jeudi 31 mars 2022

Genève : "Sleepless", treizième opéra de Péter Eötvös, est une totale réussite

Genève (Suisse), Grand Théâtre de Genève, mardi 29 mars 2022

Péter Eötvös (né en 1944), Sleepless. Victoria Randem (Alida), Linard Vrielink (Asle). Photo : (c) Magali Dougados/Grand Théâtre de Genève

Depuis la création de Trois Sœurs à l’Opéra de Lyon en 1998, qui fermait le XXe siècle comme Wozzeck de l’Autrichien Alban Berg l’avait ouvert à l’Opéra d’Etat « Unter den Linden » de Berlin, le Hongrois Péter Eötvös (né en 1944) est l’un des compositeurs lyriques majeurs de notre temps. Programmé par les plus grands Opéras du monde, seul celui de Paris lui résiste encore. Je l'ai rencontré voilà quelques mois dans la perspective de la création de son treizième opéra, Sleepless, à l’Opéra d’Etat « Unter den Linden » de Berlin en décembre et au Grand Théâtre de Genève, où j'ai assisté à la première mardi 29 mars.

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Péter Eötvös (né en 1944) lors des saluts sur le plateau du Grand Théâtre de Genève entouré d'une partie de la distribution de son opéra Sleepness. Photo : (c) Bruno Serrou

Péter Eötvös, entretien autour de son opéra Sleepless

Bruno Serrou : Dans quel contexte avez-vous composé Sleepless ?

Péter Eötvös : J’ai écrit cet opéra durant la Covid. J’ai beaucoup composé pendant cette période. Je travaillais tous les jours chez moi, n’ayant plus aucune obligation ni engagement. Je ne voyageais donc pas, pas de restaurants, pas d’hôtels... Seule ma fondation a continué de fonctionner, de jeunes compositeurs chefs d’orchestre y travaillant. Je pense que Sleepless est mon treizième opéra.

B. S. : Vous allez bientôt battre Richard Strauss quant au nombre d’opéras dans votre création…

P. E. : Oh non. Je crois qu’il en a écrit une trentaine…

B. S. : Pourquoi pas une centaine ? [Rires] En vérité, il en a composé quinze !

P. E. : Mais à côté de moi, il est plus prolifique. Sleepless c’est deux fois une heure quinze, soit 2h30. Trois Sœurs faisait cent minutes... J’ai un autre projet pour 2023, fruit d’une commande de l’Opéra de Budapest, ce sera mon premier opéra en magyar, ma langue maternelle. Sleepless est en anglais.

B. S. : Sleepless résulte d’une co-commande des Opéras de Berlin et Genève. Est-ce à leur demande que vous avez choisi l’anglais ?

P. E. : Ainsi il peut être joué partout. Les anglais ont quitté l’Europe mais ils ont laissé leur langue.

B. S. : Que signifie Sleepless ?

P. E. : Le titre de cet opéra-ballade signifie « Sans sommeil ».

B. S. : Pourquoi « opéra-ballade » ?

P. E. : Parce que le thème se présente comme une ballade, c’est-à-dire que son action peut se dérouler autant dans le passé, qu’au temps présent et dans le futur. Le moment de cet opéra est indéterminé, Zeitloss comme disent les Allemand, sans temps. Il n’y a pas de temps. L’histoire est celle d’un conflit entre l’individu et la société. Sujet éternel. Le genre ballade m’a permis d’utiliser différents langages musicaux car j’ai souhaité adopter la forme narration. Je raconte une histoire. Un peu comme le Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, Sleepless a de nombreuses similarités, non pas dans la partition, mais le langage est calme avec quelques saillies et prend le temps d’exprimer les choses, de les mettre en situation. A l’instar des ballades de la littérature du XIXe siècle. Chez nous, en Hongrie, c’est très fort. Le poète hongrois János Arany (1817-1882) a écrit des ballades de ce type. L’auteur raconte quelque chose et commente un peu, tandis que les personnages parlent, jouent. Ma musique raconte. La partition compte une dizaine de personnages, un chœur de six femmes et six hommes, soit deux sextets. Les six femmes représentent la femme, la jeune fille, situent le drame comme des Nornes, et les six hommes sont des marins dans l’action.

B. S. : Qui est l’auteur du livret ?

P. E. : Le texte original est du Norvégien Jon Fosse, Trilogie. Il a été retenu par l’Opéra d’Etat de Berlin « Unter den Linden » parmi les divers sujets que je lui ai proposés. Ma femme Mari Mezei a écrit le livret. Le choix résulte de propositions que ma femme et moi avons faites à l’Opéra de Berlin d’une dizaine de textes différents, il en est resté cinq, puis trois et parmi les trois derniers le théâtre a retenu celui-là.

