lundi 29 mai 2017

La grande claveciniste Elisabeth Chojnacka, qui fit tant pour la création musicale contemporaine, s’est éteinte à l’âge de 77 ans

Elisabeth Chojnacka (1939-2017). Photo : DR

Grande figure de la création musicale contemporaine, Elisabeth Chojnacka a ravivé l’intérêt des compositeurs du XXe siècle pour un instrument à l’image connotée salons de l’ancien régime, le clavecin pour en faire un instrument moderne à travers le nombre considérable d’œuvres qu’elle a commandées et inspirées auprès des compositeurs les plus divers et parmi les plus grands de notre temps. C’est le plus souvent grâce à elle que ces derniers ont découvert « combien fantastiquement unique est encore le vieil instrument » : Iannis Xenakis, György Ligeti, Franco Donatoni, Cristobal Halffter, Maurice Ohana, Marius Constant, François-Bernard Mâche, Luc Ferrari, Sylvano Bussotti, Henryk Gorecki, Michael Nyman, Maki Ishi, Betsy Jolas, Toshi Ishyanagi, pour ne citer qu'eux. Une jeune génération de compositeurs a pris la relève, comme Steve Montague, Mauricio Sotelo, Martin Matalon, Pawel Mykietyn, Dmitri Yanov-Yanovsky, Yann Maresz parmi de nombreux confrères, confirmant ainsi la permanence de l’intérêt du clavecin.

Elisabeth Chojnacka (1939-2017). Photo : DR

Née à Varsovie le 10 septembre 1939, Elisabeth Chojnacka a fait ses études musicales à l’Académie de Musique Frédéric Chopin, où elle avait obtenu un premier prix en 1962 et un Master of Arts. Puis elle se rend à Paris où elle devient l’élève d'Aimée Van de Wiele. En 1968, elle remporte le Premier Prix du Concours International de Vercelli en Italie, et donne deux ans plus tard son premier récital de clavecin contemporain, à Paris. En 1971, elle enregistre son premier disque de musique contemporaine, « Clavecin 2000 ». En 1972, elle commence à collaborer avec les groupes de musique contemporaine Ars Nova, Domaine Musical, 2e2m, L’Itinéraire, London Sinfonietta, Asko Ensemble, Ensemble Intercontemporain, Xenakis Ensemble. 

Elisabeth Chojnacka (1939-2017). Photo : (c) Magnum

Jouant avec des partenaires comme l’organiste Xavier Darasse et le percussionniste Sylvio Gualda, elle s’intéresse également à la musique ancienne, que ce soit en concert ou en vue d’enregistrements. Elle joue souvent avec une amplification du son de son instrument, particulièrement celui qu’elle avait fait faire sur mesure par le facteur Anthony Sidey, qui a les mêmes qualités sonores qu’un clavecin ancien, enrichies des possibilités de jeu d’un clavecin moderne. « J’avais rencontré en mai 1968 dans des assemblées de musiciens, se souvient son ami compositeur François-Bernard Mâche (1), une claveciniste polonaise, Elisabeth Chojnacka, qui venait d’arriver en France et quoi n’y avait encore donné aucun concert. Je lui ai dit que je m’intéressais au clavecin depuis mon adolescence, dédiant dès cette époque une petite toccata, et que j’entendais continuer à écrire pour lui. Ce qui l’a intéressée. Je lui ai écrit Korwar qu’elle créera à Bourges en mai 1972 et qui est devenu presque un tube sous ses doigts. Elle l’a joué des dizaines de fois, avec un constant succès. »

Elisabeth Chojnacka s’est éteinte à Paris dimanche 28 mai 2017

Bruno Serrou

1) François-Bernard Mâche. De la musique, des langues et des oiseaux. Entretien avec Bruno Serrou. Editions Michel de Maule (284 pages, 2007)

vendredi 12 mai 2017

Pelléas et Mélisande de Debussy sombre et poignant de Louis Langrée et Eric Ruf Théâtre des Champs-Elysées

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Mardi 9 mai 2017

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Jean-Sébastien Bou (Pelléas), Patricia Petibon (Mélisande). Photo : (c) Vincent Pontet

