Paris. Opéra national de Paris-Bastille. Vendredi 11 décembre 2015
Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de Faust. Bryn Terfel (Méhistophélès), Dominique Mercy (Stephen Hawking), Sophie Koch (Marguerite), Jonas Kaufmann (Faust). Photo : (c) Felipe Sanguinetti
Peut-être Hector Berlioz l’a-t-il
cherché… Concevoir une suite de « scènes » à partir du Faust de
Goethe d’après une traduction de Gérard de Nerval arrangé par lui-même ne
pouvait que prêter à confusion. D’autant plus que, une fois sa partition
parachevée, il lui attribua la qualité de « légende dramatique en quatre parties » qui ouvrait la
possibilité de porter à la scène une œuvre intrinsèquement prévue pour le
concert. En
effet, ouvrage tenant non pas de l’opéra mais de la musique à programme avec
voix obligées, la Damnation de Faust n’a pas été envisagée par Hector
Berlioz pour le théâtre lyrique. L’ouvrage s’avère de ce fait délicat à représenter.
D’autant que, dans sa mouture d’origine, il s’agit d’une suite de huit scènes n’ayant
pas de liens entre elles. Cette œuvre tient donc de l’oratorio profane
dramatique. Hector Berlioz ne l’a d’ailleurs jamais dirigée ni vue représentée
sous une forme opératique, et il a fallu attendre près d’un quart de siècle
après la mort du compositeur pour qu’il soit monté par un théâtre, l’Opéra de
Monte-Carlo en 1893.
Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de Faust. Dominique Mercy (Stephen Hawking), Sophie Koch (Marguerite), Jonas Kaufmann (Faust). Photo : (c) Felipe Sanguinetti
L’Homme et sa survie
Deux mois après l’Opéra de Lyon,
l’Opéra de Paris propose à son tour une nouvelle production de la Damnation de Faust en ouverture d’un
cycle consacré à Berlioz déployé sur plusieurs années. Quatorze ans et demi après
la réalisation du Québécois Robert Lepage dirigée par Seiji Ozawa, l’Opéra
Bastille a confié au Letton Alvis Hermanis et au directeur musical de l’Opéra
de Paris Philippe Jordan le soin de présenter une nouvelle approche du chef-d’œuvre
de Berlioz. Comme je l’écrivais voilà deux mois au soir de la première représentation
de la production de David Marton à l’Opéra de Lyon (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/10/une-damnation-de-faust-de-berlioz.html),
avec cette œuvre inclassable le metteur en scène a la totale liberté de donner libre
cours à son imagination. Chacun peut ainsi évoquer sa propre conception de
l’enfer. Ainsi, à l’instar d’Olivier Py à Genève en juin 2003, déjà avec Jonas
Kaufmann dans le rôle-titre, et de David Marton à Lyon en octobre dernier, la
production de l’Opéra de Paris ne laisse pas indifférent, les spectateurs
exprimant bruyamment leurs impressions.
Mais a contrario du metteur en scène
français, point de perspective théologique, mais la métaphysique de la
transcendance et philosophie sont présents dans l’approche de son confrère letton,
qui situe son action dans une perspective scientifique. Ici point de
Christ en croix, contrairement à Py, mais une méditation sur la place de l’Homme dans l’univers et
sa survie.
Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de Faust. Jonas Kaufmann (Faust), Sophie Koch (Marguerite). Photo : (c) Felipe Sanguinetti
Atmosphère électrique
Pourtant, l’atmosphère dans l’enceinte
de l’Opéra Bastille était pour le moins électrique. Du moins côté salle, voir
côté plateau, au contraire de la fosse, tant ce qui en émanait semblait quelque
peu léthargique. Cette électricité était due en premier lieu à l’attitude du
metteur en scène comédien Alvis Hermanis, qui vient de susciter un grand malaise
dans le monde du théâtre en résiliant le contrat qui le liait pour avril 2016
avec l’une des scènes les plus créatives d’Allemagne, le Thalia-Theater de
Hambourg, qu’il qualifie de « refugee
welcome center », assurant que « l’enthousiasme des Allemands à
accueillir des réfugiés met toute l’Europe en danger ». En second lieu, en
raison de l’extrapolation de l’ouvrage de Berlioz dans un univers de sciences
fiction qui n’est pas sans rapports avec la série Star Wars créée par George Lucas.
Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de Faust. Sophie Koch (Marguerite), Jonas Kaufmann (Faust). Photo : (c) Felipe Sanguinetti
Voyage sans retour
Au moins, contrairement à ce qui
s’est fait à Lyon, la partition de Berlioz est respectée à Paris et aucun texte
ajouté. En revanche, un personnage nouveau fait son apparition, en la personne
du mathématicien physicien cosmologiste britannique Stephen Hawking, auteur du
best-seller Une brève histoire du temps, et son célèbre fauteuil roulant à
écran numérique sur lequel il est obligé de se déplacer en raison de sa maladie
de Charcot. Car, après le cadre autoroutier d’une ville en état de guerre de
Marton, c’est dans un centre de recherche spatiale de la Nasa, d’un voyage interstellaire
sans retour et de colonisation de la planète Mars conforme au projet Mars One des Néerlandais Bas Lansdorf et
Arno Wielders qu’Hermanis transpose l’action faustienne. Comme dans
les deux premières productions du mandat de Stéphane Lissner, plusieurs cages
de verre se promènent au milieu d’un décor de cages de fer et de vidéos. Y sont
enfermés cette fois Faust au cœur d’une forêt touffue de plantes tropicales,
des danseurs et danseuses en plein ébats, tandis que sur des alvéoles en fond
de scène sont projetées des ombres, et des vidéos de vols intersidéraux, insectes,
souris, baleines, course de spermatozoïde à la conquête de l’ovule, méduses
(les escargots copulant tandis que Marguerite chantait sa complainte ont été
supprimés après la première représentation, ce qui n’a pas empêché auparavant
un combat entre huées et encouragements à la fin de la ballade du Roi de Thulé), parachutes, atterrissage
sur Mars, explorations du sol martien par le robot Curiosity, etc. Perdus au
milieu d’une figuration, de choristes trop statiques et nombreux, et de danseurs
trop exaltés, les principaux protagonistes sont difficilement repérables, du
moins à partir du vingtième rang d’orchestre, et semblent en déshérence
théâtrale, réduits le plus souvent à l’état de pions indiscernables. Les
ballets chorégraphiés par Alla Sigalova sont interminables, constituant des
tunnels d’autant plus longs que la symphonie berliozienne s’étire en longueur
tant la direction de Philippe Jordan est atone.
Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de Faust. Bryn Terfel (Méphistophélès). Photo : (c) Felipe Sanguinetti
Stephen Hawking, Faust du XXIe siècle
Au milieu de tout cela, le pauvre
Hawking en voit de toutes les couleurs, trimbalé de tous côtés, de long en
large sur le vaste plateau de Bastille, puis placé sur une centrifugeuse, sur
le robot Curiosity, avant de se retrouver en apesanteur sa mobilité perdue, en lieu
et place de rédemption de Marguerite, dont l’âme cependant monte au paradis,
tandis que Faust prend la place du savant dans le fauteuil de handicapé. Occasion
de saluer ici la remarquable prestation du danseur Dominique Mercy, ex-collaborateur
de Pina Bausch, qui campe dans cette scène finale un éblouissant Hawking, Faust
du XXIe siècle, si l’on en croit Hermanis.
Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de Faust. Dominique Mercy (Stephen Hawking), Jonas Kaufmann (Faust), Bryn Terfel (Méhistophélès). Photo : (c) Felipe Sanguinetti
Direction d’acteur réduite aux acquêts
Fort heureusement, au sein de cette
production laborieuse, la distribution s’avère de haute tenue. Malgré leurs
réputations d’excellents acteurs, Hermanis n’exploite à aucun moment leurs
aptitudes au théâtre, les laissant au contraire vagabonder au milieu du
dispositif scéniques, tournant autour des masses chorales, chorégraphiques et
de la figuration comme naviguant autour d’autant de chicanes vivantes. Reste donc
la vocalité, la beauté et l’expressivité de leur chant. Jonas Kaufmann campe un
Faust plus fragile et abstrait que ce qu’il avait proposé à l’Opéra de Genève
en juin 2003 sous l’impulsion d’Olivier Py qui en avait fait un être noble et
puissant. Sa voix, toute de velours et l’immense nuancier d’où émanent de
prodigieux pianissimi, est apparue
plus nue et frêle, moins présente au milieu du déploiement de figuration sur le
vaste plateau de Bastille. Sophie Koch est une Marguerite toute de charme et de
volupté. Vif et puissant, Bryn Terfel est un Méphistophélès volontaire.
Bruno Serrou
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