vendredi 26 septembre 2014

Christopher Hogwood, fondateur de l’Academy of Ancient Music, est mort mercredi 24 septembre à l’âge de 73 ans

Christopher Hogwood (1941-2014)
Photo : (c) Christopher Hogwood

« We regret to announce the death of Christopher Hogwood on 24 September 2014. Christopher died peacefully on Wednesday 24 September, having been suffering from a brain tumour for several months. He died at home in Cambridge, with family present. The funeral will be private, with a memorial service to be held at a later date. » C’est en ces termes que le site Internet de ce grand musicien (1) a informé le monde de son décès. Chef d’orchestre, claveciniste, écrivain, musicologue britannique, Christopher Hogwood est l’un des pères du retour de l’interprétation de la musique baroque et classique à l’ancienne dont il avait retrouvé et fixé un certain nombre de standards avec son propre orchestre, l’Academy of Ancient Music qu’il a fondée en 1973.

Disciple de Gustav Leonhardt, né à Nottingham le 10 septembre 1941, Christopher Hogwood a fait ses études littéraires et musicales au Pembroke College de Cambridge, avant d’étudier la direction auprès de Raymond Leppard et de Thurston Dart. Puis il devient l’élève de Rafaël Puyana et de Gustav Leonhardt, puis avec Zuzana Ruzickova qu’il rejoint à Prague grâce à une bourse du British Council. De retour à Cambridge, il fait la connaissance de David Munrow avec qui il fonde en 1967 l’Early Music Consort of London, dont il est le claveciniste. Six ans plus tard, il crée l’Academy of Ancient Music, ensemble qui, comme son nom l’indique, entend jouer sur instruments anciens les répertoires baroque et classique en fonction des recherches et des découvertes historiques les plus avancées. Avec cet orchestre, qu’il dirigera jusqu’en 2006, année où il le confie au claveciniste Richard Egarr et devient directeur émérite, il enregistre plus de deux cents disques, essentiellement pour le label l’Oiseau lyre. Hogwood est le signataire de la première intégrale discographique des symphonies de Mozart sur instruments d’époque. Il a également abordé la musique du XXe siècle liée au style classique, comme Paul Hindemith, Arthur Honegger, Bohuslav Martinů et Igor Stravinski.


A partir de 1981, Hogwood travaille de façon suivie aux Etats-Unis. De  1986 à 2001, il est directeur artistique de la Haendel and Haydn Society de Boston, dont il sera Chef émérite à vie. Il est également directeur musical de l’Orchestre de Chambre de Minneapolis-Saint-Paul dans le Minnesota de 1988 à 1992. Il a se produit régulièrement avec le Kammerorchester de Bâle. De 1983 à 1985, il est directeur artistique du Mostly Mozart Festival du Barbican Centre de Londres. Cette même année 1983, il fait ses débuts à l’opéra en dirigeant Don Giovanni à Saint Louis (Missouri), avant de se produire à l’Opéra d’Etat de Berlin, à la Scala de Milan, au Covent Garden de Londres, au Grand Opéra de Houston, aux Chorégies d’Orange, dans la Flûte enchantée en 2002. Avec l’Opéra de Sydney, il dirige Idomeneo en 1994 et la Clémence de Titus en 1997. En 2009 le Covent Garden avec l’Orchestre The Age of Enlightment dans Didon et Enée de Purcell et Acis et Galatée de Haendel, et dirige le Rake’s Progress de Stravinski au Teatro Real de Madrid. Fin 2010-début 2011, il se produit à l’Opéra de Zurich dans les Noces de Figaro. Il s’est également produit à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France.

Christopher Hogwood (1941-2014) répétant avec l'Orchestre Philharmonique de Poznan dans la cathédrale de Gniezno en 2013. Photo : (c) Christopher Hogwood

En 2007, il commence une collaboration annuelle avec l’Academy of Ancient Music dans des opéras de Haendel, le premier étant Amadigi suivi en 2008 de Flavio et, en 2009, Arianna in Creta. En 2013, il retrouve son ensemble dans Imeneo. A la fin de sa vie, il devient professeur honoraire de l’Université de Cambridge, professeur invité consultant d’interprétation historique à la Royal Academy of Music et professeur invité du King’s College de Londres. En juillet 2010, il est nommé professeur au Gesham College et, en 2012, professeur à Cornell University. Il était également professeur à l’Université d’Harvard.

En tant qu’éditeur, Christopher Hogwood a publié les éditions critiques de compositeurs comme John Dowland, Carl-Philipp-Emanuel Bach, Felix Mendelssohn-Bartholdy et Johannes Brahms.

Bruno Serrou


jeudi 25 septembre 2014

Tomáš Netopil fait passer un vent de Bohême enchanteur sur l’Orchestre de Paris

Paris, Salle Pleyel, mercredi 24 septembre 2014

Tomáš Netopil. Photo : DR

Semaine tchèque pour l’Orchestre de Paris, qui a invité le chef praguois Tomáš Netopil. Après l’avoir personnellement découvert dans une excellente Káťa Kabanová de Leoš Janáček à l’Opéra Garnier en 2011, je le retrouvais voilà deux ans presque jour pour jour à l’Opéra Bastille dans les Contes d’Hoffmann de Jacques Offenbach (http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/09/reprise-convaincante-lopera-de-paris.html). Ayant manqué son concert avec l’Orchestre de Paris en 2012, je le retrouvais hier pour la première fois dans un programme symphonique, à la tête du même Orchestre de Paris. Je dois avouer immédiatement que je suis ressorti de Pleyel enthousiasmé par sa prestation.

Choeur et Orchestre de Paris (dirigé ici par Paavo Järvi). Photo : (c) Orchestre de Paris

Même si la première partie du concert suscite quelques réserves. C’est pourtant sur deux partitions rarement programmées en France que la soirée s’est ouverte. Deux œuvres finalement plus ou moins décevantes, le monolithique Te Deum op. 103 pour soprano, baryton, chœur mixte et orchestre d’Antonín Dvořák, œuvre de circonstance  écrite par le compositeur tchèque avant son arrivée à New York, où il sera créé le 12 octobre 1892, et le peu significatif Concerto pour deux pianos, cordes et percussion H.292 de Bohuslav Martinů, du moins sous les doigts des sœurs Labèque…

Bohuslav Martinů (1890-1959). Photo : DR

Si la part orchestrale du court Te Deum (dix-huit minutes) de Dvořák qui se présente comme une symphonie en quatre mouvements avec voix s’est avérée brillante, avec des tutti foisonnants et des soli - surtout des bois - de grande beauté, les chœurs sont apparus massifs et peu nuancés, tandis que les deux solistes, Aga Mikolaj et Kostas Smoriginas, ont imposé une prégnante musicalité. Auteur de cinq concertos pour piano parmi d’autres pages concertantes pour alto, hautbois, violon ou violoncelle, Bohuslav Martinů a également signé un double concerto pour claviers peu représentatif de sa créativité qu’il a composé en 1943 aux Etats-Unis à la demande de Pierre Luboschutz et Genia Nemenoff rencontrés alors qu’ils enseignent tous les trois dans le cadre de l’Académie de Tanglewood. 

