Paris, Festival ManiFeste de l’Ircam, Philharmonie 1, lundi 2 juin 2015
C’est une œuvre immense, autant
par sa durée, ses moyens colossaux, sa richesse plurielle, sa complexité due
notamment à la superposition constante de différentes strates musicales et
temporelles selon le concept de sphéricité du temps enchevêtrant passé, présent
et avenir, que par sa volonté d’embrasser le monde à travers tout un siècle, le
XXe, qui a connu les plus grands bouleversements que l’Humanité ait eu
à affronter, qui a ouvert l’édition 2015 du Festival ManiFeste de l’Ircam, le Requiem für einen jungen Dichter (Requiem pour un jeune poète) de Bernd
Aloïs Zimmermann (1918-1970). Il aura fallu vingt ans pour que cette partition
monumentale connaisse sa seconde exécution parisienne, la dernière remontant au
21 septembre 1995, dans le cadre du Festival d’Automne, au Théâtre du Châtelet,
dirigé par Michaël Gielen à la tête de l’Orchestre Symphonique de la Radio de
Baden-Baden (Südwestfunk), et des Chœurs de la Radio de Cologne, de Stuttgart,
du Festival d’Edimbourg et de la Radio slovaque, équipe qui venait de l’enregistrer
pour le label Sony Classical.
Bernd Aloïs Zimmermann (1918-1970). Photo : DR
Envisagé dès 1955, ce Lingual, terme inventé par le
compositeur expressément pour cette œuvre qui combine l’oratorio chanté et le
parler radiophonique fondé sur l’utilisation abondante de procédés de montage
et de collage et mobilisant toutes les ressources de l’électronique et de la
bande magnétique préenregistrée, a nécessité deux ans de genèse, entre 1967 et le
17 août 1969, avant d’être créé le 11 décembre suivant à la Rheinhalle de
Düsseldorf sous la direction de Michaël Gielen, qui avait déjà dirigé la
création de l’opéra Die Soldaten à
Cologne quatre ans plus tôt. Cette grande partition requiert la participation
de deux récitants, une soprano, un baryton, trois chœurs spatialisés, diverses
sources électroniques et un orchestre de soixante-dix musiciens richement
pourvu en bois (avec saxophones), cuivres (avec tuba Wagner), percussion et
claviers (piano, orgue, accordéon) mais aux cordes réduites aux seuls violoncelles
et contrebasses, effectif auquel il convient d’ajouter un quintette de jazz.
Le titre de ce « Lingual pour récitants, soprano et
basse solos, trois chœurs, sons électroniques, orchestre, jazz-combo, orgue, d’après
des textes de différents poètes, rapports et reportages » ne se réfère
pas à un poète particulier, mais à un jeune poète imaginaire qui, à l’instar du
compositeur, a traversé le XXe siècle, de 1918 à 1969, et dont la
pensée se trouve synthétisée dans le choix des textes et de leurs auteurs parmi lesquels James Joyce, Ezra Pound, Hans Henny Jahnn, avec une présence
toute particulière de deux russes, Serge Essénine et Vladimir Maïakovski, et d’un
allemand, Konrad Bayer, trois poètes qui se sont suicidés, comme le fera Zimmermann
le 10 août 1970, sous le poids du conflit entre sa foi chrétienne profonde et les
horreurs et souffrances de son siècle. L’œuvre s’achève sur une longue citation
de Bayer précédée d’échos des manifestations de Mai 1968 à Paris et du
Printemps de Prague emporté par un cri désespéré hurlé à pleins poumons par les
trois chœurs, Dona nobis pacem !
L’assemblage de chants et de récitatifs sur quarante-sept textes exprimés en huit
langues - grec ancien (Eschyle, le Kyrie)
et moderne (Andreas Papandréou), latin (la liturgie des morts qui se présente
dans un ordre bouleversé - Postcommunion,
Oraison, Lecture au début avec néanmoins un fragment de l’Introït, les textes religieux tirés de l’Ecclésiaste et d’un discours de Jean
XXIII), anglais (Joyce, Ezra Pound, Neville Chamberlain, Winston Churchill),
allemand (Ludwig Wittgenstein - qui notamment cite saint Augustin dans sa
définition du temps annonçant celle de Zimmermann -, Kurt Schwitters, Bayer,
Jahnn, Friedrich von Schiller, la loi fondamentale de la République Fédérale d’Allemagne,
Mao Tse Toung, Adolph Hitler, Imre Nagy, Joachim von Ribbentrop, Joseph Goebbels,
Otto-Ernst Remer, Joseph Staline, Roland Freisler, communiqué militaire),
hongrois (Sándor Weöres - « il y a un passage en hongrois dont je lui
avais parlé, raconte Péter Eötvös. C’est un poème de Sándor Weöres, dob és tánc (tambour et danse). Il est purement rythmique, donc sans
signification particulière. » -, Imre Nagy), russe (Maïakovski, Staline),
tchèque (Alexander Dubcek) et français (Albert Camus, manifestations), l’ampleur
des moyens mis en œuvre et la dissémination du geste expriment la sphéricité d’un
monde qui piétine, d’où la joie s’est retirée, étouffé par le péché, la faute et
le malheur, promis à l’effondrement, à l’enlisement et à la mort (1). Côté
musical, les citations sont nombreuses, Ludwig van Beethoven (les notes
introductives du finale de la Neuvième,
Richard Wagner (Mort d’Isolde), Olivier
Messiaen (l’Ascension), Darius Milhaud
(la Création du monde), Bernd-Aloïs Zimmermann
lui-même (Symphonie en un mouvement), les
Beatles (Hey Jude), le jazz band qui
renvoie à Miles Davis et Herbie Hancock, tandis que les voix politiques ne
peuvent que susciter le silence musical, ce qui, à l’issue du concert de mardi,
a conduit d’aucuns qui ne s’y étaient point préparés, à relever des longueurs
qui n’en sont absolument pas, car il s’agit pour Zimmermann de ne pas renoncer
à leur continuité discursive et à leur spécificité sonore documentaire,
renonçant pour ce faire à la moindre tentative de retouche.
