Genève (Suisse), Grand Théâtre de Genève, mardi 29 mars 2022
Depuis la création de Trois Sœurs à l’Opéra de Lyon en 1998, qui fermait le XXe siècle comme Wozzeck de l’Autrichien Alban Berg l’avait ouvert à l’Opéra d’Etat « Unter den Linden » de Berlin, le Hongrois Péter Eötvös (né en 1944) est l’un des compositeurs lyriques majeurs de notre temps. Programmé par les plus grands Opéras du monde, seul celui de Paris lui résiste encore. Je l'ai rencontré voilà quelques mois dans la perspective de la création de son treizième opéra, Sleepless, à l’Opéra d’Etat « Unter den Linden » de Berlin en décembre et au Grand Théâtre de Genève, où j'ai assisté à la première mardi 29 mars.
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Péter Eötvös, entretien autour de son opéra Sleepless
Bruno Serrou : Dans quel contexte avez-vous composé Sleepless ?
Péter Eötvös : J’ai
écrit cet opéra durant la Covid. J’ai beaucoup composé pendant cette période.
Je travaillais tous les jours chez moi, n’ayant plus aucune obligation ni
engagement. Je ne voyageais donc pas, pas de restaurants, pas d’hôtels... Seule
ma fondation a continué de fonctionner, de jeunes compositeurs chefs
d’orchestre y travaillant. Je pense que Sleepless
est mon treizième opéra.
B. S. : Vous allez bientôt battre Richard Strauss quant au nombre
d’opéras dans votre création…
P. E. : Oh non. Je crois qu’il en a écrit une trentaine…
B. S. : Pourquoi pas une centaine ? [Rires] En vérité, il en a
composé quinze !
P. E. : Mais à côté de moi, il est plus prolifique. Sleepless c’est deux fois une heure
quinze, soit 2h30. Trois Sœurs faisait cent minutes... J’ai un
autre projet pour 2023, fruit d’une commande de l’Opéra de Budapest, ce sera mon
premier opéra en magyar, ma langue maternelle. Sleepless est en anglais.
B. S. : Sleepless résulte
d’une co-commande des Opéras de Berlin et Genève. Est-ce à leur demande que
vous avez choisi l’anglais ?
P. E. : Ainsi il peut être joué partout. Les anglais ont
quitté l’Europe mais ils ont laissé leur langue.
B. S. : Que signifie Sleepless ?
P. E. : Le titre de cet opéra-ballade signifie « Sans
sommeil ».
B. S. : Pourquoi « opéra-ballade » ?
P. E. : Parce que le thème se présente comme une ballade,
c’est-à-dire que son action peut se dérouler autant dans le passé, qu’au temps
présent et dans le futur. Le moment de cet opéra est indéterminé, Zeitloss comme disent les Allemand, sans
temps. Il n’y a pas de temps. L’histoire est celle d’un conflit entre
l’individu et la société. Sujet éternel. Le genre ballade m’a permis d’utiliser
différents langages musicaux car j’ai souhaité adopter la forme narration. Je
raconte une histoire. Un peu comme le Pelléas
et Mélisande de Claude Debussy, Sleepless
a de nombreuses similarités, non pas dans la partition, mais le langage est calme
avec quelques saillies et prend le temps d’exprimer les choses, de les mettre
en situation. A l’instar des ballades de la littérature du XIXe
siècle. Chez nous, en Hongrie, c’est très fort. Le poète hongrois János Arany
(1817-1882) a écrit des ballades de ce type. L’auteur raconte quelque chose et
commente un peu, tandis que les personnages parlent, jouent. Ma musique
raconte. La partition compte une dizaine de personnages, un chœur de six femmes
et six hommes, soit deux sextets. Les six femmes représentent la femme, la
jeune fille, situent le drame comme des Nornes, et les six hommes sont des
marins dans l’action.
B. S. : Qui est l’auteur du livret ?
P. E. : Le texte original est du Norvégien Jon Fosse, Trilogie. Il a été retenu par l’Opéra d’Etat
de Berlin « Unter den Linden » parmi les divers sujets que je lui ai
proposés. Ma femme Mari Mezei a écrit le livret. Le choix résulte de
propositions que ma femme et moi avons faites à l’Opéra de Berlin d’une dizaine
de textes différents, il en est resté cinq, puis trois et parmi les trois
derniers le théâtre a retenu celui-là.
