conversion : on devient plus Viennois que
le Viennois le plus authentique... Vienne est ma ville d’adoption ; c’est la
ville de la musique par excellence. Même si les Viennois n’ont pas compris
grand-chose à la musique de leurs génies contemporains... Thomas Bernard dit que les Autrichiens étaient tellement
catholiques qu’ils se sont interdit d’écrire, et se sont tournés vers la
musique...
B.S. : Parmi les Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Brahms, Verdi, Wagner, R. Strauss, Mahler, Wolf, quels sont ceux dont vous vous sentez la plus proche. Vous
avez évoqué Beethoven, votre « enfant de douleur », qui vous est très
proche de cœur. Les grands personnages que vous avez interprétés ont tous une
dimension humaine, sensible, y compris Lady Macbeth.
Ch. L. : Lady Macbeth n’est pas le seul
rôle Verdi que j’ai tenu. J’ai
également été Amneris, Eboli, Bal Masqué,
Il Trovatore... Il existe un disque
pirate qui témoigne de mes prestations verdiennes, Christa Ludwig singt Verdi... C’est très moche ! Mais il n’en reste
pas moins vrai que, sur le plan international, mon nom est essentiellement
attaché à Beethoven, R. Strauss, Pfitzner, Brahms, Mahler, Mozart et Wagner.
Cependant, le compositeur avec lequel je me sens le plus naturellement en confiance,
comme dans un cocon, c’est Hugo Wolf.
Ne plus chanter ses lieder est certainement l’unique chose que je regretterai
lorsque je me serai définitivement retirée. Ses lieder sont ceux où paroles et
musique sont le plus étroitement imbriquées, et ma voix s’y sent vraiment chez
elle.
B.S. : Vous avez côtoyé les plus
grands chanteurs de votre époque avec lesquels vous semblez même avoir formé
une troupe...
Ch .L. : Il y avait cette équipe
constituée par Böhm et qui comptait dans ses rangs Leonie Rysanek, Walter Berry,
James King, Jess Thomas, Thomas Stewart
pour les Mozart, les Strauss, les Wagner... Autrement, nous nous produisions
dans un lieu, et nous en allions, sans nous connaître. J’ai également beaucoup
aimé travailler avec Elisabeth
Schwarzkopf.
B.S. : Parmi les opéras de votre
répertoire, vous mentionnez Fidelio... Il y a aussi La Femme sans Ombre. La Teinturière, est l’un de vos rôles fétiches dont les
mélomanes se souviennent lorsque vous formiez à la fois à la scène et dans la
vie un couple avec Walter Berry. On
sentait à l’époque une grande connivence entre vous deux, notamment au disque,
enregistrant ensemble entre autres les Wunderhorn
Lieder de Mahler
avec Bernstein (Sony/CBS), ou Judith
et Barbe-Bleue avec Istvan Kertesz
(Decca). On y percevait un grand naturel. Cette connivence représente-t-elle un
idéal artistique ?
Ch. L. : Pas du tout... En fait, il
existait entre nous une concurrence énorme. Je me souviens de récitals lourds.
Le matin au réveil, l’un disait « Je n'ai pas dormi », l’autre
renchérissait « Moi non plus, ma voix ne va pas », l’autre aussi
« Ma voix ne va pas »... Dans la salle de bain, on s’échauffait la
voix, l’autre disait « Ne fais pas ça, je ne peux pas me
concentrer »... C’était un calvaire !!! En fait, ce n’est pas du tout agréable
! Et si l’un a de meilleures critiques que l’autre, c’est la tragédie. Pour les
cachets, c’est pareil. Et quand je chantais la Teinturière auprès de Walter [Berry], nous avions déjà divorcé... Il y avait des tensions énormes.
C’était vraiment très dur. On était toujours ensemble, à l’hôtel, aux
répétitions... Nous ne nous quittions jamais, et les chefs d’orchestre
n’étaient pas gentils : « Et pourquoi vous ne pouvez-vous pas faire
ça, alors que le peut ? » Karajan,
Böhm étaient vraiment désagréables
avec nous.
