Kurt Masur (1927-2015). Photo : DR
Colosse au cœur d’or semblant taillé dans le roc, Kurt Masur était
l’un des grands chefs d'orchestre de notre temps et des plus inspirés, et, technicien expérimenté, il
comptait parmi les bâtisseurs d’orchestres les plus doués de sa génération. Il était aussi un homme engagé. Entré dans la carrière en 1948 au Théâtre de Halle, il avait été directeur
musical du Komische Oper de Berlin de 1960 à 1964, premier chef du Dresdner
Philharmoniker de 1967 à 1972. En 1970 et jusqu’en 1996, il avait pris en
charge le Gewandhaus Orchester de Leipzig, d’où il a assisté et participé activement
à l’effondrement du mur de Berlin. Entre 1991 et 2002, il a été directeur
musical du New York Philharmonic dont il était encore Directeur Musical Emérite,
et, de 2000 à 2005, du London Philharmonic. De 2003 à 2008, il a occupé les mêmes
fonctions à l’Orchestre National de France, avant d'en devenir Chef honoraire. Spécialiste du grand répertoire
allemand, particulièrement de Bach, Beethoven, Mendelssohn, Bruckner, Brahms et
Mahler, il en a gravé de somptueux témoignages discographiques.
Né à Brieg (Brzeg en polonais) en Galicie le 18 juillet 1927, Kurt Masur est
mort à Greenwich dans l’Etat du Connecticut (Etats-Unis) le 19 décembre 2015 à 9h30 du matin,
des suites de la maladie de Parkinson. Le 27 avril 2012, il était lourdement tombé du plateau du Théâtre des Champs-Elysées aux pieds du public du premier rang d'orchestre au milieu du Scherzo de la Sixième Symphonie de Tchaïkovski, qu'il ne put reprendre, suscitant l'angoisse des témoins de cet incident qui le conduisit à l'hôpital Georges Pompidou où il ne resta heureusement que quelques heures (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/04/concert-de-grande-beaute-de-lorchestre.html).
J'avais rencontré Kurt Masur notamment
pour le magazine musical espagnol Scherzo
à l’occasion d’une tournée qu’il s’apprêtait à réaliser à la tête de l’Orchestre
National de France en mai 2005. Je me propose de publier ci-dessous le fruit de
cet entretien.
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Kurt Masur (1927-2015). Photo : (c) dpa
Bruno Serrou : Dans les mois qui ont précédé
la chute du régime communiste en Allemagne de l’Est, vous avez été considéré en
Occident comme un héros. Quels souvenirs gardez-vous de cette époque ?
Kurt
Masur : Chef
d’orchestre, et non pas politicien, je garde un bon souvenir de cette époque,
qui atteste du fait que la ville de Leipzig, l’Orchestre du Gewandhaus et sa
salle historique qui a vu et entendu Johann-Sebastian Bach, Schumann, Brahms,
Mendelssohn et quantité de compositeurs majeurs étaient bien ancrés dans
l’esprit des Allemands de l’Est, jusque dans les moments où des événements
tragiques risquaient de survenir. De par mes fonctions, j’avais suffisamment
d’influence pour demander aux gens d’éviter le pire. J’étais alors le seul
ressortissant de la ville à connaître quelque succès dans les pays libres, et
personne ne souhaitait affronter une révolution sanglante. Ce qui me rendait
heureux était de donner la musique au peuple, et sachant que tout Leipzig
pouvait écouter la radio, c’est par ce biais que j’ai décidé d’aider à éviter
une effusion de sang.
B. S. : La culture seule pouvait-elle
aider à échapper au bain de sang ?
K. M. : Oui, parce que si la culture est bien ancrée dans les esprits,
les gens sont moins tentés par le conflit.
B. S. : Les orchestres du Gewandhaus de
Leipzig et de la Staatskapelle de Dresde sont deux des plus grandes formations
européennes. Dresde est une ville catholique, Leipzig une cité protestante. Y
a-t-il émulation ou concurrence entre les deux cités ?