B. S. : Quelle est l’orchestration de Sleepless ?
P. E. : Dix premiers violons, huit seconds, six altos, quatre
violoncelles, trois contrebasses, deux flûtes, deux hautbois, trois
clarinettes, deux bassons, trois cors, deux trompettes, deux trombones, deux
percussionnistes, harpe. Sur le plan vocal, il est écrit pour dix chanteurs et
le chœur de deux fois six voix. Tout est chanté, il n’y a pas de comédiens. L’œuvre
compte deux actes, douze scènes et un épilogue. Sur le plan de l’écriture,
j’utilise une technique que j’apprécie particulièrement, le cercle des quintes,
et comme nous avons douze scènes plus une, le début se passant en bord de mer,
sur le sable d’une plage, je commence sur un si bécarre cette note symbolisant
traditionnellement l’univers marin, comme chez Debussy. La deuxième scène
continue avec une certaine tension, sur le fa (triton de si), la suivante se
situant sur une tension encore plus affirmée s’appuie sur le fa dièse parce que
fa et fa dièse créent aussi une forte tension, et ainsi de suite… Je peux ainsi
déployer dans les douze scènes ma musique sur si-fa-fa dièse-do-do dièse-sol-sol
dièse-ré-ré dièse-la, etc., et la treizième scène retourne sur le si bécarre,
comme au début. Parce que dans l’histoire, la jeune fille perd son ami, et
finit par entrer dans l’eau pour le rejoindre et s’unir à lui pour toujours,
l’eau représentant pour elle le jeune homme, d’où le retour au si bécarre du
début.
B. S. : Il est vrai que l’œuvre entier de Debussy est placé sous
l’emprise aquatique, pas seulement Pelléas et Mélisande...
P. E. : Dans mon opéra c’est aussi l’eau qui gouverne.
B. S. : Que représente l’eau pour un compositeur d’un pays où il n’y a
pas beaucoup d’espaces aquatiques, à l’exception du Danube et du lac Balaton ?
P. E. : Je suis en train d’écrire une sonate pour le
violoniste grec Leonidas Kavakos et la pianiste chinoise Yuja Wang. Ils forment
un duo de sonate et j’ai reçu une commande pour eux que j’ai intitulée The Water
Sonata (La Sonate d’eau). J’y introduis toutes sortes
d’états et de substances de l’eau, qui peut être gelée, se transformer en
vapeur, ce qui est exactement la même chose pour ma sonate qui, à l'instar de l’eau,
prend des formes différentes.
B. S. : Qu’est-ce qui vous a attiré dans le texte de Jon Fosse ?
P. E. : Son sujet… Singulièrement égoïste, la société ne fait aucun cadeau… Deux jeunes gens - une jeune fille et un jeune homme - d’environ
17 ans, attendent déjà un enfant mais ils ne peuvent se marier parce qu'à leur âge ce n’est pas encore autorisé par la société. La nuit, ils
cherchent à se reposer, la naissance du bébé étant prévue pour la semaine qui
suit [NDR : ce qui renvoie plus ou moins à La Nuit transfigurée de Richard Dehmel et Arnold Schönberg],
mais personne ne les aide, tout le monde leur claque la porte au nez
[NDR : comme Marie et Joseph cherchant un lieu pour la venue au monde du
Christ]. Personne ne leur donne la possibilité d’un abri. Si bien que le jeune
homme est amené à tuer les personnes qui ne l’aident pas parce qu’il estime
qu’en un tel moment il n’a pas d’autre choix. Il est obligé de tuer, il n’a pas
d’autres solutions, et l’on peut poser au public la question « que feriez-vous
dans cette situation ? » Il commence par assassiner la mère de sa
compagne qu’elle rejette. Partis tenter leur chance dans une autre ville, il tue
trois personnes, avant que le village le tue à son tour. Mais le livret ne
répond pas à la question pourquoi est-ce lui qui est condamné et pas le
village ? Et c’est notre vie, pratiquement. Devenu adulte, leur enfant
quitte sa mère. Un violon joue un rôle central, qui symbolise le jeune homme,
un violon populaire avec lequel il joue pour son mariage de la musique
folklorique norvégienne, le fameux rull
norvégien, la musique du diable, un magnifique fiddle norvégien à huit cordes - quatre à jouer (accordé do sol do
mi) et quatre en résonance, tandis que le violoneux bat le rythme du pied.