B. S. : Vous avez été l’un des piliers
du Festival de Salzbourg…
Ch. L. : J’y ai chanté pour la première
fois en 1955. Je déteste le climat de Salzbourg : le vent me donne des
migraines terribles. Je m’emmitoufle dans des couvertures pour me protéger la
tête... J’ai tout chanté à Salzbourg. Le public ne se plaint jamais, il est
facile à vivre. Je ne comprends pas les critiques qu’on peut lui faire. Ce
n’est pas parce qu’il paie des fortunes pour des spectacles inaccessibles au
plus grand nombre qu’il est demeuré ! Et si les opéras sont archicombles, il y
a toujours des places libres pour les récitals. La politique menée par Gérard Mortier [Ndr : Gérard
Mortier était alors directeur général du Festival de Salzbourg depuis 1992,
poste qu’il quittera en 2001] est très bonne, même si les places sont encore
très chères. Il a raison de refuser de verser des cachets astronomiques à
certains artistes. Il a cependant été décidé que tous les récitals se feraient
au Mozarteum. J’ai dit « Ah bon !? » Pourtant, subitement, j’apprends
qu’une autre personne venait de chanter au Festspielhaus. Et j’ai fait
« Ah, mais pourquoi ?... J’ai toujours rempli le Festspielhaus... Pourquoi
me met-on maintenant au Mozarteum ? Surtout que, je dois vous le dire, ce sont
mes adieux et c’est la dernière fois que je chante à Salzbourg » -
« Ah, bon... En ce cas... » C’est là que Gérard Mortier a le plus à
faire : deux personnes remplissent la salle de la même façon, avec un succès
tel qu’il faut ajouter des chaises vendues sur la scène au même prix...
Pourquoi l’une se voit offrir une plus grande scène que l’autre ?... Là,
ce sont des problèmes de maisons de disques qui entrent en ligne de compte. Il
va falloir que Mortier s’en sorte. Mais pourquoi paie-t-on une personne dix
fois plus que l'autre à renommée égale ? Mortier dit « Non, je donne le
même cachet, le reste ne me regarde pas ! » Il a raison, ce sont les
sponsors, les maisons de disques, etc. qui décident, or ce n’est pas à eux de le
faire !
B.S. : Salzbourg, Bayreuth, Lucerne se sont arrachés votre
collaboration. Quel est parmi ces trois illustres festivals celui qui vous
convient le mieux ?
Ch. L. : Bayreuth, pour le contact avec le public. L’on peut aller vers lui
sans contrainte, et il est merveilleusement réceptif. Les contacts sont simples
et naturels. Mais me produire sur la scène du Festspielhaus m’est plus
difficile, voire douloureux. En effet, je n’aime pas les chanteurs wagnériens,
ils sont trop « épais ». Ils ne savent pas se conduire. Le deuxième Parsifal
que j’ai fait à la scène, ce fut avec Pierre
Boulez. Un jour de représentation, au troisième acte, alors que j’étais
déjà allongée sur le plateau, la basse s’est retournée et a craché par terre.
J’étais écœurée... Mais l’atmosphère de Bayreuth est beaucoup plus sympathique,
moins fine mais plus amicale que celle de Salzbourg. A Salzbourg, on boit du
vin, à Bayreuth, on boit de la bière... Quant à Lucerne, j’ai choisi d’y vivre voilà trente ans !
B.S. : Attachez-vous de l’importance à
la défense de la musique contemporaine ?
Ch. L. : Aux lendemains de la guerre, j’ai
beaucoup fait de musique contemporaine. J’ai travaillé à Donaueschingen, Darmstadt,
chanté Luigi Nono, Pierre Boulez, Bruno Maderna, Hermann
Scherchen, tous les grands musiciens de la génération d’après-guerre.
Après, il faut répondre à la demande, et ce que les gens demandaient, c’était
d’entendre Schubert, Brahms. Ce n’est pas de ma part un refus de faire de la
musique contemporaine. Voilà deux ans, au cours d’un liederabend de Salzbourg, j’ai chanté du Gottfried von Einem.