Péter Eötvös (né en 1944), Sleepless. Victoria Randem (Alida), Linard Vrielink (Asle). Photo : (c) Magali Dougados/Grand Théâtre de Genève

B. S. : Quelle est l’orchestration de Sleepless ?

P. E. : Dix premiers violons, huit seconds, six altos, quatre violoncelles, trois contrebasses, deux flûtes, deux hautbois, trois clarinettes, deux bassons, trois cors, deux trompettes, deux trombones, deux percussionnistes, harpe. Sur le plan vocal, il est écrit pour dix chanteurs et le chœur de deux fois six voix. Tout est chanté, il n’y a pas de comédiens. L’œuvre compte deux actes, douze scènes et un épilogue. Sur le plan de l’écriture, j’utilise une technique que j’apprécie particulièrement, le cercle des quintes, et comme nous avons douze scènes plus une, le début se passant en bord de mer, sur le sable d’une plage, je commence sur un si bécarre cette note symbolisant traditionnellement l’univers marin, comme chez Debussy. La deuxième scène continue avec une certaine tension, sur le fa (triton de si), la suivante se situant sur une tension encore plus affirmée s’appuie sur le fa dièse parce que fa et fa dièse créent aussi une forte tension, et ainsi de suite… Je peux ainsi déployer dans les douze scènes ma musique sur si-fa-fa dièse-do-do dièse-sol-sol dièse-ré-ré dièse-la, etc., et la treizième scène retourne sur le si bécarre, comme au début. Parce que dans l’histoire, la jeune fille perd son ami, et finit par entrer dans l’eau pour le rejoindre et s’unir à lui pour toujours, l’eau représentant pour elle le jeune homme, d’où le retour au si bécarre du début.

B. S. : Il est vrai que l’œuvre entier de Debussy est placé sous l’emprise aquatique, pas seulement Pelléas et Mélisande...

P. E. : Dans mon opéra c’est aussi l’eau qui gouverne.

B. S. : Que représente l’eau pour un compositeur d’un pays où il n’y a pas beaucoup d’espaces aquatiques, à l’exception du Danube et du lac Balaton ?

P. E. : Je suis en train d’écrire une sonate pour le violoniste grec Leonidas Kavakos et la pianiste chinoise Yuja Wang. Ils forment un duo de sonate et j’ai reçu une commande pour eux que j’ai intitulée The Water Sonata (La Sonate d’eau). J’y introduis toutes sortes d’états et de substances de l’eau, qui peut être gelée, se transformer en vapeur, ce qui est exactement la même chose pour ma sonate qui, à l'instar de l’eau, prend des formes différentes.

Péter Eötvös (né en 1944), Sleepless. Victoria Randem (Alida), Linard Vrielink (Asle). Photo : (c) Gianmarco Bresadola/Staatsoper Berlin

B. S. : Qu’est-ce qui vous a attiré dans le texte de Jon Fosse ?

P. E. : Son sujet… Singulièrement égoïste, la société ne fait aucun cadeau… Deux jeunes gens - une jeune fille et un jeune homme - d’environ 17 ans, attendent déjà un enfant mais ils ne peuvent se marier parce qu'à leur âge ce n’est pas encore autorisé par la société. La nuit, ils cherchent à se reposer, la naissance du bébé étant prévue pour la semaine qui suit [NDR : ce qui renvoie plus ou moins à La Nuit transfigurée de Richard Dehmel et Arnold Schönberg], mais personne ne les aide, tout le monde leur claque la porte au nez [NDR : comme Marie et Joseph cherchant un lieu pour la venue au monde du Christ]. Personne ne leur donne la possibilité d’un abri. Si bien que le jeune homme est amené à tuer les personnes qui ne l’aident pas parce qu’il estime qu’en un tel moment il n’a pas d’autre choix. Il est obligé de tuer, il n’a pas d’autres solutions, et l’on peut poser au public la question « que feriez-vous dans cette situation ? » Il commence par assassiner la mère de sa compagne qu’elle rejette. Partis tenter leur chance dans une autre ville, il tue trois personnes, avant que le village le tue à son tour. Mais le livret ne répond pas à la question pourquoi est-ce lui qui est condamné et pas le village ? Et c’est notre vie, pratiquement. Devenu adulte, leur enfant quitte sa mère. Un violon joue un rôle central, qui symbolise le jeune homme, un violon populaire avec lequel il joue pour son mariage de la musique folklorique norvégienne, le fameux rull norvégien, la musique du diable, un magnifique fiddle norvégien à huit cordes - quatre à jouer (accordé do sol do mi) et quatre en résonance, tandis que le violoneux bat le rythme du pied. Cette musique est magnifique. Situer un opéra en Norvège est très intéressant parce que c’est le nord de l’Europe, les grands froids, ce qui oblige à une certaine distance entre les personnages avec tous les éléments de la nature et des hommes, avec la vie.

B. S. : A l’instar de nombre de vos confrères, reprenez-vous des éléments de vos œuvres précédentes ?

P. E. : Non tout est spécifique à cette œuvre. Comme tous mes opéras qui le précèdent, celui-ci est très différent de ce que j’ai fait jusqu’à présent.