K. M. : La rivalité entre les deux villes est naturelle, et la
concurrence entre les orchestres est vive. Mais cette compétition est
stimulante. Le Gewandhaus a toujours voulu jouer le mieux possible, et la
Staatskapelle de Dresde possède un son caractéristique. Ces deux formations
sont aussi distinctes que, par exemple, le Philharmonique de Berlin et le
Philharmonique de Vienne. En outre, les objectifs artistiques divergent, tout
comme le style de jeu, mais tous deux veulent évidemment être au sommet.
Chacun est plus spécialisé dans un type de littérature : la Staatskapelle,
plus chatoyante, se distingue dans Richard Strauss et Mozart, Leipzig, plus
dramatique, est davantage l’orchestre de Beethoven, Brahms, Bruckner. Le son de
Leipzig est chaud, le jeu un rien plus lourd que celui de Dresde, qui possède
la légèreté correspondant aux compositeurs qui lui sont chers. Mais il est
aujourd’hui impossible de s’en tenir à ces particularités, parce que ce sont
les musiciens qui transmettent la tradition. Or, l’enseignement
s’internationalise, si bien qu’il n’est plus possible de préserver un caractère
local, contrairement à l’époque de Mendelssohn où seuls les étudiants du
Conservatoire de Leipzig entraient au Gewandhaus. De mon temps, quatre-vingts
pour cent des musiciens venaient encore du Conservatoire de Leipzig.
Maintenant, le recrutement est plus ouvert à cause de la législation, ce qui
n’aide pas à préserver un style, ne serait-ce que parce l’orchestre fait ses
sélections par le biais d’auditions aveugles.
B. S. : Les spécificités de la salle du
Gewandhaus n’interfèreraient-elles pas aussi dans le son de l’orchestre ?
K. M. : Tant et si bien qu’après que j’ai convaincu les autorités
est-allemandes de la nécessité de construire une nouvelle salle de concert pour
le Gewandhaus, le son de l’orchestre est devenu en deux ou trois ans
extrêmement raffiné, les conditions de travail étant beaucoup plus confortables
désormais. La précédente salle n’incitait pas les musiciens à la modération,
tant il leur fallait jouer fort. Je me souviens de notre premier concert à
Vienne, Musikvereinsaal, qui s’est avéré désastreux, les musiciens du
Gewandhaus ayant l’habitude de pousser le son, alors que la salle viennoise
sonne naturellement. Mais, aujourd’hui, le son de l’orchestre est devenu très
soigné, l’auditorium étant fantastique. La Staatskapelle de Dresde souffre en
revanche du manque de salle, celle des Congrès n’ayant pas une acoustique
flatteuse, et le Semper Oper étant un théâtre d’opéras, pas une salle de
concert.
B. S. : L’Orchestre de Leipzig n’est-il
pas aussi un orchestre de fosse ?
K. M. : Pas seulement. La tradition vient en premier lieu de la
Thomaskirsche, puis de l’opéra, ensuite des concerts à effectifs standards,
enfin de ceux à très grands effectifs, certaines manifestations nécessitant
jusqu’à deux cents instrumentistes. Nous pouvions ainsi nous produire en même
temps à Saint-Thomas, à l’Opéra et au Gewandhaus.
B. S. : Le renom de Leipzig vient de la
grande tradition Bach de la Thomaskirsche. Vous qui vous situez dans la lignée
classique, romantique, postromantique, voyez-vous une filiation entre la façon
dont Bach est joué aujourd’hui par les ensembles baroques, et la tradition que
vous aviez maintenue à Leipzig ? Entre la tradition du Gewandhaus de
Leipzig et celle des baroques, quelle est la bonne ?
K. M. : L’écoute des instruments originaux m’intéresse, bien sûr. Mais,
les musiciens baroques se méprennent lorsqu’ils jugent notre façon de jouer
Bach inacceptable. En fait, la vérité se situe à mi-chemin. Ma conviction est
de jouer Bach avec les moyens et l’oreille de notre temps, et je cherche à
démontrer que c’est possible. Les ensembles baroques nous permettent
d’expérimenter plus ou moins la façon dont la musique de Bach pouvait sonner en
son temps, mais ce n’est pas l’absolue vérité. En fait, nous tendons tous à
aller dans la même direction, et l’expérience des ensembles baroques est
profitable. Mais, si cela conduit les musiciens baroques à instaurer un
monopole et que seuls trois ensembles au monde peuvent s’arroger le droit
d’interpréter Bach, c’est un total non-sens, parce que jouer Bach en effectifs
réduits dans une église, l’énorme écho fait que l’exécution sonne bien, tandis
que le même effectif dans une salle de trois mille places sonnera étriqué.