Katia et Marielle Labèque. Photo : DR

L’exaltation de la toccata initiale et celle du finale a hélas suscité les excès du de Katia Labèque, dont les ressorts finiront sans doute par l’envoyer s’écraser un jour contre le plafond de l’une ou l’autre des salles de concerts où elle se produit. Katia ne contient toujours pas ses mimiques impossibles, se jetant sur le clavier, bondissant de son siège comme un cabri, tapant bruyamment la mesure de son talon-échasse accroché à son pied gauche, tandis que Marielle a la tête plongée dans le clavier cachée de ses longs cheveux noirs ondulés. Il ne sort de tout cela aucune musicalité, voire peu de sons, les doigts courant sur les claviers qui semble quasi muet, ne donnant aucune teneur à la partie pianistique de l’œuvre de Martinů, malgré la détermination du chef et la bonne volonté de l’orchestre. Le public ne s’y est d’ailleurs pas trompé, applaudissant poliment à la fin, mais sans trop insister, au point que les deux sœurs se sont empressées de se lancer dans leur invariable bis, un incolore et court Prélude pour deux pianos de George Gershwin…

Antonín Dvořák (1841-1904). Photo : DR

En revanche, total syncrétisme de l’orchestre, du chef et de l’œuvre dans la Symphonie n° 8 en sol majeur op. 88 B 163 d’Antonín Dvořák qui a occupé seule la seconde partie du concert. Sous la direction souple et généreuse de Tomáš Netopil, corps empli de la musique de son compatriote, l’approche de l’Orchestre de Paris s’est avérée spontanée, souple, aérienne, emplie du bonheur et de la nostalgie propres à la musique tchèque en général et à Dvořák en particulier. Le geste large et volontaire, mais laissant la bride sur le cou des musiciens qui ont ainsi pu exprimer librement leur virtuosité et leur aptitude à chanter, le chef tchèque a fait sonner la pénultième symphonie de Dvořák avec un naturel infini, la diversité des climats s’exaltant avec une poésie constante apte à mettre somptueusement en relief l’émerveillement du compositeur devant la nature et l’humanité entière remarquablement campées par l’Orchestre de Paris en son entier, cordes (particulièrement altos et violoncelles), bois et cuivres, notamment les cors, jusqu’aux timbales.


Bruno Serrou

dimanche 21 septembre 2014

Le Brahms épique et généreux de l’Orchestre de Cleveland, Franz Welser-Möst et Nikolaj Znaider

Paris, Salle Pleyel, samedi 20 septembre 2014

Franz Welser-Möst et l'Orchestre de Cleveland. Photo : (c) Cleveland Orchestra

L’Orchestre de Cleveland est le plus allemand des orchestres américains. Dans la formation de sa visite annuelle Salle Pleyel, cordes en quantité à un nombre impairs (17-15-11-11-9), trompettes à palettes, la fabuleuse phalange de l’Ohio, l’un des « Big Five » américains a une assise grave des plus ductiles. Fondé en 1918 sous l’impulsion de la pianiste impresario Adella Prentiss Hughes (1869-1950) qui en confia la direction musicale au violoniste chef d’orchestre russo-américain Nikolaï Sokolov (1886-1965), le Cleveland Orchestra a été façonné pour l’essentiel par des chefs et des instrumentistes forgés par les écoles germaniques. En 1933, le chef polonais Artur Rodziński (1892-1958), formé à l’école autrichienne auprès de Josef Marx, Franz Schreker et Franz Schalk, prit la direction de l’orchestre pendant dix ans, jusqu’à l’arrivée en 1943 du Viennois Erich Leinsdorf (1912-1993). Mais c’est à l’un des plus grands directeurs d’orchestre du XXe siècle, le Hongrois George Szell (1897-1970), également formé à Vienne auprès d’un proche de Brahms (Eusebius Mandyczewski) et de Max Reger, que l’Orchestre de Cleveland doit l’essentiel de sa réputation. En un quart de siècle (1946-1970), il en fera l’une des formations symphoniques les plus brillantes au monde. A sa mort, Pierre Boulez, le plus « germanique » des chefs français qu’une admiration réciproque liait à Szell, assurera l’intérim pendant deux ans, cumulant alors les fonctions de directeur musical des Orchestres Philharmonique de New York et Symphonique de la BBC, jusqu’à la nomination de l’Américain d’origine russe Lorin Maazel, à qui Toscanini confia son Orchestre Symphonique de la NBC alors qu’il avait onze ans, qui le dirigera jusqu’en 1982 avant de passer les rênes à l’Allemand Christoph von Dohnányi, petit-fils du compositeur hongrois Ernö Dohnányi aujourd'hui Directeur Lauréat, qui passera le relais en 2002 à l’Autrichien Franz Welser-Möst dont le contrat, a été renouvelé jusqu’en 2018. Beaucoup de musiciens en activité au sein de l'orchestre ont assurément connu George Szell et Pierre Boulez, notamment le premier violon et les deux premiers altistes, tous trois remarquables.

George Szell et Pierre Boulez prenant le thé au JTatsumura Silk Factory's Tea House pendant la tournée de l'Orchestre de Cleveland au Japon en mai 1970. Photo : collection Cleveland Orchestra

Moins de deux semaines après sa démission de son poste de directeur musical de l’Opéra d’Etat de Vienne, connu depuis 1907 et le départ de Gustav Mahler pour ses révolutions de palais, à la suite d’un désaccord avec le directeur artistique de l’un des théâtres lyriques les plus célèbres, le Français Dominique Meyer (voir http://www.wienerzeitung.at/nachrichten/kultur/kulturpolitik/657854_Welser-Moest-wirft-den-Taktstock.html et http://www.profil.at/articles/1438/983/377996/staatsoper-dominique-meyer-diese-beleidigungen), Franz Welser-Möst est apparu en super forme, à la tête de sa fabuleuse phalange, qui confirme ses immenses qualités individuelles et collectives dans un programme entièrement dédié à Johannes Brahms.

Franz Welser-Möst. Photo : DR

Le premier des deux concerts de ce troisième week-end de septembre de la Salle Pleyel a mis en regard la première symphonie et le concerto pour violon de Johannes Brahms. Le son grave et rond de l’Orchestre de Cleveland convient singulièrement aux couleurs de l’orchestration de Brahms, qui vivait assurément la tête dans les timbales. Avec le concerto pour violon et la première symphonie, ce sont deux œuvres créées à trois ans de distance qui ont été proposées samedi soir. Ces deux partitions sont comme autant d’enfants de douleur de leur concepteur : là où le concerto procura à Brahms maints désagréments, notamment de la part de son dédicataire, Joseph Joachim, qui l’a trouvé injouable, obligeant son auteur à quelques modifications techniques, tandis que l’œuvre eut du mal à s’imposer, la symphonie connut une genèse de plus de vingt ans. Il n’en émane pas moins de ces deux partitions un même sentiment de plénitude, malgré des moments plus sombres, comme l’Andante sostenuto de la symphonie, et méditatifs, comme le mouvement lent du concerto. Pourtant, dans l’une comme dans l’autre partition, il ne se trouve rien de tragique et surtout pas une once de pathos, mais au contraire de l’héroïsme romantique et une radieuse sérénité.

Nikolaj Znaider. Photo : DR

Jouant avec une maîtrise de son et d’archet impressionnante qui paraît si naturelle, Nikolaj Znaider a magnifié en toute liberté les ineffables beautés du Concerto pour violon et orchestre en ré majeur op. 77, gorgé de soleil et d’allégresse. Franz Welser-Möst et l’Orchestre de Cleveland se sont faits davantage que des partenaires du soliste, d’authentiques compagnons enveloppant de leurs timbres délectables un violon enchanteur pour brosser de concert une chatoyante symphonie concertante. Les sonorités fruitées et pleines du violoniste danois d’origine israélo-polonaise ont donné le change à sa silhouette de géant, tenant un petit violon au vernis orangé, le fameux « Kreisler » de Guarneri del Gesù de 1710 aux sonorités de braise exaltées par un jeu ample et serein au vibrato délié exaltant les longues phrases aux amples respirations de Brahms. Difficile d’imaginer après un tel engagement dans une œuvre si exigeante et développée un quelconque bis. Pourtant, le public de Pleyel n’a pas eu à insister longuement pour en obtenir un de Nikolaj Znaider, que rien ne semble devoir fatiguer. Mais il a choisi pour complément du concerto de Brahms un mouvement lent de Partita de Jean-Sébastien Bach, qui a conclu sa prestation dans un climat introspectif de bon aloi.