Péter Eötvös (né en 1944), Sleepless. Victoria Randem (Alida), Hanna Schwarz (la Vieille Femme), Linard Vrielink (Asle). Photo : (c) Gianmarco Bresadola/Staatsoper Berlin

B. S. : Comment vous y prenez-vous pour éviter les redites ?

P. E. : Je compose de façon improvisée, c’est-à-dire que je prépare le matériel sur lequel je vais improviser. je fais le choix du sujet de base, puis Marika conçoit le livret, nous travaillons dessus ensemble pendant deux ans, un temps très long parce que le livret décide de tout, la longueur de l’œuvre, la succession des scènes, la logique de l’ensemble, qui dit quoi, la virgule, les deux points, parce que s’il y a une virgule c’est pour moi, dans ma musique, une respiration, et une fois le livret terminé, nous en faisons la traduction en anglais, pendant six mois je travaille avec la traductrice pour que chaque mot soit correct et à sa juste place, des mots qui doivent aussi être chantables. La consonance, les voyelles doivent être là et pas ici, etc. Tout cela représente beaucoup de travail. Quand cette partie est au point, j’écris tout de suite la totalité de la partition, directement sur le papier, avec l’orchestre parce que si le basson arrive sur un do-dièse, ça va poursuivre sur un ré, ou je continue là...

B. S. : Vous écrivez donc directement en fonction du livret avec l’orchestre entier, d’un jet ?

P. E. : Je me prépare avant. Quand j’écris je me mets dans la position du spectateur qui regarde le plateau et écoute la musique. J’écris et je vois ce que j’entends. C’est aussi un contrôle permanent sur moi-même, si je comprends ce que j’ai voulu dire.

B. S. : Vous travaillez donc uniquement avec votre oreille interne ?

P. E. : En effet, je n’utilise rien d’autre. Ni piano, ni ordinateur. J’écris à la main, au crayon et surtout avec beaucoup de gomme [rires].

B. S. : Combien de temps avez-vous mis pour écrire la partition de Sleepless ?

P. E. : Six à sept mois. L’écriture de la partition est ce qu’il y a de plus court dans la genèse de mes œuvres lyriques, et elle intervient au tout dernier moment. Quand je l’ai terminée j’envoie la totalité de l’opéra au commanditaire et à l’éditeur. Le commanditaire ne choisit que le sujet. Je ne lui transmets pas le livret, il reçoit l’opéra complet terminé, livret et partition. Le choix des chanteurs intervient assez tôt dans le processus, quand je choisis ce que je vais faire au milieu du livret on connaît déjà les titulaires des rôles. Le chef d’orchestre est omniprésent, que ce soit moi ou un autre chef prévu, dans le cas présent Maxime Pascal.

Péter Eötvös (né en 1944), Sleepless. Linard Vrielink (Asle), Tomas Tomasson (l'Homme en noir), choeur de marins. Photo : (c) Magali Dougados/Grand Théâtre de Genève

B. S. : Qu’y a-t’il de nouveau dans votre langage dans cet opéra par rapport à l’évolution de votre création ?

P. E. : Je ne sais pas s’il y a du nouveau dans cet opéra, mais il y a une chose significative, le fait que j’utilise un langage musical très simple. J’essaye de garder une réelle simplicité parce que c’est une ballade. Ce n’est pas chromatique, ce qui ne veut pas dire que c’est diatonique pour autant. C’est ni l’un ni l’autre. Mais j’utilise quatre éléments, c’est soit toujours les notes par trois tons (tritons) majeurs et mineurs ou tierces diminuées, pour le renvoi à Debussy c’est augmentées. Et ces derniers trois tons, quand on continue, c’est toujours le même intervalle. Et dans l’intervalle majeur j’utilise l’émotion joyeuse, gaie, et dans le mineur la tristesse. La tonalité de base est le si-naturel. Ce qui est très bien parce que quand je compose j’ai la tonalité dans la tête et tous les accords que j’écris sont en relation avec cette tonalité. Cela module, bien évidemment, mais cette tonalité est l’axe. Je tends vers le tonal, mais ça ne l’est pas. Je ne reste pas dans la même tonalité. Je la change constamment, mais c’est un axe, qui se maintient pendant un certain temps. Mais toujours dans une relation par rapport à des notes pivots.

B. S. : Pourquoi ce retour à la tonalité ?

P. E. : Parce qu’elle donne la possibilité pour l’auditeur de ne pas se perdre, puisque j’utilise un langage qu’il comprend, au lieu de créer un langage spécifique au contenu… Ce qui constitue toujours le problème de la musique contemporaine est que lorsque l’on crée un langage pour un contenu on ne le comprend pas parce qu’on ne comprend pas le contenant. Depuis la création de Schönberg, on a des générations qui comprennent de plus en plus des langages complexes, mais c’est seulement depuis peu que l’on commence à comprendre le contenu. Cela est autant le cas pour ceux qui jouent que pour ceux qui écoutent. Dans Sleepless, j’ai voulu agir comme un écrivain qui utilise une langue que le lecteur comprend. Il comprend ainsi le contenu parce qu’il est exprimé dans sa propre langue. 

Péter Eötvös (né en 1944), Sleepless. Victoria Randem (Alida). Photo : (c) Magali Dougados/Grand Théâtre de Genève

B. S. : Le prochain opéra n’aura rien à voir avec celui-ci, comme celui-ci n’a rien à voir avec le précédent...

P. E. : Rien, en effet…

B. S. : Comment faites-vous pour tout oublier de vos œuvres antérieures ?

P. E. : J’ai une mémoire géniale qui oublie tout. Je n’ai aucune mémoire musicale.

B. S. : Le problème est qu’un jour vous risquez de réitérer une œuvre que vous avez déjà composée…

P. E. : C’est le risque [rires aux éclats]. C’est pourquoi je ne veux rien apprendre par cœur. Je dirige toujours avec partition. Ce n’est pas parce que je crains de me tromper. Je relis et je me rappelle ce que j’ai dit ou voulu obtenir parce que c’est marqué en couleur sur la partition.