B.S. : Il n’a pas la réputation d’être
un grand novateur...
Ch. L. : Ne croyez pas cela. Il a fait
fuir une partie du public ! Une fois, j’ai proposé de donner un récital gratuit
de mélodies d’un compositeur hongrois mort à Auschwitz. Les organisateurs ne
m’ont pas laissé faire, et m’ont dit « Surtout pas ! » J’ai créé le
rôle de Claire dans La Visite de la
Vieille Dame (Der Besuch der alten
Damen) de Von Einem ; il est
affiché à l’Opéra de Vienne ; on fait nombre de répétitions, et à la deuxième
représentation il ne fait pas même une demi salle. La musique contemporaine
demande beaucoup d’efforts, et on n’a pas le temps de travailler ces œuvres
nouvelles qui, de plus, ne sont que très peu demandées par les théâtres. Même
si un Beethoven nécessite temps et
énergie, on a plus de chance de le donner cent fois qu’un ouvrage du XXe
siècle. En Allemagne, même Debussy
est mal accepté par le public, ne serait-ce qu’en raison de la langue. Je n’ai pas
beaucoup travaillé avec Pierre Boulez.
J’ai chanté avec lui à New York lorsqu'il était directeur du Philharmonique,
dans des extraits de Wozzeck l’année où il avait monté
une saison Berg/Liszt. Après, j’ai fait des Mahler sous sa direction.
B. S. : Wagner est également un compositeur qui vous convient parfaitement.
Kundry est un personnage fabuleux.
CH. L. : C’est le plus beau personnage
féminin de Wagner. Kundry est un grand mystère, l’on ne sait qui elle est, ni
d’où elle vient, elle cherche le salut. J’ai chanté Kundry pour la dernière
fois à New York avec Jon Vickers... Quand il a abordé son dernier acte...
pfouuh !... Cet homme-là était vraiment extraordinaire... Il avait quelque
chose dans la voix qui était unique. Et son Peter Grimes ! Il était vraiment le
personnage !
B.S. : Le plus beau souvenir de votre
carrière ?
Ch. L. : La Femme sans Ombre à New York... J’adore New York. Le public y
est extraordinaire. La salle du Metropolitan Opera est l’une des plus belles du
monde, l’acoustique est exemplaire. Cette Frau
ohne Schatten réunissait ce soir-là, sous la direction de Karl Böhm, Leonie Rysanek, James King,
Walter Berry... bref la grande
équipe avec laquelle j’ai fait le tour du monde. C’était la semaine d’ouverture
de la nouvelle salle du Lincoln Center, la première fois que l’ouvrage était
donné en Amérique. Un événement formidable.
B.S. : La Femme sans Ombre est l’un des cinq ou six plus grands
chefs-d'œuvre de l’art lyrique du XXe siècle...
Ch. L. : ... Je ne le pense pas... Mais
vous savez, au fond, je n’aime pas vraiment Richard Strauss. J’apprécie
certaines choses, notamment Elektra, opéra extraordinaire...
B.S. : ... Qu'Ozawa, lors de l'enregistrement auquel vous avez participé à Boston,
ait coupé cette oeuvre davantage que de coutume ne vous choque-t-il pas ?
Ch. L. : Qu'Ozawa tranche dans le vif d'Elektra, c’est normal : ce sont des
coupures que l’on fait à Vienne, ainsi qu’à Munich. Strauss les a acceptées...
B.S. : Certes, il les a acceptées,
mais à contre cœur... et Ozawa a coupé bien plus que Strauss ne l’a jamais
envisagé...
Ch. L. : Cet ouvrage est trop long, il y
a des phrases d'Elektra, de Chrysothemis qui sont vraiment beaucoup
trop développées. C’est moche. Cela n’a rien à voir avec les difficultés de
l’écriture vocale. C’est comme la dernière aria
de Marcelina dans les Noces
de Figaro : on coupe, c’est la tradition. Point à la ligne... Aujourd’hui
on veut tout en intégralité...