Personne ne peut prétendre que Bach préférait un son intimiste. Il jouait
autant du clavecin que du clavicorde, instrument doux, mais aussi de l’orgue,
qui a une puissance comparable à celle d’un grand orchestre au complet.
L’imaginaire de Bach ne pouvait se contenter d’un petit espace. Comment penser
en effet que ce colosse qu’est Barrabas puisse s’exprimer d’une voix serrée,
alors que ce qu’il exprime est gorgé de passion ? Interprété sans
expression sous prétexte qu’il en était ainsi du temps de Bach, cela devient du
musée, pas la vie. Nous devons connaître aujourd’hui la façon dont Bach pouvait
traiter sa musique, mais nous ne pourrons jamais dire, “ j’ai raison, et
vous avez tort ”. La seule chose claire est que je n’envisagerais pas de
diriger un choral si je ne croyais pas en Dieu et en Jésus-Christ, que je sois
protestant ou catholique. C’est là l’essentiel, et non pas la question de
l’instrumentarium.
Kurt Masur (1927-2015). Photo : DR
B. S. : Plutôt qu’une question de foi
chrétienne, ne serait-ce pas simplement la croyance en Dieu qui vous
gouverne ? Car, sinon, comment pourriez-vous diriger, par exemple, Kol Nidre ?
K. M. : La foi en Dieu, en effet. Si je dirige cette musique, je dois
pouvoir en parler. Aux Allemands et aux Français, comme aux Chinois et aux
Japonais. Les Orientaux aiment Bach plus que tout. Croire en un dieu, quel
qu’il soit, ne peut qu’inciter à un comportement humaniste. Toute religion
induit à la bienveillance. Même si certaines présentent un Dieu manichéen qui
exhorte à la peur et à la crainte des mauvaises actions. Mais aujourd’hui, nous
croyons en un Dieu d’Amour, et si nous dispensons l’amour dans le monde nous
n’avons plus d’ennemis. Les chefs de chœur ont affaire à des chanteurs de toute
provenance, de toute confession, et si chacun croit en son propre dieu, tous
peuvent chanter la gloire de Dieu avec la même conviction.
B. S. : L’on ne vous voit plus que
rarement dans une fosse d’opéra. Pourquoi ?
K. M. : J’ai dirigé l’opéra pendant trente ans. Si je me suis peu
produit dans une fosse de théâtre d’Europe occidentale, c’est que l’occasion ne
s’est pas présentée. A New York, je ne pouvais contractuellement diriger que
l’Orchestre Philharmonique. Aux Etats-Unis, l’exclusivité est requise dans tout
poste. Mais, avant comme après New York, je n’ai jamais eu assez de temps pour
travailler avec les chanteurs, à qui je demande d’arriver très tôt dans une
production. Mes dernières représentations d’opéras remontent à l’époque de
Walter Felsenstein au Komische-Oper de Berlin. En ce temps-là, il nous était
loisible de répéter cinq mois par production. L’opéra ne peut être pour moi de
la soupe quotidienne, bien qu’il soit au centre de ma vie. Par conséquent, je
dirige beaucoup d’oratorios, de messes et autres œuvres vocales, comme Peer
Gynt de Grieg ou Jeanne au bûcher d’Honegger et la musique de scène
d’Egmont de Beethoven. Ce type de partition est pour moi vital parce que
j’aime que les gens puissent saisir les connexions entre le verbe et la
musique. Mais je reste un chef d’opéra né. C’est à l’opéra que j’ai commencé,
et je l’aime toujours. Je m’y rends souvent, et je suis heureux quand une représentation
me convainc.
B. S. : Ne rencontrez-vous pas de
problèmes avec les metteurs en scène ?