Cette musique est magnifique. Situer un opéra en Norvège est très intéressant
parce que c’est le nord de l’Europe, les grands froids, ce qui oblige à une
certaine distance entre les personnages avec tous les éléments de la nature et
des hommes, avec la vie.
B. S. : A l’instar de nombre de vos confrères, reprenez-vous des
éléments de vos œuvres précédentes ?
P. E. : Non tout est spécifique à cette œuvre. Comme tous mes
opéras qui le précèdent, celui-ci est très différent de ce que j’ai fait
jusqu’à présent.
B. S. : Comment vous y prenez-vous pour éviter les redites ?
P. E. : Je compose de façon improvisée, c’est-à-dire que je
prépare le matériel sur lequel je vais improviser. je fais le choix du sujet de
base, puis Marika conçoit le livret, nous travaillons dessus ensemble pendant
deux ans, un temps très long parce que le livret décide de tout, la longueur de
l’œuvre, la succession des scènes, la logique de l’ensemble, qui dit quoi, la
virgule, les deux points, parce que s’il y a une virgule c’est pour moi, dans
ma musique, une respiration, et une fois le livret terminé, nous en faisons la
traduction en anglais, pendant six mois je travaille avec la traductrice pour
que chaque mot soit correct et à sa juste place, des mots qui doivent aussi
être chantables. La consonance, les voyelles doivent être là et pas ici, etc.
Tout cela représente beaucoup de travail. Quand cette partie est au point,
j’écris tout de suite la totalité de la partition, directement sur le papier, avec
l’orchestre parce que si le basson arrive sur un do-dièse, ça va poursuivre sur
un ré, ou je continue là...
B. S. : Vous écrivez donc directement en fonction du livret avec
l’orchestre entier, d’un jet ?
P. E. : Je me prépare avant. Quand j’écris je me mets dans la position
du spectateur qui regarde le plateau et écoute la musique. J’écris et je vois
ce que j’entends. C’est aussi un contrôle permanent sur moi-même, si je
comprends ce que j’ai voulu dire.
B. S. : Vous travaillez donc uniquement avec votre oreille interne ?
P. E. : En effet, je n’utilise rien d’autre. Ni piano, ni
ordinateur. J’écris à la main, au crayon et surtout avec beaucoup de gomme
[rires].
B. S. : Combien de temps avez-vous mis pour écrire la partition de
Sleepless ?
P. E. : Six à sept mois. L’écriture de la partition est ce
qu’il y a de plus court dans la genèse de mes œuvres lyriques, et elle intervient
au tout dernier moment. Quand je l’ai terminée j’envoie la totalité de l’opéra
au commanditaire et à l’éditeur. Le commanditaire ne choisit que le sujet. Je
ne lui transmets pas le livret, il reçoit l’opéra complet terminé, livret et partition.
Le choix des chanteurs intervient assez tôt dans le processus, quand je choisis
ce que je vais faire au milieu du livret on connaît déjà les titulaires des
rôles. Le chef d’orchestre est omniprésent, que ce soit moi ou un autre chef prévu,
dans le cas présent Maxime Pascal.
B. S. : Qu’y a-t’il de nouveau dans votre langage dans cet opéra par
rapport à l’évolution de votre création ?
P. E. : Je ne sais pas s’il y a du nouveau dans cet opéra,
mais il y a une chose significative, le fait que j’utilise un langage musical
très simple. J’essaye de garder une réelle simplicité parce que c’est une
ballade. Ce n’est pas chromatique, ce qui ne veut pas dire que c’est diatonique
pour autant. C’est ni l’un ni l’autre. Mais j’utilise quatre éléments, c’est
soit toujours les notes par trois tons (tritons) majeurs et mineurs ou tierces diminuées,
pour le renvoi à Debussy c’est augmentées. Et ces derniers trois tons, quand on
continue, c’est toujours le même intervalle. Et dans l’intervalle majeur
j’utilise l’émotion joyeuse, gaie, et dans le mineur la tristesse. La tonalité de
base est le si-naturel. Ce qui est très bien parce que quand je compose j’ai la
tonalité dans la tête et tous les accords que j’écris sont en relation avec
cette tonalité. Cela module, bien évidemment, mais cette tonalité est l’axe. Je
tends vers le tonal, mais ça ne l’est pas. Je ne reste pas dans la même
tonalité. Je la change constamment, mais c’est un axe, qui se maintient pendant
un certain temps. Mais toujours dans une relation par rapport à des notes
pivots.
