Paris,
Salle Pleyel, samedi 20 septembre 2014
Franz Welser-Möst et l'Orchestre de Cleveland. Photo : (c) Cleveland Orchestra
L’Orchestre de Cleveland est le plus allemand des
orchestres américains. Dans la formation de sa visite annuelle Salle Pleyel, cordes
en quantité à un nombre impairs (17-15-11-11-9), trompettes à palettes, la fabuleuse
phalange de l’Ohio, l’un des « Big Five » américains a une assise
grave des plus ductiles. Fondé en 1918 sous l’impulsion de la pianiste impresario
Adella Prentiss Hughes (1869-1950) qui en confia la direction musicale au
violoniste chef d’orchestre russo-américain Nikolaï Sokolov (1886-1965), le
Cleveland Orchestra a été façonné pour l’essentiel par des chefs et des
instrumentistes forgés par les écoles germaniques. En 1933, le chef polonais
Artur Rodziński (1892-1958), formé à l’école autrichienne auprès
de Josef Marx, Franz Schreker et Franz Schalk, prit la direction de l’orchestre
pendant dix ans, jusqu’à l’arrivée en 1943 du Viennois Erich Leinsdorf
(1912-1993). Mais c’est à l’un des plus grands directeurs d’orchestre du XXe
siècle, le Hongrois George Szell (1897-1970), également formé à Vienne auprès d’un
proche de Brahms (Eusebius Mandyczewski) et de Max Reger, que l’Orchestre de
Cleveland doit l’essentiel de sa réputation. En un quart de siècle
(1946-1970), il en fera l’une des formations symphoniques les plus brillantes au
monde. A sa mort, Pierre Boulez, le plus « germanique » des chefs
français qu’une admiration réciproque liait à Szell, assurera l’intérim pendant
deux ans, cumulant alors les fonctions de
directeur musical des Orchestres Philharmonique de New York et Symphonique de
la BBC, jusqu’à la nomination de l’Américain d’origine russe Lorin Maazel, à
qui Toscanini confia son Orchestre Symphonique de la NBC alors qu’il avait onze
ans, qui le dirigera jusqu’en 1982 avant de passer les rênes à l’Allemand
Christoph von Dohnányi,
petit-fils du compositeur hongrois Ernö Dohnányi aujourd'hui Directeur Lauréat, qui passera le relais en 2002 à l’Autrichien
Franz Welser-Möst dont le contrat, a été renouvelé jusqu’en 2018. Beaucoup de musiciens en activité au sein de l'orchestre ont assurément connu George Szell et Pierre Boulez, notamment le premier violon et les deux premiers altistes, tous trois remarquables.
George Szell et Pierre Boulez prenant le thé au JTatsumura Silk Factory's Tea House pendant la tournée de l'Orchestre de Cleveland au Japon en mai 1970. Photo : collection Cleveland Orchestra
Moins de deux semaines après sa démission de son
poste de directeur musical de l’Opéra d’Etat de Vienne, connu depuis 1907 et le
départ de Gustav Mahler pour ses révolutions de palais, à la suite d’un
désaccord avec le directeur artistique de l’un des théâtres lyriques les plus
célèbres, le Français Dominique Meyer (voir http://www.wienerzeitung.at/nachrichten/kultur/kulturpolitik/657854_Welser-Moest-wirft-den-Taktstock.html
et http://www.profil.at/articles/1438/983/377996/staatsoper-dominique-meyer-diese-beleidigungen),
Franz Welser-Möst est apparu en super forme, à la tête de sa fabuleuse
phalange, qui confirme ses immenses qualités individuelles et collectives dans
un programme entièrement dédié à Johannes Brahms.
Franz Welser-Möst. Photo : DR
Le premier des deux concerts de ce troisième week-end
de septembre de la Salle Pleyel a mis en regard la première symphonie et le
concerto pour violon de Johannes Brahms. Le son grave et rond de l’Orchestre de
Cleveland convient singulièrement aux couleurs de l’orchestration de Brahms,
qui vivait assurément la tête dans les timbales. Avec le concerto pour violon
et la première symphonie, ce sont deux œuvres créées à trois ans de
distance qui ont été proposées samedi soir. Ces deux partitions sont comme autant
d’enfants de douleur de leur concepteur : là où le concerto procura à
Brahms maints désagréments, notamment de la part de son dédicataire, Joseph
Joachim, qui l’a trouvé injouable, obligeant son auteur à quelques
modifications techniques, tandis que l’œuvre eut du mal à s’imposer, la
symphonie connut une genèse de plus de vingt ans. Il n’en émane pas moins de
ces deux partitions un même sentiment de plénitude, malgré des moments plus
sombres, comme l’Andante sostenuto de
la symphonie, et méditatifs, comme le mouvement lent du concerto. Pourtant,
dans l’une comme dans l’autre partition, il ne se trouve rien de tragique et
surtout pas une once de pathos, mais au contraire de l’héroïsme romantique et une
radieuse sérénité.