B. S. : Avez-vous déjà une idée du prochain opéra ?

P. E. : Oui. Il sera sur un texte adapté d’un écrivain hongrois contemporain, qui est aussi l’un de mes amis, László Krasznahorkai. Je je compose sur deux langues, une version en magyar, l’autre en allemand pour une audience internationale.

B. S. : Pourquoi deux langues ?

P. E. : Parce que la version hongroise ne sera jouée qu’en Hongrie.

B. S. : N’écrivez-vous pas votre musique en fonction de la langue que vous utilisez ?

P. E. : Pour cet opéra, j’écris en même temps sur le magyar et sur l’allemand. Deux versions, en fait. Il y aura donc des modifications dans la prosodie.

Péter Eötvös (né en 1944), Sleepless. Victoria Randem (Alida), Linard Vrielink (Asle). Photo : (c) Gianmarco Bresadola/Staatsoper Berlin

B. S. : Le Château de Barbe-Bleue en magyar et en allemand, ce n’est plus tout à fait la même œuvre…

P. E. : En fait, nous craignons d’avoir des difficultés à trouver partout des chanteurs pouvant s’exprimer en magyar. Pour Le Château de Barbe-Bleue, aujourd’hui tout le monde le chante dans cette langue, que les chanteurs apprennent phonétiquement, mais je ne pense pas que notre opéra aura le même écho partout. Le meilleur exemple en la matière est Janáček, parce qu’il faut absolument le chanter en morave. Mais ce que vous me dites là me pousse à la réflexion. Merci beaucoup, vous me donnez une piste. La grande soprano allemande Anja Silja me racontait qu’elle était encore très jeune quand elle a chanté Zak Makropoulos de Janáček pour la première fois. C’était en tchèque. La fois suivante, à Stuttgart, on lui a demandé de le chanter en allemand et elle a eu beaucoup de mal à l’apprendre en allemand parce que rien ne tombait sur la rythmique de la musique. Elle l’a fait, mais elle n’a plus jamais voulu le chanter dans une autre langue que le tchèque, parce que l’œuvre est écrite en fonction de cette langue.

B. S. : Peut-on déjà parler du sujet ?

P. E. : Je ne préfère pas.

Péter Eötvös (né en 1944), Sleepless. Tomas Tomasson (l'Homme en noir), Linard Vrielink (Asle). Photo : (c) Magali Dougados/Grand Théâtre de Genève

B. S. : Quand la création est-elle prévue ?

P. E. : Fin 2023 à l’Opéra de Budapest. Le livret est terminé.

B. S. : Est-ce Daniel Barenboïm qui vous a commandé Sleepless ?

P. E. : Je l’ai rencontré après avoir reçu la commande. Il est très diplomate, et il sait tout de moi.  Il est très bien informé. Il est un grand admirateur de Pierre Boulez.

B. S. : Voilà un long moment que vous n’avez pas dirigé à Paris

P. E. : Je reviens en 2024. Pour mes 80 ans. Je suis invité pour cet anniversaire par l’Ensemble Intercontemporain dont j’ai été directeur musical pendant dix ans.

B. S. : Finalement la crise de la Covid vous a été bénéfique, de toute évidence…

P. E. : Oui, très profitable. Mais pas seulement pour moi. Pour tous les créateurs. Tous les peintres, tous les écrivains, tous les compositeurs… En revanche, pour les interprètes ç’aura été une catastrophe. En Hongrie par exemple, ils n’ont eu aucune aide. Maintenant, ils sont face à une autre difficulté, qui est contraire : ils ont deux concerts le même soir, entre les reports et les engagements en cours. Aujourd’hui ils ont trop à faire.

B. S. : Mais vos œuvres n’étaient plus jouées !

P. E. : Je n’ai rien perdu… Ah si, j’ai perdu quatorze représentations de mes opéras en deux ans. On a pu donner la générale d’une nouvelle production de Trois Sœurs au Staatsoper de Vienne, et à l’issue de la générale on nous a dit que c’était fini.

Recueilli par Bruno Serrou

Paris, Maison de la Radio, le 1er novembre 2021

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Péter Eötvös (né en 1944), Sleepless. Victoria Randem (Alida) et son nourrisson. Photo : (c) Magali Dougados/Grand Théâtre de Genève

Compte-rendu de la première de Sleepless au Grand Théâtre de Genève

S’il est un compositeur ayant le sens du théâtre, c’est Péter Eötvös, comme le confirme son 13e opéra, Sleepless, commande de l’Opéra d’Etat de Berlin, qui l’a créé en décembre, et du Grand Théâtre de Genève.