K. M. : Il leur faut aujourd’hui impérativement apporter du neuf, être
“ moderne ” à tout prix. Mais que cela signifie-t-il ?
Rien ! Personne ne respecte plus les créateurs. Il est pourtant impossible
de faire sans eux, ou contre eux ! Il est néanmoins possible d’aborder les
œuvres de différentes façons. J’ai vu par exemple à New York une superbe
production de Don Giovanni mise en scène par Marthe Keller. Un spectacle
tout à fait moderne, mais conçu de façon si profonde, si simple, si vraie qu’il
m’a conquis. Marthe Keller a su saisir l’esprit de la musique. En revanche,
j’ai vu des représentations de Wozzeck qui m’ont conduit à manifester à
haute voix ma désapprobation, quelque metteur en scène n’ayant pas respecté ce
que sous-entend le compositeur. Créer le malentendu dans le public sous
prétexte d’être “ moderne ” est intolérable.
B. S. : Que pensez-vous du fait que
l’on mette de plus en plus souvent en scène les Passions de Bach ?
K. M. : J’en suis horrifié. Il m’est arrivé de voir à Tanglewood une
telle mise en scène. Le spectacle était bien dirigé, bien chanté. Mais
Jésus-Christ était habillé avec de vieilles frusques d’opéra, ce qui m’a rendu
malade. Comme s’il fallait à tout prix montrer des images pour que les gens
comprennent une œuvre aussi dramatique que la Passion selon saint Matthieu.
Comment oser croire que le public est si stupide et son imaginaire si
pauvre ? Toute personne qui écoute la Matthieu dans une bonne
interprétation peut se forger sa propre image, sa propre idée, et en avoir sa
vie transformée. Mais il en est de même à l’opéra. Donner les œuvres dans leur
langue originelle que peu comprennent et voir des surtitres au-dessus du
cadre de scène empêche de s’impliquer dans la pièce. Impossible en effet de
participer alors à la fusion de deux amoureux, aux élans d’Otello et de
Desdemona ou autres, parce qu’au lieu de vivre avec eux ces moments intenses,
on est en train de lire ce qu’ils se disent. Je me souviens d’avoir assisté en
Russie à une représentation de théâtre, sans comprendre le russe, et il m’a
suffi d’observer attentivement les comédiens pour saisir le sens de la
pièce, cela bien que je n’en aie pas assimilé un mot. J’ai éprouvé la même
impression au Japon, au théâtre Kabuki. Il n’est pas indispensable de
comprendre un texte, si les acteurs sont vrais, il est possible de les suivre.
Mais si vous lisez ce qui est écrit au-dessus du cadre de scène, vous ne
ressentez ni les émotions ni les convictions des personnages. Le surtitre
participe de la superficialité du monde contemporain. En revanche, les
sous-titres ne nuisent en rien à l’impact d’un film. La traduction apparaissant
au bas de l’écran, on peut suivre à la fois images et textes. C’est pourquoi je
pense que le Metropolitan Opera de New York a trouvé la solution idoine en
diffusant les textes sur le dossier des fauteuils, ce qui permet de lire le
livret d’un coup d’œil et de concentrer le regard sur le plateau.
B. S. : Chaque année, le Vendredi
Saint, vous dirigiez à Leipzig en alternance une Passion de Bach. N’avez-vous
pas essayé d’instaurer cette même tradition dans les villes où vous avez été
directeur musical ?
K. M. : J’ai essayé, en effet. Bien sûr, Leipzig est la ville où Bach a
été Cantor, et j’y ai moi-même été l’un de ses successeurs. Bach est joué tout
au long de l’année à la Thomaskirsche. Les concerts au Gewandhaus constituaient
en fait des événements. L’on ne peut écouter partout la même musique. J’ai
poussé à la construction d’un orgue dans les murs du nouveau Gewandhaus pour
que les gens qui ne vont pas à l’église puissent écouter la musique pour orgue.