B.S. : Mais il vaut peut-être mieux
proposer des petits airs comme celui de Mozart,
que de ressortir du Ambroise Thomas
[rires de Christa Ludwig]...
Ch. L. : ... On cherche à renouveler le
répertoire en faisant du neuf avec du vieux... Pour revenir à Elektra,
la musique en est splendide. C’est bien plus intéressant que Rosenkavalier.
Dans ce dernier ouvrage, seuls le quintette et le monologue de la Maréchale sont intéressants. Le Strauss
de Capriccio
est bien plus captivant. Je reconnais cependant que Strauss a toujours admirablement écrit pour la voix. Je n’ai jamais
cessé de chanter ses mélodies, tout en confessant que parmi ses deux cents
lieder, il s’en trouve beaucoup qui ne sont pas nécessaires. Il n’y a pas
de passion chez Strauss, de naturel, d’âme. Tout est fait avec malice et un
savoir-faire prodigieux. A vrai dire, je pense qu’il n'est pas du tout...
érotique !
B.S. : Au fond, quel est votre
compositeur de prédilection ?
Ch. L. : Intellectuellement, c’est Monteverdi
que je préfère. Pour le cœur, le « ventre », c’est Puccini. Pour les grandes choses de
l’esprit, Bach. J’aime Mahler. Pfitzner aussi. Il y a chez ce dernier de jolies choses, ses lieder, son
opéra Palestrina... C’est beau, extraordinaire... et les mélodies !
Je les chante beaucoup en Allemagne. Les textes qu’il a mis en musique sont
magnifiques. Le lied, c’est aussi défendre un texte : on doit chanter le poème
et parler la musique. C’est ce qui fait la grandeur d'Hugo Wolf.
B.S. : Monteverdi, Bach sont
aujourd’hui marqués par le style dit « baroque », à tel point que les lectures traditionnelles sont
vouées aux gémonies. Impossible désormais d’envisager une Passion selon saint Matthieu de Bach telle que vous l’avez enregistrée
sous la direction de Klemperer, ni même celle de Karajan.
Ch. L. : Je trouve que les adeptes du
baroque défendent ce style sous de faux prétextes. Cela leur permet de voiler
une carence de musicalité, de cœur. C’est à la fois de l’arrogance et de l’impuissance.
Harnoncourt le premier, puis tous ses épigones focalisent leur attention sur la
mesure seule, sur la note écrite. Mais ce qui est derrière ne leur importe
guère. Il n’y a aucune personnalité ; les voix manquent de volume, les timbres
sont secs... Ces chanteurs ne sont pas même identifiables à l’écoute, comme
pouvaient l’être un Jon Vickers ou
un Carlo Bergonzi. Il faut cependant
reconnaître qu’ils chantent bien. Mais, n’ayant rien à offrir, ils se cachent
derrière l’authenticité, le style, le compositeur, le respect de... une
soi-disant tradition. Aujourd'hui, tout est uniquement question de technique.
B.S. : Considérant l’énorme héritage
artistique qui est le vôtre, peut-on attendre de votre part que vous le
transmettiez, notamment par l'enseignement ?
Ch. L. : J’ai tellement travaillé... Je
ne veux plus rien faire ! Peut-être donner de temps en temps un cours, mais c’est
tout. En fait, en prenant ma retraite, je ne vois pas bien ce que je vais
pouvoir faire... A un moment de ma vie, avec mon mari comédien metteur en
scène, j’ai eu envie de créer une école d’art lyrique où nous aurions enseigné le
maintien, la présence en scène... Mais il nous aurait fallu organiser tourt cela,
disposer de beaucoup d’argent, de locaux, de matériel, de personnel, d’un
directeur de l’école... Bref, nous en avons parlé à droite et à gauche, et un
jour alors que je travaillais avec Michel Sénéchal qui m’avait invitée comme
professeur à l’Ecole d’Art Lyrique, il s’est fâché avec Georges-François Hirsch, alors Directeur de l'Opéra de Paris. Celui-ci nous a contactés et nous a offert la
succession de Michel Sénéchal, en
nous donnant carte blanche. Après tout, pourquoi pas ? : là, on a les locaux,
les possibilités humaines et matérielles. Nous avons étudié le projet... Puis,
alors que nous discutions avec nos différents interlocuteurs, chacun nous
interrompait en nous affirmant que nous nous fourvoyions, notamment en raison des
conventions collectives qui exigeaient par exemple la présence permanente dans
les locaux d’un laryngologue... Hirsch nous avait pourtant dit que nous
pouvions faire ce que nous voulions... Notre projet a fini peu à peu par se
désagréger, et nous avons renoncé...