Franz Welser-Möst et le Cleveland Orchestra. Photo : (c) Cleveland Orchestra

Fruit d’une genèse longue et particulièrement difficile, la Symphonie n° 1 en ut mineur op. 68 a été emportée avec éloquence par un Franz Welser-Möst énergique et virevoltant qui a offert une interprétation à couper le souffle et à qui l’Orchestre de Cleveland a donné la pareille en répondant comme un seul homme à la moindre de ses sollicitations, magnifique de cohésion, de cantabile. Comme sur-vitaminés, tous les pupitres seraient à citer, tant la virtuosité et la fusion ont été absolues. Le chef autrichien a remarquablement mis en évidence le fait que chacun des mouvements de la symphonie de Brahms ne semble jamais naître mais être là de toute éternité, l’auditeur ayant le sentiment d’immiscer son oreille au beau milieu d’un discours dont il n’a pas entendu le début mais qui le saisi dès l’abord, comme le fera plus tard Richard Strauss dans son lied … Morgen… op. 27/4. D’une ampleur épique, l’approche de Welser-Möst s’est imposée par l’unité du discours, l’opulence du phrasé, les tensions tour à tour tendues et domptées, la force conquérante du mouvement initial dont la matière est impérieusement exposée par les timbales, le raffinement du mouvement lent, la sereine et candide poésie du Poco allegretto, surtout côté violons et bois solistes, hautbois et clarinette, qui se répondaient gaiement, la diversité des climats du finale dont la progression s’avère limpide et naturelle en dépit de les structures particulièrement élaborées du morceau, tandis que le thème solennel au cor repris à la flûte sur un tremolo de cordes est exposé avec ductilité. Orchestre admirable de nuances, de précision, de feu et de braise, virtuosité au cordeau, avec des flèches dardant comme des fusées. Le violon solo est d’une beauté évanescente, le hautbois bruit comme une forêt entière, flûte, clarinette, basson, cor, trompette, trombones… Et que dire de ces contrebasses de velours sombre, impressionnantes de couleurs ombrées et de chaleur ?...

Sans doute conscient de la brièveté de son programme, Franz Welser-Möst n’a pas longtemps hésité à lancer son orchestre, enrichi d’une harpiste et de quatre percussionnistes, dans un long bis dont je n’ai pas réussi à deviner ni le titre ni l’auteur, mais qui semble inspiré d’un folklore est-européen recréé par un compositeur de l’ère romantique, parachevant le premier concert de l’Orchestre de Cleveland dans une atmosphère festive et flatteuse pour l’oreille.


Bruno Serrou

samedi 20 septembre 2014

Un "Barbier de Séville" frénétique venu de Genève ouvre la saison de l’Opéra de Paris

Paris, Opéra national de Paris, Opéra Bastille, vendredi 19 septembre 2014


Pour sa première production nouvelle intra-muros de la saison 2014-2015, l’Opéra de Paris a porté son dévolu sur un spectacle conçu pour le Grand Théâtre de Genève, où il a déjà fait un début de saison, en 2010, avant d’être repris à l’Opéra de Saint-Etienne en janvier 2013. Sans doute lassée de la réalisation plus ou moins usée de Coline Serreau du Barbier de Séville de Gioacchino Rossini inspirée des Mille et une Nuits en 2002 puis reprise en 2003, 2004, 2008, 2009, 2010 et 2012, la direction de l’Opéra de Paris a choisi de prendre un peu d’air frais, en optant non pas pour une nouvelle conception de l’opéra le plus célèbre de Rossini mais pour une « adaptation » et un « développement » d’un spectacle préexistant.

Gioacchino Rossini (1792-1868), le Barbier de Séville. Photo : DR

Adapté aux dimensions du vaste plateau de Bastille, ce Barbier de Séville se déroule bel et bien dans un cadre d’une métropole méditerranéenne, qui pourrait tout aussi bien être Naples que la cité andalouse, dans un quartier populaire contemporain. Il est mené à un rythme infernal par une troupe électrisée par le souffle théâtral de la mise en scène. Le cadre de l’action conçu par Paolo Fantin, à l’instar de quantité de productions qui usent et abusent de plus en plus de ce stratagème qui évite la conception de trop nombreux décors, est un immeuble de quatre étages aux balcons chargés d’antennes paraboliques et au rez-de-chaussée occupé par une loge de concierge donnant sur une rue animée de voiture, vélos, motos, flanqué côté jardin d’un estaminet à l’enseigne « Barracuda », et, côté cour, d’un autre bâtiment de standing aux balcons fleuris. L’édifice central, entièrement occupé par le docteur Bartolo qui y cloître sa pupille Rosine avec l’assistance de sa femme de chambre, Berta, et d’Ambrogio, son serviteur devenu ici son concierge. Ce vaste appartement aux multiples pièces surchargées de meubles sont pour Damiano Michieletto autant de cadres pour déployer une action dynamique et pleine de rebondissements animée par une direction d’acteur au cordeau qui a un peu trop tendance à se développer dans des escaliers pour le moins envahissants. Ce tourbillon continuel engendre un sentiment de théâtre de boulevard soulignant le caractère bouffe de l’opéra de Rossini aux dépends du message plus profond de la comédie éponyme de Beaumarchais adaptée par Cesare Sterbini pour Rossini. La multitude de petites saynètes confiées ça et là à de nombreux figurants aux costumes bigarrés et d’un goût plus ou moins douteux dans les coloris et les tissus se développant parallèlement à l’action principale sature et détourne l’attention du spectateur au risque d'en oublier peu ou prou la musique et le chant. Les courses incessantes des protagonistes les uns après les autres engendreraient la lassitude s’il ne se trouvait des instants plus réfléchis voire d'introspection, comme la plainte éperdue de Rosine.

Gioacchino Rossini (1792-1868), le Barbier de Séville. Photo : DR

A la différence de Genève et de Saint-Etienne, ce n’est pas Alberto Zedda, le spécialiste incontesté de Rossini dont il a élaboré le matériel critique de l’œuvre entier qui fait désormais autorité, commençant en 1969 par le Barbier de Séville, qui est dans la fosse de l’Opéra de Paris, mais son compatriote Carlo Montanaro, actuel directeur musical du Teatr Wielki de Varsovie. Pour ses débuts à l’Opéra de Paris, il attesté d’une probante affinité avec l’œuvre de Rossini. Après une ouverture onirique et à la rythmique aérée contrastant avec une gestique encombrante en regard de la souplesse et de l’allant sans excès qui en résulte du côté de l’orchestre à la plastique séduisante, le chef italien a déployé un nuancier large et varié, attentif aux voix et exaltant le chant, rivalisant ainsi judicieusement avec la mise en scène saturée pour donner à la partition un foisonnement égal à la part théâtrale.

Gioacchino Rossini (1792-1868), le Barbier de Séville. Photo : DR

La première des deux distributions qui se succéderont - la seconde se substituera à la première à partir du 14 octobre - est dominée par la Rosine de Karine Deshayes, qui a déjà tenu le rôle à Bastille lors des trois dernières reprises de la production de Coline Serreau, en 2009, 2010 et 2012. Accoutrée d’une perruque rousse et enserrée dans une robe trop étroite, elle campe une Rosine déterminée mais touchante. L’émotion émane de son chant d’une belle musicalité, mais la fluidité de ses pianissimi est parfois contrariée par une puissance qui peut s’avérer excessive quand il s’agit de déployer sa voix. Le ténor texan René Barbera est un Almaviva ardent et bien chantant, la voix est ferme et liquide. Familier du rôle, le baryton slovaque Dalibor Jenis est un Figaro sûr et audacieux. Carlo Lepore est un Bartolo mesuré, la basse italienne excellant autant dans la comédie que dans la vocalité. Les seconds rôles, qui n’ont de secondaire que leur part de chant pas de présence et de jeu, sont sans faiblesse, avec la basse bulgare Orlin Anastassov qui Basilio qui n’en fait pas des tonnes pour imposer son Basilio, le baryton portugais Tiago Matos en Fiorello et la mezzo-soprano roumaine Cornelia Oncioiu en Berta.

Bruno Serrou

vendredi 19 septembre 2014

Daniele Gatti, l’Orchestre National de France et le Chœur de Radio France ouvrent la saison des formations de Radio France avec un convainquant "Roméo et Juliette" de Berlioz

Paris, Théâtre des Champs-Elysées, jeudi 18 septembre 2014

Daniele Gatti et l'Orchestre National de France au Théâtre des Champs-Elysées. Photo : DR

C’est sur une œuvre rare, bien qu’il s’agisse d’un pur joyau du romantisme, réunissant toute les forces de l’Orchestre National de France et du Chœur de Radio France, que Daniele Gatti a ouvert au Théâtre des Champs-Elysées la saison musicale des formations de la radio. Roméo et Juliette op. 17 H. 79 d’Hector Berlioz est en effet une œuvre peu courue au concert. Symphonie dramatique, sa forme et ses effectifs hors normes la classent de facto parmi les partitions les moins fréquentées du répertoire. Comme le précise Berlioz dans sa préface, bien que les voix y soient souvent employées, ce n’est ni un opéra de concert, ni une cantate, mais une symphonie avec chœurs. Si le chant intervient rapidement dans le cours de l’œuvre, ce n’est, toujours selon Berlioz, qui a confié le livret à Emile Deschamps, que pour préparer l’auditeur aux scènes dramatiques dont sentiments et passions doivent être exprimées par le seul orchestre.