B. S. : Pourquoi ce retour à la tonalité ?
P. E. : Parce qu’elle donne la possibilité pour l’auditeur de
ne pas se perdre, puisque j’utilise un langage qu’il comprend, au lieu de créer
un langage spécifique au contenu… Ce qui constitue toujours le problème de la
musique contemporaine est que lorsque l’on crée un langage pour un contenu on
ne le comprend pas parce qu’on ne comprend pas le contenant. Depuis la création
de Schönberg, on a des générations qui comprennent de plus en plus des langages
complexes, mais c’est seulement depuis peu que l’on commence à comprendre le
contenu. Cela est autant le cas pour ceux qui jouent que pour ceux qui
écoutent. Dans Sleepless, j’ai voulu
agir comme un écrivain qui utilise une langue que le lecteur comprend. Il
comprend ainsi le contenu parce qu’il est exprimé dans sa propre langue.
B. S. : Le prochain opéra n’aura rien à voir avec celui-ci, comme
celui-ci n’a rien à voir avec le précédent...
P. E. : Rien, en effet…
B. S. : Comment faites-vous pour tout oublier de vos œuvres
antérieures ?
P. E. : J’ai une mémoire géniale qui oublie tout. Je n’ai
aucune mémoire musicale.
B. S. : Le problème est qu’un jour vous risquez de réitérer une œuvre
que vous avez déjà composée…
P. E. : C’est le risque [rires aux éclats]. C’est pourquoi je
ne veux rien apprendre par cœur. Je dirige toujours avec partition. Ce n’est
pas parce que je crains de me tromper. Je relis et je me rappelle ce que j’ai
dit ou voulu obtenir parce que c’est marqué en couleur sur la partition.
B. S. : Avez-vous déjà une idée du prochain opéra ?
P. E. : Oui. Il sera sur un texte adapté d’un écrivain
hongrois contemporain, qui est aussi l’un de mes amis, László Krasznahorkai. Je je compose sur deux langues, une
version en magyar, l’autre en allemand pour une audience internationale.
B. S. : Pourquoi deux langues ?
P. E. : Parce que la version hongroise ne sera jouée qu’en
Hongrie.
B. S. : N’écrivez-vous pas votre musique en fonction de la langue que
vous utilisez ?
P. E. : Pour cet opéra, j’écris en même temps sur le magyar et
sur l’allemand. Deux versions, en fait. Il y aura donc des modifications dans
la prosodie.
B. S. : Le Château de
Barbe-Bleue en magyar et en allemand,
ce n’est plus tout à fait la même œuvre…
P. E. : En fait, nous craignons d’avoir des difficultés à
trouver partout des chanteurs pouvant s’exprimer en magyar. Pour Le Château
de Barbe-Bleue, aujourd’hui tout
le monde le chante dans cette langue, que les chanteurs apprennent
phonétiquement, mais je ne pense pas que notre opéra aura le même écho partout.
Le meilleur exemple en la matière est Janáček,
parce qu’il faut absolument le chanter en morave. Mais ce que vous me dites là
me pousse à la réflexion. Merci beaucoup, vous me donnez une piste. La grande soprano
allemande Anja Silja me racontait qu’elle était encore très jeune quand elle a chanté
Zak Makropoulos de Janáček
pour la première fois. C’était en tchèque. La fois suivante, à Stuttgart, on
lui a demandé de le chanter en allemand et elle a eu beaucoup de mal à
l’apprendre en allemand parce que rien ne tombait sur la rythmique de la
musique. Elle l’a fait, mais elle n’a plus jamais voulu le chanter dans une
autre langue que le tchèque, parce que l’œuvre est écrite en fonction de cette
langue.
B. S. : Peut-on déjà parler du sujet ?
P. E. : Je ne préfère pas.
B. S. : Quand la création est-elle prévue ?
P. E. : Fin 2023 à l’Opéra de Budapest. Le livret est terminé.
B. S. : Est-ce Daniel Barenboïm qui vous a commandé Sleepless ?
P. E. : Je l’ai rencontré après avoir reçu la commande. Il est
très diplomate, et il sait tout de moi. Il est très bien informé. Il est un grand
admirateur de Pierre Boulez.
B. S. : Voilà un long moment que vous n’avez pas dirigé à Paris
P. E. : Je reviens en 2024. Pour mes 80 ans. Je suis invité
pour cet anniversaire par l’Ensemble Intercontemporain dont j’ai été directeur
musical pendant dix ans.