Péter Eötvös (né en 1944), Sleepless. Victoria Randem (Alida âgée). Photo : (c) Magali Dougados/Grand Théâtre de Genève

Tandis qu’il compose son quatorzième opéra, le premier en sa langue maternelle, le magyar, pour l’Opéra de Budapest en 2023, cet héritier de Béla Bartók proche de Pierre Boulez a écrit Sleepless (Sans sommeil) pendant la Covid. Sous-titré opéra-ballade, cet ouvrage se fonde sur un livret en anglais adapté par Maria Mezei, femme du compositeur, de Trilogie du Norvégien Jon Fosse où la musique est omniprésente. « L’opéra, dévoile Eötvös, se présente comme une ballade, l’action pouvant se dérouler au passé, au présent ou au futur. » Le sujet est éternel, puisqu’il s’agit du conflit entre l’individu et la société. « Le genre ballade m’a permis d’utiliser plusieurs langages musicaux, ma partition se présentant telle une narration. Je raconte une histoire. Comme Debussy dans Pelléas avec lequel Sleepless a des connexions, le langage posé me permet d’exprimer clairement les choses. La musique conte et commente, les chanteurs disent et jouent. » L’œuvre au climat proche de Peter Grimes de Britten, réunit cinquante musiciens, dix chanteurs, un chœur de six femmes et six hommes, les premières représentant l’âme de la jeune femme, les seconds des marins. Elle se déploie en deux actes, douze scènes, un épilogue. « J’utilise la technique du cercle des quintes. Le début de l’opéra se passant en bord de mer, j’ouvre sur un si naturel, symbole traditionnel de la mer, la deuxième scène poursuit sur fa (triton de si), la suivante se situant sur une tension plus affirmée s’appuie sur fa dièse, etc., jusqu’au finale qui retourne au si, la jeune fille qui a perdu son ami, entrant dans la mer pour s’unir à lui. »

Péter Eötvös (né en 1944), Sleepless. Victoria Randem (Alida). Photo : (c) Magali Dougados/Grand Théâtre de Genève

Sleepless est l’histoire d’Alida et Asle, deux jeunes gens qui fuient le monde. Tels Bonny and Clyde, le couple aux résonances bibliques sème malgré lui la mort, mais aussi l’amour et la vie, Alida donnant naissance à Sigvald avec qui elle rentre au pays tandis qu’Asle finit pendu… Placée autour et dans les entrailles d’un gigantesque saumon conçu par Monika Pormale, la mise en scène du cinéaste hongrois Kornél Mundruczó est d’une redoutable efficacité. Une partition magistrale, un orchestre foisonnant, liquide, chambriste, un sujet dramatique de tous les temps, une distribution éblouissante avec à sa tête Victoria Radem et Linard Vrielunk, couple déchirant, jusqu’à la doyenne Hanna Schwarz dans le rôle de la vieille femme (mais aussi Katharina Kammerloher en mère odieuse d'indifférence, Sarah Defrise en fille de joie un rien excessive, Jan Martinik, Tomas Tomasson impressionnant, Roman Trekel, Siyabonga Maqungo et Arttu Kataja), une mise en scène mobile, un orchestre de la Suisse Romande d’une virtuosité exacerbée par la présence du compositeur à sa tête, la réussite est totale.

Bruno Serrou

Jusqu’au 5 avril 2022. Réservations : (+41-22) 322.50.50. www.gtg.ch

 

lundi 21 mars 2022

Irrelohe de Schreker et Rigoletto de Verdi, l’Opéra de Lyon a mis deux ans pour livrer leurs Secrets de famille

Lyon. Opéra national de Lyon. Vendredi 18 et samedi 19 mars 2022

Franz Schreker (1878-1934), Irrelohe. Ambur Braid (Eva), Julian Orlishausen (Peter), Piotr Micinski (le Forestier). Photo : (c) Opéra de Lyon

Les secrets de famille sont généralement lourds de conséquences. C’est ce que confirme le festival de l’Opéra de Lyon qui se tient jusqu’en avril

Giuseppe Verdi (1813-1901), Rigoletto. Gianluca Buratto (Sparafucile), Nina Minasyan (Gilda), Enea Scala (duc de Mantoue), Agata Schmidt (Maddalena). Photo : (c) Opéra de Lyon

Deux nouvelles productions qui attendaient depuis deux saisons d’être présentées mais reportées pour cause de pandémie. L’une qui fait partie des grands succès populaires de l’art lyrque, Rigoletto de Giuseppe Verdi qui se fonde sur un texte adapté de l’un des plus grands poètes dramaturges de la littérature française, Victor Hugo, l’autre qui restait inédit en France quatre vingt dix huit ans après sa création en 1924 à l’Opéra de Cologne sous la direction d’Otto Klemperer, Irrelohe de Franz Schreker sur un texte du compositeur. Deux œuvres aux destins que tout oppose donc, y compris à Lyon, tant les réussites sont distinctes…

Giseppe Verdi (1813-1901), Rigoletto. Nina Minasyan (Gilda), Dalibor Jenis (Rigoletto), Heike Pinkowski (Hugo)

C’est un Rigoletto scéniquement foutraque et décevant qui a ouvert le festival. La mise en scène de l’Allemand Axel Ranisch prise de tête et fatras également auteur d’une vidéo pour le moins envahissante et abscons, car exprimant soit le contraire de ce que montre le plateau soit faisant redondance. L’action se passe entre bandes rivales de truands au milieu de HLM berlinoises des années 1960… Heureusement, le chef Italien Daniele Rustioni et l’orchestre dont il vient d’être nommé directeur musical sont remarquables. 