Hector Berlioz (1803-1869). 

Ainsi, Berlioz est-il allé beaucoup plus loin en 1839 avec Roméo et Juliette que Beethoven avec sa Neuvième Symphonie en 1822-1824. Il s’agit en effet bel et bien ici de musique à programme, où l’orchestre est chargé de décrire l’action, les faits et gestes des héros tandis que les voix ne font que les ponctuer et commenter, alors que le compositeur condense le drame de Shakespeare en éliminant quantité d’éléments tout en se focalisant sur certains et en amplifiant d’autres, ce que fera en 1906 par exemple Gustav Mahler dans sa Huitième Symphonie qui condense dans sa seconde partie le Second Faust de Goethe, mais chez Mahler la voix est quasi omniprésente. Mais, là où cette dernière partition est lumineuse et optimiste, celle de Berlioz est sombre et douloureuse. Ses sept mouvements distribués en trois parties qui amalgament musique instrumentale et opéra, suivent les contours de la tragédie de Shakespeare. Seul Frère Laurence est vocalement incarné, tandis que les amants Roméo et Juliette ne chantent pas, Berlioz ne voulant surtout pas sombrer dans les clichés du duo d’opéra. Avec la musique instrumentale seule, il peut se libérer du carcan opératique pour donner libre cours à son imagination et à celle de son auditoire. Il se libère ainsi du caractère impudique et limité du verbe pour exprimer dans sa symphonie dramatique sa passion pour l’actrice irlandaise Harriet Smithson qu’il découvre dans les rôles d’Ophélie (Hamlet) et Juliette en 1827, et qu’il décrit musicalement dès la Symphonie fantastique en 1830, avant de l’épouser trois ans plus tard. Composé grâce au don de 20.000 francs dont l’a gratifié Niccolò Paganini en réparation de son refus de créer Harold en Italie, Roméo et Juliette, qui est dédié au célèbre violoniste italien, sera malgré sa forme atypique le plus grand succès de la carrière de son auteur.

William Shakespeare (1564-1616). Photo : DR

Bien que d’aucuns émettent quantité de réserves sur la partition, il n’en demeure pas moins que Roméo et Juliette est sans doute l’œuvre de Berlioz la plus accomplie et puissamment originale. Dans ce pur joyau de la Musique, l’usage des effectifs choraux dénote le sens du discours dramatique de Berlioz, qui fait tout d’abord appel à quatorze choristes, avant de faire entendre plus loin le chœur d’hommes des Capulet derrière la scène, puis dans la cérémonie funèbre l’effectif entier réunissant hommes et femmes du clan des Capulet, avant de réunir Capulet et Montagu autour du frère Laurence, et de conclure avec les trois chœurs pour la scène de réconciliation. Les scènes du jardin et du cimetière, le dialogue des amants, les apartés de Juliette, les élans passionnés de Roméo, les duos d’amour et de désespoir sont confiés au seul orchestre, les mots n’ayant ici plus la capacité d’exprimer l’insondable et ayant au contraire l'aptitude de donner chair à ce qui pour Berlioz tenait d’un supra-langage, la musique pure allant ici bien au-delà de la simple description.

Daniele Gatti. Photo : DR

A l’instar de son Klagende Lied de Mahler en octobre 2009 au Théâtre du Châtelet, Daniele Gatti a donné de Roméo et Juliette de Berlioz une interprétation énergique et tendue, emplie de soubresauts, dans des tempi parfois distendus - au point de dépasser d’un quart d’heure la durée d’exécution moyenne de l’œuvre -, notamment dans la Scène d’amour, qui s’est avérée trop étirée au point d’être plus ou moins défaite de sa prégnante sensualité. Ce qui a empêché de saisir pleinement combien le duo de Tristan und Isolde de Wagner doit à ce troisième mouvement de la symphonie dramatique de son aîné de dix ans. S’il s’était agi ici d’extase sonore à l’instar de ce que propose Pierre Boulez dans son enregistrement live de l’œuvre avec l’Orchestre de Cleveland en 2000 (CD DG), l’oreille eut été comblée, mais ici, le manque de finesse des textures de l’Orchestre National de France (sécheresse des attaques de cors, acidité des premiers violons, homogénéité non affermie entre les pupitres, etc.) n’a pas pu combler l’attente de l’auditeur. Pourtant, le chef italien a su mettre en valeur les infinis détails de l’orchestration exposés en toute clarté, tandis que les combats entre Capulet et Montagu se sont imposés dans leur virulente singularité. Altos, violoncelles et contrebasses se sont illustrés par leurs sonorités feutrées et le velouté de leur chant, tout comme les bois et les cuivres, mais la fusion entre les pupitres n’a pas toujours été sereine, contrairement à ce que l’on avait pu apprécier la veille Salle Pleyel au sein de l’Orchestre de Paris. Les solistes sont sans reproche, si ce n’est une articulation peu claire, surtout de la part de la soprano française Marianne Crebassa, au mezzo pourtant généreux, tandis que le ténor italien Paolo Fanale, voix fluide et bien timbrée, et la basse italienne Alex Esposito, excellent Frère Laurence, ont été plus compréhensibles, malgré un accent prononcé chez le second. Préparé par Howard Arman et Mark Korovitch, le Chœur de Radio France n’a pas démérité, en dépit de décalages qui n’ont guère amoindri leur prestation, proche de l’excellence.


Bruno Serrou

jeudi 18 septembre 2014

Quelques semaines après l’annonce de son départ en 2016, Paavo Järvi et l’Orchestre de Paris ont attesté de leur fusion artistique

Paris, Salle Pleyel, mercredi 17 septembre 2014

Paavo Järvi et l'Orchestre de Paris. Photo : DR

C’est sur une partition, Métaboles, du compositeur français qui l’a le plus accompagné depuis sa création en 1967, Henri Dutilleux, que l’Orchestre de Paris a ouvert son deuxième concert de la saison 2014-2015, qui a été précédée par l’annonce par Paavo Järvi, son directeur musical en personne, de son départ en juin 2016 vers les cieux japonais. Charles Munch, le fondateur de la phalange parisienne et qui fut un proche de Dutilleux, dirigea non seulement la création de sa Symphonie n° 2 « Le Double » alors qu’il était le patron de l’Orchestre Symphonique de Boston, mais inscrivit aussi ses Métaboles dès la première saison de l’Orchestre de Paris, qui donnera deux ans plus tard la première mondiale du concerto pour violoncelle Tout un monde lointain sous la direction de Serge Baudo, qui avait été l’assistant de Munch, fruit d’une commande de Mstislav Rostropovitch. Composées en 1964, les cinq pièces aux titres évocateurs (Incantatoire, Linéaire, Obsessionnel, Torpide, Flamboyant) qui s’imbriquent les unes dans les autres pour constituer Métaboles, œuvre pour grand orchestre avec bois et cuivres par quatre et dix contrebasses, sont le fruit d’une commande de George Szell pour le cinquantième anniversaire de l’Orchestre de Cleveland, qui en a donné la première exécution mondiale le 14 janvier 1965. La partition est conçue à la façon d’un concerto pour orchestre, chacune des parties, dont la formule initiale subit une succession de métamorphoses, privilégiant une famille spécifique d’instruments, bois, cordes, percussion, cuivres, avant d’être toutes réunies dans le finale. Le chef estonien et son orchestre français en ont donné une interprétation souple et aérée mais manquant parfois d’allant, Järvi préférant laisser sonner les pupitres solistes, il est vrai tous plus délectables les uns que les autres, tandis que les textures des tutti se sont avérées particulièrement fluides.