Louis Langrée et Eric Ruf, à la tête d’une distribution de tout premier plan, offrent un Pelléas et Mélisande de Debussy d’un onirisme poignant

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Kyle Ketelsen (Golaud), Patricia Petibon (Mélisande). Photo : (c) Vincent Pontet

Dans la musique de Claude Debussy, l’élément liquide est omniprésent. C’est ce que met en évidence avec une justesse et une poésie à fleur de peau le chef français Louis Langrée, actuel directeur musical de l’Orchestre Symphonique de Cincinnati, dans Pelléas et Mélisande. A la tête d’un Orchestre National de France, l’une des phalanges qui connaît le mieux les arcanes du chef-d’œuvre de « Claude de France », qu’il dirige pour la première fois, Langrée exalte avec une impressionnante maîtrise du temps et du son la dimension immémoriale de l’immense partition de Debussy, la déclamation vocale étant transcendée en chant véritable par le flux instrumental digne d’un océan.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Jean-Sébastien Bou (Pelléas), Patricia Petibon (Mélisande). Photo : (c) Vincent Pontet

Ce style déclamatoire si particulier qu’a fixé Debussy dans Pelléas et Mélisande et qui allait se pérenniser dans l’opéra français jusqu’à nos jours, au point de museler toute velléité mélodique vocale chez les compositeurs, est extraordinairement transfiguré par l’orchestre qui, sous la direction de Langrée, est non seulement le personnage central mais aussi le souverain générateur du chant.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève), Jean Teitgen (Arkel). Photo : (c) Vincent Pontet

De plus, la connivence entre la conception du chef d’orchestre et celle du metteur en scène est d’une force « à faire pleurer les pierres », pour reprendre la formule de Maurice Maeterlinck dans Pelléas. Dans une scénographie ténébreuse dont il est l’auteur poétiquement éclairée par Bertrand Couderc, Eric Ruf, administrateur général de la Comédie-Française, atteste d’une compréhension profonde de l’œuvre, y compris la scène de la chevelure à l’acte III qui n’a rien de ridicule, bien au contraire. 

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Jean-Sébastien Bou (Pelléas), Patricia Petibon (Mélisande). Photo : (c) Vincent Pontet

Fluide, sobre, claire, respectueuse du texte, à la fois incarnée et surnaturelle, la conception de Ruf enchaîne les scènes comme autant de plans de film, édulcore les archaïsmes du texte de Maeterlinck, joue de l’imagerie médiévale, et, tournant radicalement le dos à la proposition de Robert Wilson qui sera de retour à l’Opéra de Paris en septembre prochain, la direction d’acteur s’avère exemplaire et permet à la somptueuse distribution réunie par le Théâtre des Champs-Elysées de s’exprimer librement dans de somptueux costumes sombres (seuls ceux de Mélisande sont colorés) de Christian Lacroix.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Arnaud Richard (le médecin), Patricia Petibon (Mélisande), Jean Teitgen (Arkel). Photo : (c) Vincent Pontet

Peut-être vocalement un peu trop voluptueuse pour le rôle, Patricia Petibon campe néanmoins une Mélisande d’une touchante innocence, d’une profondeur et d’une expressivité naturelle. Jean-Sébastien Bou est un Pelléas généreux et souverain, même si la voix n’est pas tout à fait celle du rôle, qui réclame un baryton-martin, ce qui est particulièrement difficile à trouver. Kyle Ketelsen est un Golaud entier, impulsif, perdu, Jean Teitgen est un saisissant Arkel à la voix sépulcrale, Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève), Jennifer Courcier (Yniold) et Arnaud Richard (le berger, le médecin) complètent l’affiche de magistrale façon.