Giuseppe Verdi (1813-1901), Rigoletto. Photo : (c) Opéra de Lyon

La soprano arménienne Nina Minasyan est une Gilda bouleversante à la ligne de chant impeccable, le baryton slovaque Dalibor Jenis un Rigoletto intense au timbre corsé, la basse italienne Gianluca Buratto un Sparafucile sépulcral, la basse ukrainienne Roman Chabaranok un impressionnant Monterone, tandis que le ténor sicilien Enea Scala déçoit en duc de Mantoue.

Johann Sebastian Bach (1685-1750), Trauernacht. Romain Bockler (baryton). Photo : (c) Opéra de Lyon

Entre les deux soirées d’opéras, Théâtre des Célestins, une plage d’introspection autour de la musique de Jean-Sébastien Bach intitulé Trauernacht (Nuit funèbre) spectacle de haute spiritualité sur des extraits de cantates sacrées et de la Matthäus Passion pour quatre chanteurs, un comédien et onze instrumentistes en forme de Tafelmusik de katie Mitchell et Raphaël Pichon créé voilà six ans au Festival d’Aix-en-Provence. Pour cette reprise, l’action qui se déroule autour d’une table à l’issue d’un enterrement a été revue par Robin Tebbutt et l’ensemble est dirigé par Simon-Pierre Bestion. Grand moment de recueillement et de réflexion en cette funeste période, avec notamment l’excellent baryton Romain Bockler et l’orchestre d’élèves des classes de musique ancienne du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon. 

Franz Schreker (1878-1934), Irrelohe. Photo : (c) Opéra de Lyon

Mais l’événement de ce festival est indubitablement la première française d’Irrelohe du compositeur autrichien né à Monaco Franz Schreker (1878-1934). La réussite est totale. Cette œuvre oubliée parce que classée « dégénérée » par les nazis son auteur étant juif, donc interdit à l’instar de Korngold et Zemlinsky, puis rejetée par l’avant-garde de l’après-guerre, il a fallu attendre la fin des années 1990 pour l’entendre enfin grâce à un premier enregistrement. Comme il l’avait fait avec succès pour Die Gezeichneten (Les Stigmatisés) après que Strasbourg eût monté Die ferne Klang (Le Son lointain), l’Opéra de Lyon a tout fait pour qu’Irrelohe connaisse à son tour la consécration. Et il y est magnifiquement parvenu. 

Franz Schreker (1878-1934, Irrelohe. Julian Orlishausen (Peter). Photo : (c) Opéra de Paris

A l’instar de Rigoletto, il s’agit d’un drame de la malédiction. Un comte obsédé sexuel au lourd atavisme propriétaire du château d’Irrelohe fait de nombreuses victimes, et l’un de ses enfants naturels qui est amoureux d’une jeune femme que séduit ce père maudit. Là aussi il s’agit de vengeance, et la musique y est omniprésente jusque sur la scène avec cinq musiciens incendiaires.

Franz Schreker (1878-1934), Irrelohe. Tobias Hächler (comte Heinrich), Ambur Braid (Eva). Photo : (c) Opéra du Rhin

Irrelohe se fonde sur une musique tendue jusqu’à l’implosion, d’un érotisme exacerbé. L’orchestre foisonnant déborde de toutes parts tout en ménageant des plages extatiques. La mise en scène de David Bosch émane d’un authentique directeur d’acteurs, enrichie d’une remarquable vidéo en noir et blanc du décorateur Falco Hérold, tandis que dans la fosse l’expérimenté Bernhard Kontarsky, époustouflant d’énergie, galvanise un Orchestre de l’Opéra de Lyon de braise et des chœurs toujours excellents. 

Franz Schreker (1878-1934), Irrelohe. Piotr Micinski (le Forestier), Julian Orlishausen (Peter). Photo : (c) Opéra de Lyon

Dans cette partition écrite pour des voix d’essence wagnérienne, l’Eva de la soprano canadienne Ambur Braid est en tête d’une distribution de très grande classe qui compte rien moins que quatre autres rôles principaux brillamment tenus par le ténor suisse Tobias Hächler (le comte Heinrich), la basse polonaise Piotr Micinski (le Forestier), la mezzo-soprano allemande Lioba Braun (la vieille Lola) et son compatriote baryton Julian Orlishausen (Peter, fils de Lola et de Heinrich).

Bruno Serrou

Jusqu’au 7 avril. Rés. : 04.69.85.54.54. www.opera-lyon.com



mardi 15 mars 2022

Un Wozzeck d’une troublante actualité à l’Opéra Bastille

Paris. Opéra de Paris Bastille. Jeudi 10 mars 2022

Alban Berg (1885-1935), Wozzeck. Photo : (c) Opéra national de Paris

L’Opera Bastille présente depuis le 10 mars un Wozzeck d’Alban Berg venu du Festival de Salzbourg 2017 précédé d’une bonne réputation par le biais de la mise en scène graphique en noir et blanc dans l'esprit des tableaux de Otto Dix du plasticien William Kentridge. Cette production s’avère aujourd’hui d’une troublante actualité.