C’était une décision importante, je n’agissais pas contre l’église mais pour
rendre cette musique accessible à tous. A Leipzig, le Neue Bachische Collegium
Musicum essaie de restaurer le style d’interprétation de Bach plus ou moins
romantique. Face à la vision néoromantique du Bach Orchester, qui joue sans
réel éclat sur instruments modernes, il est possible de goûter l’interprétation
historique sur instruments anciens, et entre ces deux types d’approches,
l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig se produit régulièrement à la
Thomaskirsche. Ainsi, la confrontation des styles conduit à de nombreuses
discussions. Mais je pense que l’on peut prendre plaisir à l’écoute d’un
musicien comme Karl Richter, qui avait commencé à rétablir l’interprétation de
Bach à l’ancienne. Il venait de Leipzig, et il a surpris le monde en utilisant
un petit chœur et un petit orchestre. Avec sa Bach Akademie de Munich, il a
parcouru le globe en donnant sa propre interprétation de l’œuvre du Cantor qui
se situait entre la connaissance historique et l’interprétation moderne. Je me
souviens de m’être rendu à la Thomaskirsche en compagnie d’Isaac Stern. Je
n’avais pas réalisé combien le violoniste connaissait l’œuvre qui était donnée
ce jour-là, la Passion selon saint Jean. L’orchestre jouait de façon
routinière. Ce qui l’a rendu fou. Il m’a dit : “ Je dois absolument
sortir d’ici ! Je ne peux pas rester ici un instant de plus ! Je
n’entends pas les premiers violons avec les accents que Bach leur a donnés.
Pourquoi ne jouent-ils Bach avec la passion avec laquelle il doit être
interprété ? Il ne faut pas oublier qu’il a eu quantité d’enfants. Comment
les a-t-il donc conçus ? Avec passion, rien d’autre ! ”
B. S. : L’an dernier vous avez dirigé
la Passion
selon saint Jean en hommage aux victimes de l’attentat de Madrid. Pourquoi
avez-vous choisi cette œuvre pour cette commémoration ?
K. M. : Je pense que nous devions donner une page ayant un rapport avec
la vie et la mort. Or, c’est précisément le message de la Johannes. En
outre, nous avions travaillé cette partition avec les élèves du Conservatoire
de Paris en vue d’un concert à la Cité de la Musique au moment où est parvenue
à Paris la tragique nouvelle de l’attentat de Madrid. Nous avons réfléchi à ce
que nous pouvions faire pour rendre hommage aux victimes, et nous avons décidé
avec le Conservatoire de doubler ce concert. Ce fut une excellente idée, cet
immuable exercice qu’est la souffrance humaine incarnée par la Passion du
Christ étant de plus en plus sollicité. Nous n’avons pas à faire face aux
dangers du seul terrorisme actif, car le terrorisme ne réside-t-il pas également
dans le fait de laisser mourir les gens de faim, en Afrique comme en Asie, que
chaque jour décèdent quarante mille enfants dans le monde à cause de la maladie
et de l’affliction ? Et si nous avons à changer le monde, il nous faut le
faire dans le domaine humanitaire, dans la voix de l’amour, pas dans la
production de biens de consommation.
B. S. : Pensez-vous que la musique
classique ait encore cette force universelle apte à fédérer l’attention des
gens, face à la starisation des problèmes humanitaires ? La musique
classique est considérée comme élitiste. Comment pensez-vous qu’elle puisse
intéresser le plus grand nombre ?