Bruno Serrou

Théâtre des Champs-Elysées. Jusqu’au 17/05. Rés. : 01.49.52.50.50. www.theatrechampselysees.fr. Ce spectacle sera repris les prochaines saisons à l’Opéra de Dijon, au Théâtre du Capitole de Toulouse et au Stadttheater de Klagenfurt, tous coproducteurs avec le Théâtre des Champs-Elysées

[Tiré en partie de l’article publié dans le quotidien La Croix daté vendredi 12 mai 2017]

mercredi 10 mai 2017

Heurs et malheurs du directeur de l’Opéra de Lyon

Serge Dorny, directeur général de l'Opéra national de Lyon. Photo : DR

Dirigé depuis 2003 par le Belge Serge Dorny, qui fit ses classes Théâtre de la Monnaie de Bruxelles comme dramaturge de Gérard Mortier, l’Opéra de Lyon a retrouvé sa dimension internationale acquise grâce au travail remarquable réalisé par Jean-Pierre Brossmann de 1981 à 1998. Comme toutes les « grandes boutiques », comme qualifiait Giuseppe Verdi l’Opéra de Paris, son histoire n’est pas exempte de hauts et de bas, de gloire et de scandales plus ou moins avérés.

Ainsi, côté gloire, l’Opéra national de Lyon vient d’être désigné « Meilleure Maison d’Opéra de l’Année 2017 » (Best Opera Company 2017), titre qui lui a été attribué lors de la cérémonie internationale Opera Awards au Coliseum de Londres dimanche 7 mai. Dans son intervention, précise le communiqué de presse de l’Opéra de Lyon, Serge Dorny a fait part de son émotion de voir le travail du théâtre lyonnais « salué au-delà des frontières dans le cadre d’une Europe vivante, rayonnante, unie dans sa diversité, l’Europe de l’esprit et de la culture ».

Au même moment, le même Serge Dorny est dans la tourmente. Un site internet d’information né à Lille, Mediacités, lance en effet à son encontre pour son partenaire Mediapart une véritable charge sur son train de vie pour célébrer son implantation à Lyon avec un premier article consacré à la deuxième scène lyrique de France.  Les journalistes de ce site d’investigation locale épingle le train de vie de diva du directeur de l’Opéra de Lyon (voir https://www.mediacites.fr/lyon/2017/05/08/la-vie-de-diva-du-directeur-de-lopera), hôtels de luxe, grands restaurants et week-ends sans justification professionnelle...

Tout en plaidant pour une économie responsable devant les élus locaux, Serge Dorny dépenserait selon Mediacités entre 8.000 et 8.500 euros par mois  en notes de frais… 644 euros pour un dîner avec son directeur musical Kazushi  Ono et son épouse, cinq nuits à 2145 euros dans un Relais et châteaux situé à une heure de route d’Aix-en-Provence au moment du festival, des nuits à 400 euros dans de grands hôtels. Certes, derrière ces frais liés à sa fonction de directeur, les journalistes relèvent parmi 3.500 copies de factures établies entre 2013 et 2015, dépenses jugées « surprenantes, voire totalement injustifiées » par Mediacités, comme un voyage de Lyon à Francfort-sur-le-Main via Donetsk, Moscou, Kiev et Minsk pour la modique somme de 4.000 euros comme justification d’un rendez-vous avec le directeur de l’Opéra de Francfort. Une collaboratrice de Serge Dorny qui n’aurait pas souhaité dévoiler son nom, constate que le directeur « confond l’argent public de l’Opéra avec ses dépenses privées ».

L’Opéra de Lyon n’a pas encore donné suite à ce jour à ces allégations. Mais rappelons qu’en mars 2014, Serge Dorny avait fait l’objet d’une pétition de salariés de l’Opéra de Lyon qui s’opposaient à son maintien à la tête de l’institution.


B. S.

mercredi 3 mai 2017

CD : Hommage de Daniel Barenboïm à Pierre Boulez chez DG


Depuis le décès de Pierre Boulez le 6 janvier 2016, son ami et collaborateur depuis un demi-siècle Daniel Barenboïm n’a de cesse de lui rendre des hommages aussi sincères qu’appuyés. Le plus notable est la Pierre Boulez Saal, salle de concerts de musique de chambre conçue par Frank Gehry pour l’Académie Barenboïm-Said qui a été inaugurée en mars dernier avec le premier concert de par un nouvel ensemble instrumental, le Boulez Ensemble. En concordance avec cet événement, DG publie ce double album CD consacré à la musique de Boulez avec les jeunes musiciens israélo-palestinien du West-Eastern Divan Orchestra fondé en 1999 par Daniel Barenboïm et Edward Saïd.