Alban Berg, Wozzeck. Photo : (c) Agathe Poupeney/Opéra national de Paris

Néanmoins, s’il est un opéra qu’un metteur en scène ne peut pas rater, c’est le Wozzeck d’Alban Berg. Organisé à partir du texte splendide mais sans structure définie autre que celle de la scène par son auteur, le Hessichois Georg Büchner, ce chef-d’œuvre du théâtre romantique allemand acquiert grâce au compositeur viennois une force expressive et une violence qui va croissant. Comme l’affirment le poète Pierre-Jean Jouve et le compositeur Michel Fano dans leur livre commun (1), c’est dans la musique que le crime du soldat Wozzeck se fait rituel, que sa compagne Marie tente son salut à la dernière heure, que la destinée de tout homme est déplorée, et peut-être sauvée par cette déploration. Il s’agit pourtant d’une histoire authentique qui servit d’étude de cas au neurologue Büchner avant qu’il n’en tire un drame, celle d’un soldat du rang, souffre-douleur de ses supérieurs assassinant sa compagne qui le trompe avec un tambour-major avant de finir sa vie sur l’échafaud, le tout se déroulant chez Büchner avec l’efficacité d’un scénario de film avec des dialogues d’une puissance inouïe. Berg sert au plus près la prosodie du dramaturge, son chant qui s’expose sous toutes les formes d’expression vocale humaine donnant aux mots toute leur dimension, malgré les énormes tensions suscitées par l’expressionnisme exacerbé par une musique sans tonalité qui suscite des sonorités gigantesques, malgré des allusions tonales éparses, comme le leitmotiv « Wir, arme leute » (Nous, pauvres gens), la prière de Marie, les chansons et danses populaires qui émaillent la partition, ou l’interlude en ré mineur venu d’une symphonie abandonnée qui réunit les deux scènes ultimes. Construit sur une structure prédéterminée (cinq pièces de caractère présentant chaque personnage dans le premier acte, symphonie dramatique en cinq mouvements dans le deuxième, six inventions dans le troisième), chaque acte est malgré cette érudition sous-jacente l’une des plus immédiatement éloquentes jamais conçues par un compositeur. Le tout instillant une forme close au drame laissé ouvert par Büchner.

Alban Berg, Wozzeck. Photo : Agathe Poupeney/Opéra national de Paris

Georg Büchner a écrit sa pièce fragmentaire en 1836 dans une Allemagne elle-même encore divisée mais emplie des souvenirs des guerres napoléoniennes. Alban Berg découvre ce drame à Vienne trois mois avant le déclenchement des hostilités de la Première Guerre mondiale et c’est durant ce conflit qu’il en adapte le livret et achève la composition en 1922. C’est d’ailleurs dans le cadre de ce premier conflit mondial que William Kentridge a choisi de situer son action. Dans la pénombre d’un décor unique polymorphe de Sabine Meyburgh subtilement agencé éclairé en noir et blanc faisant songer à des terres bombardées et à des ruines de guerre qui dégage intelligemment la grande diversité des aires de jeu souvent sur plusieurs strates simultanées, à l’instar de la musique, William Kentridge donne une force d’évocation extraordinaire avec ses images de désolation lunaires de guerre qui apparaissent d’une tragique actualité tant elles semblent sortir directement des écrans de télévision aujourd’hui. D’autant plus que le Tambour-major porte à son bras gauche un brassard aux couleurs de l’Ukraine. 

Alban Berg, Wozzeck. Photo : (c) Agathe Poupeney/Opéra national de Paris

La direction au cordeau de Susanna Mälkki met bien en valeur la gradation de la partition de Berg, la tension se faisant de plus en plus implacable tandis que la rythmique est infaillible d’un bout à l’autre de l’œuvre. Pourtant, il manque dans la conception de la cheffe finlandaise les stridences, les fureurs, la violence exacerbée, la froide inhumanité du propos et des personnages qui entourent Wozzeck et Marie, gommant un peu trop les aspérités de la partition pour emporter les spectateurs au plus profond des méandres des souffrances du couple d’anti-héros. L’Orchestre de l’Opéra bouillonnant de vie, où tous les pupitres brillent à titre individuel pour former une entité polychrome est le personnage central de cette production, enveloppant, dialoguant, soutenant une distribution remarquable sous la conduite de l’éblouissant Wozzeck de Johan Reuter, évoluant du noble soldat perdu dans sa pauvreté altière face à un monde de brutes pour finir dans un état de ruine morale, psychologique, et de la déchirante Eva-Maria Westbroek qui s’impose comme une très grande Marie. Animés par une direction d’acteurs efficiente, les protagonistes donnent à leurs emplois respectifs le poids de l’authenticité. Jusqu’au confident Andrès campé avec émotion par Tansel Akzeybek, en passant par les excellents Capitaine de Gerhard Siegel et Docteur du magistral Falk Struckmann, tandis que le Tambour-Major de John Daszak est à la fois ras du képi et coq empanaché, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur une Margret à la présence scénique peu ordinaire. Le moindre rôle est tenu de superbe façon, à l’instar du Fou de Heinz Göhrig, des deux ouvriers (Mikhail Timoshenko et Tobias Westman) et du Soldat de Vincent Morell.  

Alban Berg, Wozzeck. Eva-Maria Westbroek (Marie). Photo : (c) Agathe Poupeney/Opéra national de Paris

Seuls regrets, le faux piano-bar hors scène diffusé par le biais d’un haut-parleur placé côté jardin, à l’instar du chœur d’enfants dans la scène finale, réduits sur le plateau à deux mimes enfants manipulant machinalement une tête de cheval en chiffon. 