K. M. : En France, il est relativement difficile de trouver des jeunes
qui soient passionnés par l’apprentissage de la musique. Si, en Allemagne,
l’éducation musicale est accessible à tous, ce n’est pas le cas en Chine. Or,
lorsque l’on travaille Beethoven avec des orchestres chinois, les progrès
depuis cinquante ans s’avèrent considérables. Là se trouve le grand danger :
si nous n’y prenons garde, nous risquons de perdre notre tradition culturelle
européenne, qui, en revanche, va être rapidement absorbée par les Chinois. Ce
n’est heureusement pas le cas dans tous les pays d’Europe, notablement en
Espagne où la situation est excellente : les enfants apprennent la musique
classique et celle de leur propre culture, et, partout, sont construits de
nouveaux opéras et de nouvelles salles de concert. Mais à Taipei, les jeunes
Chinois ont un appétit phénoménal d’apprendre sur Beethoven. Cent cinquante
étudiants y ont chanté sous ma direction la Neuvième Symphonie en
allemand. Ils ont appris l’œuvre par cœur, avec passion. Il nous faut donc
absolument nous réveiller. Parce que si nous éduquons nos enfants le plus tôt
possible, ne serait-ce qu’à la musique folklorique, au jardin d’enfant ou à
l’école élémentaire, en considérant la musique comme un vecteur culturel et non
pas comme un simple divertissement, nous retrouverons le sens du son. Je me
bats tous les jours pour que les jeunes comprennent ce que la formule
“ bonne musique ” désigne. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils
finiront par déclarer “ Je ne veux pas entendre la musique pop’ ”, ce
serait stupide. Bien sûr qu’ils l’aimeront, et qu’ils continueront à danser le
rock. Mais, s’il leur arrive de réfléchir sur la vie et sur la mort, ils
écouteront de la musique classique. Nous devons donner de la bande dessinée à
lire mais aussi, de temps à autre, Goethe, Schiller, Cervantès…
B. S. : Quand avez-vous dirigé
l’Orchestre National de France pour la première fois ?
K. M. : Dans les années soixante-dix. Nous venons de retrouver un
enregistrement vidéo d’un concert remontant à 1974 où je dirige la Quatrième
Symphonie de Brahms. L’orchestre était en très grande forme. Le National
est la première des formations parisiennes. Je suis heureux d’avoir retrouvé
cet orchestre et fier qu’il puisse tout jouer, avec passion et intelligence.
B. S.: Vous a-t-il été nécessaire de
restructurer l’orchestre ?
K. M. : Je suis venu à Paris parce que j’avais découvert que beaucoup de
membres de cet orchestre souhaitaient que leur vie change. En effet, avant
d’accepter l’offre que me faisait Radio France, j’étais fatigué des charges
inhérentes aux fonctions de directeur d’orchestre. J’ai pris ma décision au
terme d’une répétition qui m’a convaincu du bien-fondé de ce choix. Les
musiciens m’ont demandé de devenir leur directeur musical alors que je venais
de me montrer très exigeant avec eux, trouvant ce jour-là leur jeu peu
équilibré. Si bien que leur sollicitation m’a étonné. Je reconnais en effet ne
pas avoir été très courtois avec eux. “ Nous voulons travailler avec
vous ”, m’ont-ils dit pourtant. “ Si vous y croyez, je viens. ”
Et il est aujourd’hui évident que l’esprit de cet orchestre est stupéfiant.
Nous avons découvert ensemble que s’il nous faut changer quelque chose, nous
devons le faire en réfléchissant collectivement. Mais nous savons aussi que
l’on ne peut avoir dans un orchestre des membres de second rayon si l’on tient
à ce que la phalange soit de première classe. C’est pourquoi une certaine
évolution est nécessaire. Mais nous agissons de façon très démocratique.
J’entretiens des relations de confiance avec le comité de l’orchestre, et quand
nous ne nous comprenons pas, nous parlons et nous essayons de réfléchir sur la
meilleure alternative pour aller de l’avant. Cet orchestre s’améliore de jour
en jour, il me stupéfie et me maintient jeune parce qu’il est en attente et le
manifeste. Les musiciens ne pensent pas que tout est bon et qu’il suffit de
continuer.
B. S. : Dans les meilleurs orchestres
internationaux l’esprit d’équipe naît du fait qu’il s’y trouve des ensembles de
musique de chambre. Poussez-vous les musiciens de l’Orchestre National de
France à ce qu’il en soit ainsi ?
K. M. : Je les encourage en effet à s’engager davantage dans cette
direction. Et si, au début, nous n’avions pas de budget pour les rémunérer, ce
n’est plus le cas. Je tiens expressément à ce qu’ils fassent beaucoup de
musique de chambre. Ce que j’ai réalisé au Gewandhaus est exceptionnel, car
nous avons réussi à avoir au sein de l’orchestre allemand dix quatuors à
cordes, trois quintettes à vent, deux ensembles de cuivres et trois orchestres
de chambre. Tous les membres du Gewandhaus se produisaient en diverses
formations. Nous avions même un orchestre de salon. Toutes ces activités
permettaient aux musiciens de s’exprimer sans chef. Ce qui les conduisait à se
sentir libres et à être eux-mêmes. C’est précisément ce que nous sommes en
train de construire à l’Orchestre National de France.