Xavier Phillips. Photo : DR

L’œuvre concertante qui a suivi est très fréquentée par les apprentis violoncellistes mais peu jouée au concert. Il est vrai qu’elle a clairement davantage une essence scholastique que créatrice et musicale, même sous l’archet du plus musicien des violoncellistes français, Xavier Phillips. Bien que plus significatif que son concerto pour violon, le Concerto pour violoncelle et orchestre en ré mineur qu’Edouard Lalo composa en 1876. Surtout connu à l’opéra pour son Roi d’Ys et au concert pour sa Symphonie espagnole, la création du compositeur lillois connaît depuis une dizaine d’années un frémissement de résurrection. Le concerto pour violoncelle, qui a déjà figuré par deux fois au programme de l’Orchestre de Paris (1978 avec Paul Tortelier, 2011 avec Marc Coppey) compte trois mouvements dans lesquels le soliste ne cesse que fort rarement de jouer. Chacun alterne des épisodes vif-lent-vif, le mouvement initial étant précédé d’un séduisant prélude marqué Lento dont la rythmique gouverne la partition entière tel un leitmotiv. L’amour du compositeur nordique pour l’Espagne imprègne naturellement l’œuvre dans sa globalité dont le caractère populaire est ponctué dans l’Intermezzo central de passages d’une profonde mélancolie où l’instrument soliste peut s’épancher dans une véritable rêverie. Xavier Phillips, toujours très concentré mais au jeu d’une générosité prodigue, a transcendé les vingt-cinq minutes de ce concerto de ses sonorités de braise, par l’ampleur de ses respirations, sa gestique concentrée mais large au service d’un chant d’une générosité communicative, l’Orchestre de Paris lui érigeant un tapis à l’étoffe onctueuse. En bis, le violoncelliste français a donné le troisième mouvement de la Suite n° 1 pour violoncelle de Benjamin Britten « pour rester dans l’esprit espagnol de Lalo », climat suscité par des pizzicati joués comme sur une immense guitare.

Beaucoup plus fréquentée que le concerto de Lalo, appartenant au répertoire symphonique le plus populaire, la Symphonie n° 5 en mi mineur op. 64 (1888) de Tchaïkovski qui a occupé toute la seconde partie de la soirée a figuré au programme du concert que l’Orchestre de Paris et Paavo Järvi ont donné au Festival d’Aix-en-Provence le 5 juillet dernier en hommage à Patrice Chéreau. Le « destin » « sans espoir » que le compositeur dépeint dans cette partition est sombre et douloureux, mais aussi empreint d’une lumière plus ou moins consolatrice qui perce de l’obscurité la plus noire. Paavo Järvi en a donné une interprétation tendue comme un arc malgré les pauses entre les mouvements qui ont amoindri les aspérités autobiographiques de l’homme Tchaïkovski pour mieux en souligner la science de l’orchestration et le sens des couleurs propres au compositeur russe. Les musiciens de l’Orchestre de Paris ont ainsi pu briller sans relâche, rivalisant de sonorités et de virtuosité, l’atmosphère ombrée étant plantée dès le début par le chant onctueux des deux clarinettes. La direction exaltée et exaltante de Järvi a soulagé l’œuvre de son pathos excessif, mais l’on eut apprécié davantage d’allant et de grincements dans la Valse, tandis que le chant du mouvement lent est apparu merveilleusement humain, alors que le finale a atteint une suprême unité. A souligner les splendides solos de clarinettes, de cor, basson, de somptueux traits d’altos et de violoncelles, précis dans le rythme souvent complexe à réaliser.

Bruno Serrou

vendredi 12 septembre 2014

Antoine Duhamel, le compositeur à la silhouette de prophète qui a conçu la musique de la Nouvelle Vague est mort mercredi à l’âge de 89 ans

Antoine Duhamel (1925-2014). Photo : DR

Célébré pour ses musiques de films, Antoine Duhamel est connu des cinéphiles autant que du grand public pour ses chansons et des mélomanes pour ses nombreuses partitions dans lesquelles il aura abordé tous les genres, de la musique de chambre à l’opéra. Il est mort mercredi 10 septembre 2014 dans sa maison familiale de Valmondois dans le Val-d’Oise où il est né le 30 juillet 1925.

Initié très jeune à l’art des sons, ayant baigné dès sa naissance dans un environnement musical, Antoine Duhamel était la musique-même. Il était le cadet d’une fratrie de trois garçons nés de la comédienne Blanche Albane (1886-1975) et du grand écrivain-poète catholique Georges Duhamel (1884-1966), auteur entre autres de Vie des martyrs et de Civilisation où il témoigne des horreurs de la Première Guerre mondiale, Confession de minuit (1920), Chroniques des Pasquier (1933-1945), interdit de publication pendant l’Occupation, connu des mélomanes comme auteur de Dialogues des Carmélites dont Francis Poulenc allait s’inspirer pour son grand opéra éponyme. Formé à la musique à 32 ans, apprenant la flûte et le solfège alors qu’il est chirurgien sur le front, Georges Duhamel organisait chez lui avec ses amis et sa femme, qui « avait une jolie voix », des concerts qu’il dirigeait, principalement des œuvres de Jean-Sébastien Bach et de Richard Wagner, à qui il voue un véritable culte, et allait même signer des critiques musicales dans les colonnes du Figaro à partir de 1939 et écrire pendant la Seconde Guerre mondiale l’essai La Musique consolatrice où il exprime sa passion pour la musique, qui joue un rôle central dans sa vie. « Chez certains hommes la passion de la musique et de la poésie est une défense contre la vie, écrira François Mauriac dans Le Figaro du 22 décembre 1935. Nés sans carapaces, ils marchent dans un nuage d’harmonie, comme des poissons troublent l’eau pour n’être pas découverts. Ainsi Bach et Mozart protègent Duhamel. [...] Humain, ce Duhamel, trop humain, il n’aurait pu supporter la douleur des corps qui souffrent, sans une défense appropriée : la mémoire musicale. »

Georges Duhamel allait donner à ses enfants, dès leur plus jeune âge, une solide formation musicale, qui conditionnera la carrière de compositeur d’Antoine Duhamel.  « Je me souviens quand mon frère Jean déchiffrait avec moi des œuvres de Bach ou de Buxtehude à l’orgue, dira-t-il, d’avoir accompagné ma mère dans des mélodies de Schumann et de Moussorgski, d’avoir joué des opéras. J’ai voulu convaincre mes parents que Verdi valait beaucoup mieux qu’ils ne croyaient. L’influence de mon père est importante quant à la façon dont il concevait la musique telle qu’il l’a notamment exprimée dans La Musique consolatrice. » (1) Ce qui n’a pas empêché la rupture du fils avec le père, lorsqu’il choisit de s’orienter vers la musique dodécaphonique sitôt la fin du second conflit mondial.

Dès l’adolescence, alors qu’il étudie le piano, Antoine Duhamel est fasciné par le cinéma autant que par la musique. Au lendemain de la Libération, il assiste au premier concert d’Olivier Messiaen dont son père s’était occupé alors qu’il était prisonnier tout comme il l’a fait pour André Jolivet. Avec Pierre Boulez, Serge Nigg et Yvonne Loriod, il fréquente la classe d’harmonie de Messiaen, étudie la Musicologie à la Sorbonne et suit les cours de René Leibowitz, qui le formera au dodécaphonisme et lui fera découvrir le jazz. Ami de Pierre Henry, il s’attache également à la peinture dans la mouvance surréaliste. Tout en adhérant à l’avant-garde musicale, il commence à composer pour le cinéma. L’occasion se présente en 1947, lorsqu’il se voit confier la musique d’un film d’Alain Resnais sur le peintre Hans Hartung. « C’était pour moi une sorte d’évasion, reconnaîtra-t-il. Cela me faisait sortir des sentiers les plus académiques du langage dodécaphonique. » (1) Malheureusement, au montage, il s’avèrera que la production n’avait pas assez d’argent pour financer la sonorisation du documentaire, et la musique sera créée à Darmstadt sous la direction de Jean Prodromidès. Au Club d’Essai il écrit un opéra radiophonique de deux heures, alors que les compositeurs de sa génération considèrent le théâtre lyrique comme un genre obsolète. Dans les années 1950, il compose des mélodies en dédiant certaines à Gustav Mahler, alors inconnu en France, l’oratorio La maison des morts qui n’a jamais été joué au grand désespoir de son auteur, un concerto pour alto, un autre pour violon pour sa deuxième femme, Michèle Auclair, un troisième pour piano pour Yves Nat qui resteront longtemps dans ses cartons. Parallèlement, il travaille pour le disque, réalisant des arrangements pour René Leibowitz, qu’il assista lors de son enregistrement des Gurrelieder de Schönberg, ce qui lui permet d’être engagé par André Charlin comme ingénieur du son et de prendre la direction artistique des Discophiles français. Ainsi travailla-t-il avec Yves Nat, Lily Kraus, Marcelle Meyer, Marie-Claire Alain. Il dédie à cette époque à Willy Boskovsky et Lily Kraus la première de ses deux sonates pour violon et piano, une autre pour Yves Nat qui n’a jamais été jouée. Une œuvre à laquelle Duhamel tenait particulièrement, l’Ivrogne ou le Scieur de long d’après une lettre de Charles Baudelaire.