Bruno Serrou

Opéra Bastille jusqu’au 30 mars 2022. 1) Wozzeck d’Alban Berg, Editions Christian Bourgois, 1985  


vendredi 11 mars 2022

Laurent Pelly enferme "Cosi fan tutte" de Mozart dans un studio d’enregistrement berlinois au Théâtre des Champs-Elysées

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Mercredi 9 mars 2022 

Vannina Santoni (Fiordiligi), Gaëlle Arquez (Dorabella), Cyrille Dubois (Ferrando), Laurent Naouri (Don Alfonso), Florian Sempey (Guglielmo). Photo : (c) Vincent Pontet

Dernier volet de la trilogie Mozart/Da Ponte, 
Cosí fan tutte est l’une des partitions les plus inspirées du compositeur autrichien. Et le fringant livret de Lorenzo Da Ponte est à la mesure de la musique, quoiqu’en ait jugé la bien-pensance du XIXe siècle qui considérait cet ouvrage trop léger, superficiel et carrément immoral, alors même que le librettiste n’a fait que parodier les sentiments humains et les jeux de l’amour au temps des Lumières. Combinant grivois, prosaïque et non-dits, l’argument emprunte plus ou moins à Carlo Goldoni, mais la part revenant à Da Ponte est plus importante ici que dans les deux précédents avatars de sa collaboration avec Mozart. C’est cependant la musique qui fait le ciment de l’ouvrage tout entier, une musique jamais caricaturale ni redondante, toujours sincère et tendre, gorgée tout autant de félicité que de mélancolie, révélant délicatement les secrets de l’âme de chacun des personnages.

Photo : (c) Vincent Pontet

Mais la difficulté dans la réalisation de cet ouvrage à la scène est de crédibiliser les travestissements et les quiproquos qui suscitent le trouble et la confusion de deux couples formés par deux fratries manipulées par un vieux philosophe qui s’acoquine l’espiègle servante des jeunes femmes pour démontrer grandeur nature l’inconstance des femmes… ainsi que des hommes, par ricochet. En, situant la trame trois heures de rang dans un studio d’enregistrement de Berlin apparemment inspiré d’un lieu réel, Laurent Pelly perd son public en conjecture quant à savoir quand et comment la confusion saisit les protagonistes et emporte la duperie. 

Gaëlle Arquez (Dorabella), Vannina Santoni (Fiordiligi), Laurent Naouri (Don Alfonso), Cyrille Dubois (Ferrando), Florian Sempey (Guglielmo). Photo : (c) Vincent Pontet

Après un premier acte sans ressort bien défini, les protagonistes passant leur temps debout ou assis devant les pupitres où ils ont posé leurs partitions, l’action finit par se déployer enfin au début du second acte, moment où la lecture du livret se fait soudain littérale, mais il y a beau temps que le spectateur s’est détaché des personnages. Heureusement, le talent comique et le directeur d’acteur qui font la griffe de Laurent Pelly sont bel et bien présents, ne suffisant cependant pas pour convaincre vraiment, et l’on finit par fermer les yeux pour ne plus écouter que la musique, comme s’il s’agissait d’un concert. 

Photo : (c) Vincent Pontet

Dans la fosse à moitié baissée, Emmanuelle Haïm dirige non sans sècheresse et dureté et avec une dynamique excessive et continue qui rend l’ensemble trop raide tout en soulignant la théâtralité, mais au détriment de la poésie, sa conception affaiblissant la sensualité, la grâce, la fluidité du discours mozartien, le Concert d’Astrée manquant de carnation, tandis que ses cors savonnent les
arie où ils dominent.  

Florian Sempey (Guglielmo), Gaëlle Arquez (Dorabella), Laurène Paterno (Despina), Vannina Santoni (Fiordiligi), Cyrille Dubois (Ferrando). Photo : (c) Vincent Pontet

Comme c’est souvent le cas dans les productions du Théâtre des Champs-Elysées, la distribution réussit la gageure de réunir son cheptel de jeunes interprètes de premier ordre. Vanina Santoni campe une séduisante Fiordiligi impulsive et généreuse et à la voix solide et étincelante, Gaëlle Arquez est une Dorabella vive au timbre chaud mais non exempte d’attaques plus ou moins assurées. Laurène Paterno pourrait exceller en Despina si elle n’abusait pas des mêmes artifices dans les deux passages où elle endosse les costumes du médecin puis du notaire. Face aux deux sœurs, Cyrille Dubois (Ferrando) et Florian Sempey (Guglielmo) sont deux fiancés exceptionnels, à la voix sûre et à la ligne de chant aux accents merveilleusement mozartiens. La seule faiblesse du cast vocal est le sceptique Don Alfonso brossé par Laurent Naouri qui ne parvient pas à contrôler son nuancier vocal, toujours trop fort, ni sa ligne de chant qui se durcit tout au long de la soirée.

Bruno Serrou

Théâtre des Champs-Elysées jusqu’au 20 mars. Ce Cosi fan tutte sera repris par les coproducteurs, Théâtre de Caen, Pacific Opera Victoria et Tokyo Nikikai Opera