Nous avions pourtant prévu Nicolaï
Gedda pour le répertoire russe, Elisabeth Schwarzkopf pour le lied...
bref des tas de gens capables... L’idée nous titille encore. Mais comment nous y
prendre et où nous implanter ? En attendant, en juillet prochain en Allemagne
dans le cadre du Festival de Schleswig-Holstein, je donne avec mon mari des
cours qui nous permettront par exemple de concentrer nos efforts sur la scène X
des Noces de Figaro, la scène Y de Cosi fan tutte, etc. : j’en ferai
chanter une partie deux heures durant tandis que mon mari s’occupera des
autres, puis nous nous retrouverons tous... Nous avons d’autres demandes qui
émanent de la Manhattan School of Music et du Metropolitan Opera. En Grèce, J’ai un projet à Athènes et un
autre avec BMG et le mécène grec, M. Landrakis,
qui s’est attaché à la transmission d’héritages artistiques auprès de jeunes
musiciens. L’éditeur va réaliser plusieurs enregistrements vidéo qui formeront
une sorte de complémentarité avec le disque. En contrepartie de son offre, M.
Landrakis a simplement demandé une copie pour son école. BMG enregistrera également
à Vienne mon récital d’adieux.
B.S. : Vous portez la plus grande
attention à votre ultime tournée.
Ch. L. : J’ai voulu la faire en compagnie
des compositeurs qui m’ont accompagnée toute ma vie. Néanmoins, à Vienne, je
donnerai un autre programme qu’à Salzbourg. Il ne réunira que des
« Viennois ». Mon ultime mélodie sera "... Morgen..." de R. Strauss. Avant, il y a le Japon, et
probablement en octobre de l’année prochaine la Chine. Si tout va bien, ma
toute dernière prestation devrait se tenir le 20 novembre 1994 au Staatsoper
de Vienne. On voulait m’y faire chanter la Waltraute du Crépuscule des dieux dans le cadre d’une représentation
d’abonnement [Ndr : en fait, elle chantera Fricka de L’Or du Rhin et La Walkyrie
en 1994 au Metropolitan Opera de New York]. Mais j’ai dû refuser, la production
ne me convenant pas. Finalement, on m’offre une soirée où je pourrai inviter
mes amis, un peu comme Régine Crespin
l’a fait à l'Opéra de Paris. Le Philharmonique
de Vienne a accepté. J’aime tellement le son si particulier de cet
orchestre lorsque je chante au milieu de ses musiciens. Je ne ressens pas ce
bonheur avec d’autres orchestres. Le Philharmonique a une patine si
particulière, les violons exhalent une sorte de... décadence unique. Je n’ai
retrouvé le même son qu’avec les seuls orchestres israéliens. J’introduirai
cette soirée par quelques lieder de Mahler avec orchestre, et la conclurai avec
... Morgen..., lied de Strauss avec
violon obligato... C’est si beau ! Ce
chant qui ne commence ni ne se termine, donnant comme nul autre un sentiment
d’éternité... « ... Et demain, le soleil se lèvera encore... » Puis
la fin de soirée se déroulera avec ou sans moi, mais avec mes amis, qui
joueront du classique, du jazz et... du rock, avec mon fils, qui composera
peut-être une chanson pour l’occasion. Après, ce sera fini...
B.S. : Le silence ?
Ch. L. : Non, au contraire : je
vais enfin pouvoir parler...
Propos recueillis par Bruno Serrou
Saint-Nom-la-Bretèche,
9 octobre 1993