A partir des années 1960, tout en continuant à enrichir son catalogue de musique de chambre, symphonique et lyrique, il se tourne vers le cinéma, qui lui donne une notoriété comparable auprès des réalisateurs à celles de Bernard Herrmann, Nino Rota, Ennio Morricone ou John Williams. « Pour moi, dira-t-il, les musiques de film c’est tout le temps un peu des portraits du réalisateur. » (1) Après l’essai avorté avec Alain Resnais à la fin des années 1940, il devient le compositeur de la Nouvelle Vague. En 1962, il signe la bande son du court métrage Ballade en Camargue de Philippe Condroyer, qu’il retrouvera deux ans plus tard pour Tintin et les Oranges bleues. En 1963 c’est Méditerranée de Jean-Daniel Pollet, sa première partition d’importance pour le cinéma, et la série de télévision le Chevalier de Maison-Rouge de Claude Barma qu’il retrouve en 1965 pour Belphégor ou le Fantôme du Louvre, après le Voleur de Tibidabo de Maurice Ronet et le Grain de sable de Pierre Kast… En 1965, c’est la rencontre avec Jean-Luc Godard pour Pierrot le fou, suivent Made in USA et Week-end. « Godard était le cinéaste de mes rêves, avouera-t-il plus tard. J’étais fasciné par son audace. Moi qui venais de l’avant-garde musicale que j’avais plus ou moins rejetée parce qu’elle me semblait aride et pour des spécialistes, je voyais cet homme qui était lui aussi de l’avant-garde comme un modèle parce qu’il pouvait affronter le grand public tout en l’intéressant. Mais ce rêve est arrivé un peu trop tôt pour moi. » (1) Puis ce fut un premier François Truffaut, Baisers volés en 1968, suivi de la Sirène du Mississipi, Domicile conjugal et l’Enfant sauvage. « Je m’en suis toujours voulu d’avoir l’air de dire du mal de ma collaboration avec Truffaut, avouera-t-il plus tard, parce qu’en vérité j’ai beaucoup d’admiration pour lui. Mais il y a eu entre nous quelque chose qui n’a pas fonctionné. » (1) Après Un Condé d’Yves Boisset, c’est la première collaboration avec Bertrand Tavernier dans Que la fête commence (1974), pour lequel il orchestre l’opéra inédit Penthée de Philippe d’Orléans, personnage central du film, avant la Mort en direct (1979), Daddy nostalgie (1990) et Laissez-passer (2002). Il travaille également pour Yannick Bellon (l’Affût, 1991), Patrice Leconte (Ridicule, 1995), Fernando Trueba (notamment dans la Fille de tes rêves, 1998, et l’Envoûtement de Shanghai, 2004), Marcel Bluwal (Le plus beau pays du monde, 1998)… Il laisse au total plus d’une soixantaine de musiques de film, aux côtés d’une cinquantaine d’œuvres symphoniques et concertantes, d’une vingtaine de pièces vocales solistes, pour chœur et de chambre, une douzaine d’opéras, dont Lundi, monsieur vous serez riche (1969) et Ubu à l’opéra (1974), et six cantates et oratorios parmi lesquels le Concile féerique, Requiem de Jean Cocteau, Leçons de ténèbres du Mercredi saint et un Libera me. En 1999, le Festival d’Ambronay lui avait commandé le motet Dixit Farouche.

Parallèlement à sa florissante activité de compositeur, Antoine Duhamel avait fondé en 1980 l’Ecole nationale de musique de Villeurbanne dans laquelle il entendait faire sauter les cloisonnements. Ouverte au jazz, aux musiques traditionnelles, à la chanson et à la musique baroque, elle sera vite considérée comme une alternative au Conservatoire de Lyon.

Bruno Serrou

1) Les citations de propos d’Antoine Duhamel sont extraites des entretiens de plus de sept heures réalisés par Noël Simsolo dans le cadre de la série Musique Mémoires, production de l’INA et de la SACEM en collaboration avec le ministère de la Culture et de la Communication direction de la Musique, de la Danse, du Théâtre et du Spectacle vivant, http://entretiens.ina.fr/video/Musique/Duhamel

jeudi 11 septembre 2014

La sève de Daphné couronne le cent-cinquantenaire de Richard Strauss à La Monnaie de Bruxelles

Bruxelles (Belgique), Théâtre de la Monnaie. Mardi 9 septembre 2014

Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. Décor d'Alfons Flores pour la mise en scène de Guy Joostens. Photo : (c) Forster / La Monnaie

Le cent-cinquantenaire de la  naissance de Richard Strauss n’aura pas eu beaucoup d’écho en France. C’eut pourtant été l’occasion d’inscrire au répertoire des théâtres lyriques des ouvrages rares, qui valent bien plus que quantité d’opéras sans réel intérêt sortis des oubliettes de l’histoire ces dernières années sous des prétextes plus ou moins oiseux. Des œuvres comme Feuersnot (1901) dans lequel Strauss expose toute la musique de ses treize opéras suivants, le génial Intermezzo (1923), Hélène l’Egyptienne (1927/1933), Jour de Paix (1936) et l’Amour de Danaé (1940) restent inédites à la scène française. Il en aura été de même pour Daphné (1937), jusqu’en juin dernier, lorsque le Théâtre du Capitole de Toulouse en propose la création française, tandis qu’aucune scène lyrique parisienne ne daignait présenter la moindre production d’un opéra de Strauss, pas même de l’un des plus joués… Pourtant, Daphné a bien failli être créé en France à Paris dès septembre 1939, l’Opéra de Paris l’ayant même mis en répétition, quand la guerre survint…

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Richard Strauss (1864-1949) à sa table de travail dans sa maison de Garmisch. Photo : DR

Les amateurs de Richard Strauss désireux de découvrir un opéra qu’ils ne connaissent qu’au disque ou en version concert ne manqueront pas de se rendre ce mois-ci à Bruxelles. En effet, le Théâtre de La Monnaie inscrit pour la première fois Daphné, qui plus est dans une production de son cru qui s’avère réussie. Tragédie bucolique en un acte célébrant la nature et, comme de coutume chez Strauss, la femme, Daphné est une œuvre rare à la scène. Écrite sur un livret de Joseph Gregor (1888-1960), historien du théâtre alors directeur de la section théâtre de la Bibliothèque Nationale d’Autriche que recommanda Stephan Zweig à Strauss après son départ exil à Londres d’où il aidera son protégé incapable de concevoir un texte dramatique apte à satisfaire aux exigences du compositeur, ce treizième opéra de Strauss a été conçu en 1937 et créé à Dresde en 1938 dans le contexte historique que l’on sait, avec la montée en puissance du régime nazi pour toile de fond, l’Anschluss, l’annexion des Sudètes et la Nuit de cristal. Il s’agissait pour Strauss du premier volet d’un diptyque dont le second est Jour de paix, qui s’attache à la paix de Westphalie qu’Hitler cherchera de s’accaparer à l’insu du compositeur pour démontrer la volonté pacifique de son régime… Il en est de même pour Daphné. Cet amour pour la Grèce antique de Richard Strauss, qui le convainc de se lancer dans l’écriture de cet opéra, partagé avec nombre d’artistes allemands, est aussi allégué par Hitler, qui en use et abuse pour étayer ses théories, notamment lors du congrès de Nuremberg de 1933, où il déclare : « L’homme grec n’a jamais construit dans une perspective internationale, mais à la manière grecque, c’est-à-dire que toute race clairement prononcée écrit de sa propre main dans le grand livre de l’art, pour autant qu’elle ne soit pas, comme par exemple la race juive, dénuée personnellement de toute capacité artistiquement productive. »