Nikolaj Znaider. Photo : DR
Jouant
avec une maîtrise de son et d’archet impressionnante qui paraît si naturelle,
Nikolaj Znaider a magnifié en toute liberté les ineffables beautés du Concerto pour violon et orchestre en ré majeur op. 77, gorgé
de soleil et d’allégresse. Franz Welser-Möst et l’Orchestre de Cleveland se
sont faits davantage que des partenaires du soliste, d’authentiques compagnons
enveloppant de leurs timbres délectables un violon enchanteur pour brosser de
concert une chatoyante symphonie concertante. Les sonorités fruitées et pleines
du violoniste danois d’origine israélo-polonaise ont donné le change à sa
silhouette de géant, tenant un petit violon au vernis orangé, le fameux « Kreisler »
de Guarneri del Gesù de 1710 aux sonorités de braise exaltées par un jeu ample
et serein au vibrato délié exaltant les longues phrases aux amples respirations
de Brahms. Difficile d’imaginer après un tel engagement dans une œuvre si exigeante
et développée un quelconque bis. Pourtant, le public de Pleyel n’a pas eu à
insister longuement pour en obtenir un de Nikolaj Znaider, que rien ne semble
devoir fatiguer. Mais il a choisi pour complément du concerto de Brahms un
mouvement lent de Partita de
Jean-Sébastien Bach, qui a conclu sa prestation dans un climat introspectif de
bon aloi.
Franz Welser-Möst et le Cleveland Orchestra. Photo : (c) Cleveland Orchestra
Fruit d’une
genèse longue et particulièrement difficile, la Symphonie n° 1 en ut mineur op. 68 a été emportée avec éloquence
par un Franz Welser-Möst énergique et virevoltant qui a offert une
interprétation à couper le souffle et à qui l’Orchestre de Cleveland a donné la
pareille en répondant comme un seul homme à la moindre de ses sollicitations,
magnifique de cohésion, de cantabile.
Comme sur-vitaminés, tous les pupitres seraient à citer, tant la virtuosité et
la fusion ont été absolues. Le chef autrichien a remarquablement mis en
évidence le fait que chacun des mouvements de la symphonie de Brahms ne semble
jamais naître mais être là de toute éternité, l’auditeur ayant le sentiment d’immiscer
son oreille au beau milieu d’un discours dont il n’a pas entendu le début mais
qui le saisi dès l’abord, comme le fera plus tard Richard Strauss dans son lied
… Morgen… op. 27/4. D’une ampleur
épique, l’approche de Welser-Möst s’est imposée par l’unité du discours, l’opulence
du phrasé, les tensions tour à tour tendues et domptées, la force conquérante du
mouvement initial dont la matière est impérieusement exposée par les timbales,
le raffinement du mouvement lent, la sereine et candide poésie du Poco allegretto, surtout côté violons et
bois solistes, hautbois et clarinette, qui se répondaient gaiement, la diversité
des climats du finale dont la progression s’avère limpide et naturelle en dépit
de les structures particulièrement élaborées du morceau, tandis que le thème
solennel au cor repris à la flûte sur un tremolo de cordes est exposé avec
ductilité. Orchestre admirable de nuances, de précision, de feu et de braise,
virtuosité au cordeau, avec des flèches dardant comme des fusées. Le violon
solo est d’une beauté évanescente, le hautbois bruit comme une forêt entière, flûte,
clarinette, basson, cor, trompette, trombones… Et que dire de ces contrebasses
de velours sombre, impressionnantes de couleurs ombrées et de chaleur ?...
Sans doute
conscient de la brièveté de son programme, Franz Welser-Möst n’a pas longtemps
hésité à lancer son orchestre, enrichi d’une harpiste et de quatre
percussionnistes, dans un long bis dont je n’ai pas réussi à deviner ni le
titre ni l’auteur, mais qui semble inspiré d’un folklore est-européen recréé
par un compositeur de l’ère romantique, parachevant le premier concert de l’Orchestre
de Cleveland dans une atmosphère festive et flatteuse pour l’oreille.
Bruno
Serrou
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