Bien que jouée en continu, la
partition est divisée en quatre sections - Prologue,
Requiem I (réservé pour l’essentiel
aux récitants et aux sons enregistrés qui forment un kaléidoscope effroyable de
dix-sept séquences différentes mélangeant sons sinusoïdaux, bruits concrets (enregistrements
de foules de manifestants, de vents et de marées, de bruits de bottes, d’artillerie,
de chars d’assaut et d’avions de chasse) et textes parlés souvent
inintelligibles amalgamant passé et présent et qui deviennent musique), Requiem II, Dona nobis pacem. La plus longue section (vingt-huit minutes), Requiem II, est elle-même scindée en
cinq parties (Ricercar où intervient
le quintette de jazz, Rapprensentazione
où les chœurs reviennent au premier plan tandis que les deux chanteurs solistes
s’expriment pour la première fois et que l’orchestre affirme enfin sa pleine puissance,
Elegia pour soprano, accordéon et
quintette de jazz, Tratto, interlude
purement instrumental dominé par les deux pianos, les cuivres, l’orgue, l’accordéon
et les scansions de timbales, et Lamento,
qui se fonde sur le poème de Maïakovski écrit à la mémoire d’Essénine exposé d’abord
par le baryton puis par le chœur d’hommes dont le terrible cri d’angoisse est
violemment interrompu par un coup de marteau). L’œuvre, qui se termine sèchement
sur l’hallucinant hurlement désespéré du « Dona
nobis pacem ! » con tutta la forza, est strictement minutée à
soixante-cinq minutes en raison de la bande préenregistrée.
Michel Tabachnik. Photo : (c) Jean-Baptiste Millot
De ce maelstrom sonore et
conceptuel, Michel Tabachnik, dont la stature rectiligne a dégagé une énergie communicative
malgré une gestique un peu raide qui empêcha l’œuvre de respirer pleinement, a
su faire ressortir clairement l’infinité des composants grâce à un lieu
parfaitement adapté aux ambitions de l’œuvre, la Philharmonie permettant davantage
que le Châtelet une ample spatialisation grâce à ses vastes proportions qui
autorisent la dissémination des effectifs choraux aux quatre coins de la salle, immédiatement
derrière l’orchestre, derrière le public et au milieu de ce dernier à cours et
à jardin, pour le double chœur d’hommes, ainsi que les haut-parleurs, dont la
répartition parfaitement équilibrée a laissé nettement distinguer les
diverses sources et leurs origines géographiques dans la salle. Les deux chanteurs solistes,
la soprano Marisol Montalvo et le baryton Leigh Melrose, ont donné de leur voix
somptueuse une interprétation d’une solidité confondante à l’instar des deux
récitants, Peter Schröder et Nico Holonics, formant avec les trois chœurs français
supérieurement préparés - les Cris de Paris de Geoffroy Jourdain, le Chœur de
Chambre Les Eléments de Joël Suhubiette et le Chœur de l’Armée française d’Aurore
Tillac - une entité sonore d’une force et d’un éclat somptueux, tandis que les
élèves du Département Jazz et Musiques improvisées (Pascal Mabit, saxophone,
Timothée Quost, cornet à pistons, Nicolas Fox, percussion, Tom Georgel, piano,
Victor Aubert, basse) se sont avérés à la hauteur de leur tâche, sans rien
avoir à envier à leurs aînés de l’Orchestre Symphonique de la Radio de
Stuttgart (SWR), exceptionnel de cohésion, de rigueur et de timbres.
Photo : (c) Bruno Serrou
En ouverture de programme, l’Orchestre
de la SWR a donné toute sa mesure dans le prélude pour grand orchestre Photoptosis, dernière page pour orchestre
seul de Zimmermann composée en 1968 parallèlement à son Requiem, et qui a été créée le 14 février 1969 à Gelsenkirschen par
l’orchestre de cette ville dirigé par Lubomir Romanski. A l’instar de son Requiem, le compositeur allemand insère
des citations, néanmoins plus courtes, de la Symphonie n° 9 de Beethoven, mais aussi du Concerto brandebourgeois n° 1 de Bach, de Casse-Noisette de Tchaïkovski, du Veni Creator grégorien, du Poème
de l’Extase de Scriabine et du prélude de Parsifal de Wagner. Une œuvre monolithique en trois phases dont les
textures extraordinairement serrées imperceptiblement mobiles instillent une
impression de mouvement figé d’où émerge à l’issue d’un immense crescendo l’explosion
de lumière « con tutta la forza »
que le titre grec suggère.
Et dire qu’un certain nombre de
mes confrères, parmi les plus âgés, se sont aventurés sitôt la soirée terminée à
affirmer que ces deux œuvres ont « terriblement vieilli »... Pour ma part, j’ose
espérer ne pas avoir à attendre à nouveau vingt ans pour avoir le bonheur de
revivre un tel choc émotionnel, physique et auditif.
Bruno Serrou
1) apm.ircam.fr