Apollon et Daphné, d'après Le Bernin par Jean-Etienne Liotard (1736). Photo : DR

Commençant à travailler avec Gregor sur cet ouvrage dès 1935, Strauss allait rapidement éprouver de la méfiance à l’égard des compétences de son librettiste, qui n’avait guère le sens dramatique malgré sa connaissance théorique du théâtre. La relation avec Gregor est en effet extrêmement tendue, et suscite de profondes déceptions chez le compositeur. Ainsi, à propos de Daphné. « Daphné me plaît beaucoup, écrira Strauss à Gregor, cependant j’aurais souhaité dans l’action et dans la langue une concentration dramatique plus rigoureuse. C’est un défilé ininterrompu, pas la moindre trace de péripétie dans l’intrigue ; il manque une grande explication entre Apollon, Leucippe et Daphné… Ce devrait être une scène à la Kleist, sombre et pleine de mystère. Rien ne doit se passer dans la coulisse, pas même le meurtre de Leucippe. Du théâtre ! Pas de littérature ! » Strauss reprochera aussi des mots d’une « banalité de maître d’école, sans concentration sur un seul objectif, aucun conflit humain marquant ». Il faudra l’intervention de Clemens Krauss, futur co-librettiste de Capriccio, pour que le livret de Daphné acquière une forme quasi définitive, en avril 1936. Mais ce ne sera que lorsque Strauss arrivera à la composition de la scène finale que le texte sera vraiment achevé. Dans la transformation de Daphné en laurier, Strauss considèrera que le chœur s’adressant à l’héroïne tandis qu’elle se métamorphose est un non-sens dramatique. Il optera donc pour une disparition progressive de la voix de Daphné, qui exprimera de moins en moins de mots pour conclure sur une ultime mélodie vocalisée sans paroles, confiant au seul orchestre le soin de décrire la transformation. L’orchestre est dans l'ensemble de la partition aussi foisonnant que celui de Salomé ou de la Femme sans ombre, ajoutant aux quatre vingt seize musiciens de la fosse un orgue et un cor des alpes sur la scène.

Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. Sally Matthews (Daphné). Photo : (c) Forster / La Monnaie

Librement inspiré des Métamorphoses d’Ovide et des Bacchantes d’Euripide, Daphné conte l’histoire de la fille du dieu-fleuve Pénée et de la déesse Gaia (la Terre) que la flèche en plomb de Cupidon a dégoûtée de l’amour et rendue éprise de la nature mais dont la suprême beauté est convoitée par deux hommes, le berger Leucippe et le dieu Apollon, que la flèche en or avec laquelle Cupidon l’a transpercé a rendu fou amoureux de Daphné. L’action a donc pour cadre la mythologie grecque. Daphné, qui se refuse donc à l’amour, lui préférant la nature et la lumière qui la magnifie, repousse les avances de Leucippe, qui, pour l’approcher durant la fête donnée par ses parents en l’honneur de Dionysos, se déguise en femme. Apollon, que la beauté de la nymphe éblouit, cherche aussi à la séduire. Découvrant la supercherie du berger, le dieu crie au sacrilège et le transperce d’une flèche. Touché par les remords de Daphné, qui s’estime responsable de la mort du berger, Apollon demande à Zeus de la transformer en laurier pour qu’elle se fonde à jamais au sein de la nature qu’elle chérit et couronne à l’avenir de ses branches la tête des héros. Victime de la jalousie et de la couardise des hommes, Daphné donne à Strauss l’occasion d’assouvir sa haine des ténors depuis que l’un d’eux a saboté la création de son premier opéra, Guntram, en 1894, en confiant les rôles des rivaux à deux ténors, vingt-cinq ans après en avoir martyrisé un dans Ariane à Naxos (Bacchus).

Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. Peter Lodahl (Leucippe) et Sally Matthews (Daphné). Photo : (c) Forster / La Monnaie

La musique de Strauss est ici d’une fluidité, d’une tension, d’une sensualité exacerbée, toujours lumineuse et transparente, traduisant à la perfection la volupté brûlante de la Grèce antique et de l’Orient, dans la continuité non pas d’Elektra mais de Salomé, dont on retrouve souvent les traces, notamment dans les deux grands airs de l’héroïne et dans la scène dionysiaque, où la danse des sept voiles est sous-jacente. La partition, richement orchestrée mais toujours long cristalline, est un fleuve mouvant dans lequel l’auditeur se laisse emporter comme enveloppé dans une étoffe luxuriante.

Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. Sally Matthews (Daphné) et Eric Cutler (Apollon). Photo : (c) Forster / La Monnaie

La production du Théâtre de La Monnaie de Bruxelles se déploie dans une scénographie unique que Guy Joostens place dans un décor unique d’Alfons Flores  autour d’un grand escalier central, qui finira brisé, à l’aplomb d’un dispositif de panneaux d’où émergera le tronc et les branches d’un arbre géant, entouré de dégagements d’où s’exprimeront les chœurs et des personnages secondaires. Certes actualisée, la conception du metteur en scène belge se situe bel et bien dans l’esprit de l’œuvre, y compris la scène orgiaque, qui n’est pas sans rapports avec celle du Veau d’or de Moïse et Aron de Schönberg que Strauss n’a pourtant jamais entendu ni lu.

Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. La fête de Dionysos. Birgit Remmert (Gaia) et Iain Paterson (Pénée), en haut à gauche. Photo : (c) Forster / La Monnaie

La direction d’acteur de Joostens est irréprochable, magnifiquement servie par la Daphné féline au corps élastique de Sally Matthews, tandis que les deux ténors, Eric Cutler et Peter Lodahl, sont totalement investis par leurs personnages respectifs. La scène finale, difficile à réaliser puisqu’il s’agit de métamorphoser Daphné en laurier sur une musique ineffable tandis que la cantatrice vocalise dans l’extrême aigu de son registre sur un vélum de cordes et de harpe surnaturelles et quasi immatérielles, est finement réalisée, Daphné escaladant le tronc immense et l’infinité des branches de l’arbre sur lesquels elle monte telle la sève qui l’envahie.

Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. La fête de Dionysos. Sally Matthews (Daphné) et Peter Lodahl (Leucippe) en haut au centre. Photo : (c) Forster / La Monnaie

La distribution est quasi parfaite, avec deux ténors de grande classe, le magistral Apollon d’Eric Cutler, timbre superbe, musicalité irréprochable, ligne de chant impeccable, voix puissante et sûre, stature noble et altière. Le Leucippe de Peter Lodahl est lui aussi sans tâche, et ne force pas plus que son rival. Sally Matthews, malgré un vibrato un peu large, a la voix et le physique de Daphné, timbre lumineux, voix aérienne, geste souple et sensuel, lui permettent d’incarner une Daphné pleine de sève, vive, spontanée, émouvante. La basse Iain Paterson (Pénée) et la contralto Birgit Remmert (Gaia) complètent magistralement ce remarquable plateau que le chœur et ses solistes enrichissent.

Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. Eric Cutler (Apollon), Peter Lodahl (Leucippe), Sally Matthews (Daphné). Photo : (c) Forster / La Monnaie

Dirigé sans faiblesse et avec flamme par Lothar Koenigs, qui s’était déjà illustré dans la fosse de La Monnaie en janvier 2010 dans Elektra du même Richard Strauss, l’orchestre de l’Opéra de Bruxelles, malgré de légères défaillances et de petites imperfections, notamment dans la fluidité et la finesse des textures, répond avec ferveur aux sollicitations du chef allemand, qui transmet la volupté et le lyrisme ardent de l’écriture straussienne, suscitant un large nuancier sans jamais couvrir les chanteurs tout en les enveloppant de sonorités de braise et de chair. 