B. S. : Sitôt votre entrée en fonction à
Paris, vous avez programmé Beethoven et le grand répertoire allemand. Pourquoi
avez-vous jugé nécessaire de commencer par-là ?
K. M. : Parce que c’est la base du répertoire de tout bon orchestre. Les
symphonies de Haydn, Mozart, Beethoven sont la source de tout. Et si on
l’oublie, il est impossible de jouer de la musique moderne sans rencontrer des
difficultés. Le problème n’est pas d’ordre interprétatif, technique ou
rythmique, ce qui se pose quel que soit le répertoire, mais dans la musicalité
et dans l’affinage du son. Bâtir une phrase de symphonie classique ou
romantique équivaut à faire de la musique de chambre dans un grand orchestre.
Cette créativité n’est pas possible sans l’acquisition d’une base saine. Un
jour, un musicien de l’orchestre, après dix répétitions en vue du cycle
Beethoven, m’a dit : “ J’aime ce que nous faisons. Tous les matins,
je reçois une pluie d’or d’où je ressors propre, parce que je sens que c’est la
voie juste, qu’il ne peut en être autrement, parce qu’un staccato est un
staccato, un legato un legato, un subito piano un subito
piano. ” Qu’une partition soit très complexe ou ne le soit pas ne
change rien. Mais si cette même partition est jouée avec un orchestre où tout
le monde sait comment s’y prendre, elle sera mieux comprise par le public, tant
dans sa structure que dans sa signification. Le seul moyen d’atteindre cet
objectif est la maîtrise du répertoire classique.
B. S. : Les orchestres français
n’ont-ils pas une longue tradition beethovénienne, puisque l’on sait que
Wagner, par exemple, a découvert le potentiel des symphonies du maître de Bonn
en les écoutant à Paris à la Société des Concerts du Conservatoire dirigée par
François-Antoine Habeneck ?
K. M. : Je me souviens d’un critique qui se demandait pourquoi Karajan
avait pu être choisi par l’Orchestre de Paris pour diriger Beethoven alors
qu’il interprétait ce compositeur dans le style français [rires]. Je pense que
les Français comprennent les musiques des pays du monde. Les influences et les
connexions entre les musiques de l’Extrême-Orient et les impressionnistes
français, par exemple, font que les orchestres japonais jouent fort bien
Debussy. Les Français puisent beaucoup de leur inspiration à l’extérieur, mais
ils ne perdent jamais leur caractère. Y compris à l’époque baroque. Si l’on
compare par exemple le langage assez rectiligne de Haendel avec celui de
Rameau, ce dernier est assurément plus fleuri et raffiné. Ce constat est
valable quels que soient le style et l’époque. Les orchestres français ont un
son caractéristique. S’ils jouent le Boléro de Ravel, ils sonnent de
façon fantastique, avec un vibrato formidable. Mais s’ils utilisent la même
expression dans une symphonie de Brahms, cela ne va plus. Nous pouvons en dire
autant des orchestres allemands, pour qui il est difficile de jouer Debussy.
Or, dans le monde contemporain, il est nécessaire de savoir tout faire. Je
respecte infiniment la tradition française parce qu’elle a su préserver son
caractère. Mais lorsque je demande à l’orchestre de jouer Tchaïkovski, il doit
sonner russe et pas comme de la musique de salon, contrairement à une vieille
mauvaise habitude française. D’autant que les orchestres français savent jouer
Tchaïkovski de façon très convaincante, avec beaucoup de passion. Lisant
l’histoire de la littérature russe de l’époque, on constate une très forte
influence de la littérature française. Mais, si, dans un roman français, un
amant meurt, c’est tragique, tandis que si, dans un roman russe, un amant
meurt, c’est la catastrophe. La littérature russe est mue par une passion
incroyable.