B. S. : Finalement la crise de la Covid vous a été bénéfique, de toute
évidence…
P. E. : Oui, très profitable. Mais pas seulement pour moi.
Pour tous les créateurs. Tous les peintres, tous les écrivains, tous les
compositeurs… En revanche, pour les interprètes ç’aura été une catastrophe. En
Hongrie par exemple, ils n’ont eu aucune aide. Maintenant, ils sont face à une
autre difficulté, qui est contraire : ils ont deux concerts le même soir,
entre les reports et les engagements en cours. Aujourd’hui ils ont trop à faire.
B. S. : Mais vos œuvres n’étaient plus jouées !
P. E. : Je n’ai rien perdu… Ah si, j’ai perdu quatorze
représentations de mes opéras en deux ans. On a pu donner la générale d’une
nouvelle production de Trois Sœurs au Staatsoper de Vienne, et à l’issue
de la générale on nous a dit que c’était fini.
Recueilli par Bruno
Serrou
Paris, Maison de la Radio, le 1er novembre 2021
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Compte-rendu de la première de Sleepless au Grand Théâtre de Genève
S’il est un compositeur ayant le sens du théâtre, c’est Péter Eötvös, comme le confirme son 13e opéra, Sleepless, commande de l’Opéra d’Etat de Berlin, qui l’a créé en décembre, et du Grand Théâtre de Genève.
Tandis qu’il compose son quatorzième opéra, le premier en sa langue maternelle, le magyar, pour l’Opéra de Budapest en 2023, cet héritier de Béla Bartók proche de Pierre Boulez a écrit Sleepless (Sans sommeil) pendant la Covid. Sous-titré opéra-ballade, cet ouvrage se fonde sur un livret en anglais adapté par Maria Mezei, femme du compositeur, de Trilogie du Norvégien Jon Fosse où la musique est omniprésente. « L’opéra, dévoile Eötvös, se présente comme une ballade, l’action pouvant se dérouler au passé, au présent ou au futur. » Le sujet est éternel, puisqu’il s’agit du conflit entre l’individu et la société. « Le genre ballade m’a permis d’utiliser plusieurs langages musicaux, ma partition se présentant telle une narration. Je raconte une histoire. Comme Debussy dans Pelléas avec lequel Sleepless a des connexions, le langage posé me permet d’exprimer clairement les choses. La musique conte et commente, les chanteurs disent et jouent. » L’œuvre au climat proche de Peter Grimes de Britten, réunit cinquante musiciens, dix chanteurs, un chœur de six femmes et six hommes, les premières représentant l’âme de la jeune femme, les seconds des marins. Elle se déploie en deux actes, douze scènes, un épilogue. « J’utilise la technique du cercle des quintes. Le début de l’opéra se passant en bord de mer, j’ouvre sur un si naturel, symbole traditionnel de la mer, la deuxième scène poursuit sur fa (triton de si), la suivante se situant sur une tension plus affirmée s’appuie sur fa dièse, etc., jusqu’au finale qui retourne au si, la jeune fille qui a perdu son ami, entrant dans la mer pour s’unir à lui. »
Sleepless est l’histoire d’Alida et Asle, deux jeunes gens qui fuient le monde. Tels Bonny and Clyde, le couple aux résonances bibliques sème malgré lui la mort, mais aussi l’amour et la vie, Alida donnant naissance à Sigvald avec qui elle rentre au pays tandis qu’Asle finit pendu… Placée autour et dans les entrailles d’un gigantesque saumon conçu par Monika Pormale, la mise en scène du cinéaste hongrois Kornél Mundruczó est d’une redoutable efficacité. Une partition magistrale, un orchestre foisonnant, liquide, chambriste, un sujet dramatique de tous les temps, une distribution éblouissante avec à sa tête Victoria Radem et Linard Vrielunk, couple déchirant, jusqu’à la doyenne Hanna Schwarz dans le rôle de la vieille femme (mais aussi Katharina Kammerloher en mère odieuse d'indifférence, Sarah Defrise en fille de joie un rien excessive, Jan Martinik, Tomas Tomasson impressionnant, Roman Trekel, Siyabonga Maqungo et Arttu Kataja), une mise en scène mobile, un orchestre de la Suisse Romande d’une virtuosité exacerbée par la présence du compositeur à sa tête, la réussite est totale.
Bruno Serrou
Jusqu’au 5 avril 2022. Réservations : (+41-22)
322.50.50. www.gtg.ch