Le premier disque, réunit trois œuvres enregistrées aux Proms de Londres en 2012 : Dérive 2 pour onze instruments (1988-2006/2008) dans une interprétation rutilante et énergique ; Dialogue de l’ombre double pour clarinette, bande préenregistrée et informatique en temps réel (1984) interprété avec maestria par le clarinettiste solo du West-Eastern Divan, le Germano-Palestinien Jussef Eisa désormais clarinette solo de l’Orchestre de l’Opéra d’Etat de Bavière ; Memoriale (« …explosante-fixe… » Originel) pour flûte et huit instruments (1985/1993), avec en soliste le flûtiste israélien Guy Eshed, actuellement flûte solo de l’Orchestre du Mai Musical de Florence, dialoguant avec ses confrères du West-Eastern Divan Orchestra.

Pierre Boulez (1925-2016). Photo : (c) Harald Hoffmann / DG

Le second disque assemble trois œuvres enregistrées à la Staatsoper de Berlin en 2010 représentatives des trois grandes périodes du compositeur, Le Marteau sans maître pour contralto et six instruments sur un texte de René Char (1953/1955), Messagesquisse pour violoncelle solo et six violoncelles (1976/1977) et Anthèmes 2 (1997) pour violon et informatique en temps réel. Le fils de Daniel Barenboïm, Michael Barenboïm, violon solo du West-Eastern Divan Orchestra, surmonte avec vigilance les traits escarpés d’Anthèmes 2, à l’instar du violoncelliste qatari Hassan Moataz El Molla dans Messagesquisse. Mais le moment le plus marquant de ce CD est Le Marteau sans maître dirigé par Pierre Boulez avec en soliste l’excellente contralto dramatique galloise Hilary Summers. Le compositeur, dont c’est le cinquième ou sixième témoignage discographique dans cette partition emblématique, offre sans doute sa version la plus souple et onirique tout en restant toujours aussi précis et acéré à la tête de l’excellent ensemble du West-Eastern Divan Orchestra.

Un très bel hommage de la jeunesse à un compositeur, Pierre Boulez, qui aimait à transmettre aux jeunes générations.

Bruno Serrou

2CD DG 479 7160. Dur. : 2h 22mn 27s. Enr. : 2010 et 2012. 

mardi 2 mai 2017

Arcadi Volodos a donné un magnétique Concerto n°2 de Brahms avec l’Orchestre de Paris

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 26 avril 2017

Arcadi Volodos et l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno S

Arcadi Volodos est l’un des pianistes les plus fascinants de sa génération. A 45 ans, le pianiste pétersbourgeois s’impose toujours davantage comme un authentique poète du piano. De son toucher magique, il exalte un nuancier d’une densité et d’une richesse ahurissante, avec des pianissimi d’une légèreté et d’une fluidité surnaturelle, capable de fortissimi puissants et incroyablement colorés. Son jeu simple et coulant avec naturel suscite une diversité de climats qui trahit une sensibilité singulière. Ainsi, l’immense chef-d’œuvre qu’est le Concerto pour piano et orchestre n° 2 en si bémol majeur op. 83 de Johannes Brahms a été mercredi dernier un moment de pur bonheur musical. Soliste, chef et orchestre ont offert du concerto une Interprétation aérée et chatoyante avivée par une dynamique souveraine laissant percer un chant d’une luminosité et d’une humanité transcendante. 

James Gaffigan, Arcadi Volodos et l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Arcadi Volodos, dont la conception est un modèle d’unité et de chaleur tout en sollicitant une diversité de climats trahissant une sensibilité extrême, s’est laissé porter avec bonheur au dialogue avec le chef américain James Gaffigan, son cadet de sept ans, et avec l’Orchestre de Paris, chacun jouant sa partie dans une commune direction avec une qualité d’écoute et d’échange qui a engendré une musicalité exceptionnelle. Les solistes de l’orchestre parisiens ont partagé avec le pianiste russe un même panache sans fioritures.

Comme à son habitude, Arcadi Volodos n’a pas voulu quitter son public sans lui offrir quelques bis, une page délicate de Serge Rachmaninov et un flamboyant Manuel de Falla.

Bruno Serrou