B. S. : Vous avez dirigé quantité
orchestres dans le monde. Le fait que vous soyez Kurt Masur fait-il que le
Philharmonique de New York sonne comme le Gewandhaus de Leipzig et l’Orchestre
National de France, où profitez-vous des caractéristiques propres à chaque
ensemble pour trouver un son inédit ?
K. M. :
Chaque son est le résultat de la combinaison de l’imaginaire de l’orchestre et
de celui du chef. La rencontre ne peut se faire qu’au milieu. J’ai constaté ce
phénomène très tôt dans ma carrière. A l’époque, je possédais trois versions
discographiques différentes de la Troisième Symphonie de Brahms dirigées
par Bruno Walter. L’une, avec le Philharmonique de Vienne, l’autre, avec le
Philharmonique de Berlin, et la troisième avec le Columbia Orchestra de New
York. Je me demandais pourquoi il y avait tant de différences perceptibles dès
la première écoute entre elles. Walter avait forcément une idée similaire de
l’œuvre avec les trois orchestres, et pourtant, ils sonnent différemment. Ces
différences s’expliquent par l’éducation des musiciens à l’attaque, qui, par
exemple, était, aux Etats-Unis, plus conformément au son de Toscanini, un peu
plus agressif, ce qui n’est pas très brahmsien. L’enregistrement viennois est
un peu plus doux, mais c’est le berlinois qui est le plus proche du son de
Brahms. Une interprétation est donc affaire de compromis. Mais il est aussi
certain que je peux transmettre ma propre inspiration à l’orchestre. Si je
donne tous les soirs la même intensité, je ne suis pas mécontent si cela sonne
chaque fois de façon plus ou moins différente parce que je sais que, pour les
musiciens comme pour le public, mon imaginaire fonctionne à plein.
Recueilli par
Bruno Serrou
Paris, Radio France, le 4 février 2005
A lire :
Kurt Masur, biographie
de Johannes Forner, traduction de l’allemand Brigitte Hébert, Jean-Claude
Colbus. Editions Actes Sud (2004, 398 p.)
A voir :
Kurt Masur, Le paradis s'il vous plaît !, film de 52 minutes réalisé en 2008 par Emmanuelle Franc. Camera Lucida Productions
A écouter :
Ludwig van Beethoven, Fidelio, avec Jeannine Altmeyer, Siegfried
Jerusalem, Siegmund Nimsgern, Theo Adam, le Chœur de la Radio de Leipzig et l’Orchestre
du Gewandhaus de Leipzig (Supraphon)
Benjamin Britten, War
Requiem, avec Edith Wiens, Nigel Robson, Hakan Hagegard, le Chœur Philharmonique
de Prague, la maîtrise Ankor et l’Orchestre Philharmonique d’Israël (Helicon
Records)
Edvard Grieg, Peer Gynt,
avec Edith Wiens, le Chœur de la Radio de Leipzig et l’Orchestre du Gewandhaus
de Leipzig (Decca)
Gustav Mahler, Symphonie n°
9, avec le New York Philharmonic Orchestra (Decca)
Felix Mendelssohn-Bartholdy, Paulus,
avec Gundula Janowitz, Theo Adam, le Chœur de la Radio de Leipzig et l’Orchestre
du Gewandhaus de Leipzig (Decca)
Jean Sibelius, Concerto pour violon, Finlandia, le Cygne de
Tuonela, Ouverture Karelia, avec Thomas Zehetmeier et l’Orchestre du Gewandhaus
de Leipzig (Apex)
Richard Strauss, Ariadne auf Naxos, avec Jessye Norman, Edita Gruberova, Julia Varady, Dietrich Fischer-Dieskau, Hermann Bar, l'Orchestre du Gewandhaus de Leipzig (Decca)
Richard Strauss, Quatre
derniers lieder et autres lieder, avec Jessye Norman et l’Orchestre du
Gewandhaus de Leipzig (Decca/DG)
Richard Strauss : Une
symphonie alpestre, Orchestre National de France (Editions Radio France,
distribution Harmonia Mundi)