Bruno Serrou

lundi 8 septembre 2014

CD : Extase Maxima, l’hommage à Richard Wagner de Wilhem Latchoumia


Wilhem Latchoumia est un véritable sorcier du piano. Gratifié de bras et de mains d’une amplitude impressionnante, artiste passionné épris de découverte, tous les répertoires lui sont acquis. « Une grande main n’est pas indispensable, constate-t-il pourtant. La main idéale est un leurre. Il faut la muscler, la former, la maîtriser. Ce qui oblige à un long travail. Les écarts de dixièmes ne courent pas les partitions, tandis que l’octave me contraint à fermer et contrôler la main. » Né à Lyon en 1974, d’origine martiniquaise, installé à Bruxelles depuis trois ans, Latchoumia a commencé le piano à l’âge de huit ans, avant d’étudier au Conservatoire national Supérieur de Musique de Lyon avec Éric Heidsick et Gery Moutier. Premier Prix en 2006 du Concours d’Orléans où il a fait la connaissance du compositeur Pierre Jodlowski dont il est devenu l’un des proches, il a suivi les cours d’Yvonne Loriod, Claude Helffer et Pierre-Laurent Aimard. A l’instar de ses maîtres, Latchoumia est un pianiste engagé dans la musique de notre temps. « C’est Rose de Cabestany qui me l’a faite découvrir, se souvient-il. Elle était membre de l’ensemble Diabolus in Musica, voué à la création. J’ai été cinq ans son élève aux Mureaux, de treize à dix-huit ans. »

Wilhem Latchoumia. Photo : DR

Wilhem Latchoumia ne se désintéresse pas pour autant du grand répertoire. Si bien que les grands festivals, comme Piano aux Jacobins ou La Roque d’Anthéron, font régulièrement appel à lui. « Je pars du présent pour interroger le passé, remarque-t-il. Travaillant avec les compositeurs vivants, m’adaptant à tous les systèmes de notation, je n’appréhende pas le répertoire de la même façon. En fait, je me mets non pas dans la situation de l’interprète mais dans celle du compositeur, quelle que soit l’époque. » Ainsi, Latchoumia a la même vision du passé que le créateur qui fait son miel avec les œuvres de ses aînés. Bien qu’il se doive d’être sélectif, tant les partitions s’accumulent sur son piano, il essaie d’éviter les querelles esthétiques. « C’est ma mission d’interprète que d’accepter toutes les œuvres. Qu’elles fonctionnent ou pas, je donne la même chance à toutes. Tant que je n’ai pas essayé, je n’ai pas à décider. » Si bien que des compositeurs comme Pierre Boulez, Gilbert Amy, Michael Jarrell, Jonathan Harvey, Frédéric Pattar, Frédéric Kahn, Karl Naegelen, José Manuel Lopez-Lopez se plaisent à collaborer avec lui. Il travaille aussi avec les chorégraphes Philippe Cohen et Stanislaw Wisniewski. La conception de ses récitals est un modèle de réflexion et de programmation. « Je les construits comme une œuvre en soi. J’enchaîne les pièces sans pause, afin d’emmener l’auditeur dans une continuité de paysages et d’atmosphères. Je le laisse réagir comme il le veut, libre à lui d’applaudir entre les morceaux si cela lui permet de respirer. »

Richard Wagner (1813-1883). Photo : DR

C’est ainsi qu’il conçoit également ses disques : tel un créateur. « Extase Maxima », qui vient de paraître chez la doce volta, est le fruit d’un long cheminement. C’est à la demande du Palazzetto Bru Zane de Venise, ville où Richard Wagner est mort le 13 février 1883, que Wilhem Latchoumia s’est attaché au maître saxon dans la perspective du bicentenaire de sa naissance, le 22 mai 1813. L’on sait pourtant que l’œuvre pianistique de Wagner est assez limitée, et que ce n’est en tout cas pas dans ce domaine qu’il s’est imposé. Car, même s’il s’est vu obligé de réaliser des réductions piano/chant d’opéras de certains de ses contemporains, notamment de Gaetano Donizetti et Jacques Fromental Halévy, comme moyen de subsistance, à Paris et à Meudon, au moment de la genèse du Vaisseau fantôme alors qu’il essayait d’attirer l’attention de Giacomo Meyerbeer, dont Rienzi adopte les canons du grand opéra, le piano occupe une petite place. Pourtant, les œuvres pour clavier ponctuent toute sa vie créatrice, dès les années 1820 avec deux Sonates, des réductions de la Symphonie n° 9 de Beethoven et de Symphonie n° 103 de Haydn, une sonate pour piano à quatre mains, puis, dans les années 1830, deux Sonates parallèlement à une Polonaise pour deux et quatre mains, une Fantaisie, des Feuillets d’albums pour Ernst Benedikt Kietz intitulés Lied sans paroles contemporain du Vaisseau fantôme, puis une Polka et Une Sonate pour l’Album de Madame M(athilde) W(esendonck) en 1853, une Valse des amantes de Zurich (1854), Dans l’Album de la Princesse M(etternich) et Arrivée parmi les cygnes noirs (1861), Elégie (1861/1882), enfin Feuille d’Album pour Madame Betty Schott (1875). 

Longuement réfléchi, rôdé en récital, notamment à Venise en octobre 2012, enregistré à Cahors en juillet de l’année dernière, le programme s’ouvre sur une Fantaisie sur des motifs de Rienzi que Franz Liszt a tirée du « grand opéra tragique » que son gendre a composé en 1837-1840. En huit minutes, Liszt tire l’essence des quatre heures d’opéra de Wagner, tandis que Wilhem Latchoumia extirpe avec panache de son piano des sonorités luxuriantes tout en exaltant le lyrisme de ces pages. Le pianiste n’a retenu que deux œuvres expressément conçues par Wagner pour le piano. La première est la Fantaisie en fa dièse mineur conçue peu avant les deux premiers opéras achevés de Wagner, les Noces et les Fées, vaste composition de jeunesse de plus d’une vingtaine de minutes en trois mouvements dont le premier est le plus développé, avec une durée globale équivalente à la somme des deux autres. Dans ces pages qui émanent d’un compositeur encore en devenir qui s’essaie à la grande fresque pianistique, la continuité de l’ensemble étant assurée par des intermèdes en forme de recitativo, Latchoumia réussit à maintenir l’attention de bout en bout, sans faiblir, pas même dans l’Adagio molto central où il se laisse volontiers porter à la cantilène. Fidèle à lui-même, Latchoumia a requis la participation d’un compositeur contemporain à son programme, ici Gérard Pesson (né en 1958), qui, pour son En haut du mât, a porté son dévolu sur Tristan und Isolde pour réaliser non pas un arrangement mais une harmonisation de la chanson du jeune marin « Westwärts schweift der Blick » qui ouvre le premier acte de l’opéra de Wagner. Cette page superbement dénudée ne détone en rien dans le cheminement du pianiste dans la création du compositeur saxon, puisqu’elle respecte le style de ce dernier auquel elle donne une résonance contemporaine à un opéra particulièrement porteur d’avenir. 

Suit une transcription tirée de Tristan, la première des Trois Pièces du Tristan und Isolde de Richard Wagner d’Alfred Jaëll (1832-1882) qui est loin d’avoir la maîtrise de Liszt, mais dont Latchoumia tire des sonorités qui puisent jusqu’au plus secret de l’orchestre wagnérien que l’on retrouve en plus épanouies dans le dernier volet du triptyque tristanien brossé par Latchoumia, la Mort d’Isolde que Liszt s’est appropriée pour en faire une œuvre à part entière, devant autant à lui-même qu’à son gendre, rendant ainsi la monnaie de sa pièce à ce dernier, qui s’était approprié le motif de Tristan que Liszt avait imaginé et utilisé dans un certain nombre de ses lieder. Latchoumia y fait chanter son piano de façon à la fois ineffable, hallucinée, lyrique et tragique, donnant à ces pages une grandeur et une humanité extrême. Tout aussi émouvante est l’œuvre qui suit, la foisonnante et vibrante Paraphrase sur la Walkyrie de Richard Wagner par Hugo Wolf dont l’interprétation de Latchoumia restitue avec tact la brûlante poésie. Le disque se conclut sur la seconde pièce que Latchoumia a sélectionnée dans l’œuvre pour piano de Wagner, l’Elégie en la bémol majeur composée en 1858 et révisée en 1882 qui reprend une partie du matériau de Tristan und Isolde exposé de façon dépouillée, voire émaciée.

Bruno Serrou


Wagner « Extase Maxima ». 1 CD la dolce volta LDV 16 (distribution Harmonia Mundi)