Jacques Lonchampt (1925-2014). Archives INA tirée de l'entretien filmé en 2005 avec Bruno Serrou
« A quoi bon parler d’œuvres médiocres dont la critique ne présente plus guère d’intérêt à distance sinon pour les historiens, tandis qu’il y a tant de merveilles à évoquer par ailleurs... » Tout comme le quotidien pour lequel il a travaillé trente années durant, le poids des articles que Jacques Lonchampt a consacrés à la musique dans les colonnes du Monde aura été d’une importance considérable, autant pour les musiciens que pour le public voire les tutelles. D’autant plus qu’en ce temps-là, les musiques actuelles n’avaient guère de place dans le journal, sinon aucune. « En tant que critique, même si l’on n’est pas constamment en train d’y penser, l’on se sent investi d’une certaine responsabilité et d’une obligation à la prudence. Mais cela ne doit pas influer sur notre jugement, si ce n'est avoir en tête que l’on risque de détraquer complètement le fonctionnement d’une association de concert si on la démolit systématiquement. Il faut donc simplement avoir le sentiment que l’on a une rubrique qui est importante. »
Jacques Lonchampt est né à Lyon le 10 août 1925. Il a passé son enfance entre Colmar, Charleville-Mézières, Dijon et Lyon. Au gré de ces nombreux déménagements dus au métier de son père, cadre à la Banque de France, l’enfant étudie le piano et le violon, privilégiant le solfège qu’il apprécie davantage que les instruments. Il voue également une véritable passion pour le scoutisme dans le cadre duquel il découvre sa vocation de journaliste en créant à Charleville le journal de sa patrouille. Au milieu de la guerre, après la mort de son père en 1941, il arrive à Lyon alors considérée comme la capitale intellectuelle de la zone libre, et où beaucoup de journaux s’étaient repliés en 1940, notamment Le Temps et Le Figaro. Il y découvre la critique littéraire et surtout musicale, vouant un culte à la musique, qu’il redécouvre à quinze ans par le biais du disque. En 1942, le film la Symphonie fantastique de Christian-Jaque dont le héros est Hector Berlioz, rôle tenu par Jean-Louis Barrault, le bouleverse et provoque en lui une véritable révolution. Avec des camarades de classe, il partage son amour pour la musique. Il fréquente des élèves du Conservatoire, assiste à tous les concerts possibles, et commence à écrire des commentaires sur les œuvres qu’il apprécie…
La revue des Jeunesses musicales de France fondée et dirigée par Jacques Lonchampt
A la Libération, à Lyon comme ailleurs en France, quantité de nouveaux journaux paraissent. Dès 1944 - il a dix-neuf ans -, Jacques Lonchampt commence sa carrière de critique musical, d’abord à Lyon libre, puis à La République et à L'Echo du Sud-Est, tout en poursuivant des études à l'université. Il passe toutes ses soirées à écouter de la musique à la radio et au disque, et à écrire. Il assiste également à de nombreux concerts, notamment à ceux de l’Orchestre de la Société Philharmonique de Lyon, dont il intègre le Chœur. A partir de 1946, il devient délégué à Lyon des Jeunesses Musicales de France, pour lesquelles il organise concerts et conférences. L’année suivante, il se rend à Paris pour devenir rédacteur en chef de la Revue des JMF. Il crée alors, avec le critique musical Emile Vuillermoz, à une époque où il n’existait encore pratiquement pas de revues musicales, le Journal musical français, qu'il dirige pendant douze ans. En 1960, Jacques Lonchampt reprend la direction artistique des disques Jéricho édités par les Dominicains du couvent de La Tour-Maubourg, puis, à partir de 1961, il devient chef du service des éditions du Cerf, maison littéraire appartenant aux mêmes Dominicains. Il allait occuper cette dernière fonction jusqu'en 1979.
Parallèlement, il reprend à partir de 1961 la rubrique musicale du quotidien Le Monde, où il succède à René Dumesnil. Il y effectuera l’essentiel de sa carrière de critique musical, jusqu'en 1991. Pour Le Monde, Jacques Lonchampt commente toute l’actualité musicale : disques, livres, concerts, spectacles lyriques, festivals. L'âge de la retraite venu, il regroupera une sélection de ses articles en quatre volumes ainsi que ceux d’Emile Vuillermoz qu’il publiera chez Plume et Lharmattan entre 1994 et 2006, ainsi qu'un ouvrage consacré aux Quatuors à cordes de Beethoven dont la première mouture était parue aux Editions des JMF avant d'être complétée et remise à jour en 1987 chez Arthème Fayard, tandis qu’il confiera au Cerf son édition des écrits de sainte Thérèse de Lisieux.
Un article de Jacques Lonchampt consacré à Partiels de Gérard Grisey paru dans le Monde daté 9 mars 1976 :
« [...] Grisey a pris sa revanche avec la création de Partiels pour dix-huit Instruments. Excellemment dirigés par Boris de Vinogradov, une partition très poétique et d’une merveilleuse écriture orchestrale. D’un triple raclement de contrebasse, encore noirci par le trombone (formule qui revient à de nombreuses reprises au début de l’œuvre) s’évadent des sons légers, une brise instrumentale, plus tard des sons plus chargés, très divers, souvent en harmoniques, et aussi des explosions harmonieuses, des enchaînements de timbres subtils libérant des rêves enclos. Un monstre aux cris affreux se réveille. Les cuivres rôdent en lumières phosphorescentes, les bois bruissent comme des mouettes, les cors claquent, les percussions frissonnent. Un vrai mystère passe derrière ces épisodes très purs qui s'achèvent avec des froissements de papier de verre sur les caisses ou du papier calque des partitions, quelques paroles et facéties bien innocentes encore qu'inutiles. »
« [...] Grisey a pris sa revanche avec la création de Partiels pour dix-huit Instruments. Excellemment dirigés par Boris de Vinogradov, une partition très poétique et d’une merveilleuse écriture orchestrale. D’un triple raclement de contrebasse, encore noirci par le trombone (formule qui revient à de nombreuses reprises au début de l’œuvre) s’évadent des sons légers, une brise instrumentale, plus tard des sons plus chargés, très divers, souvent en harmoniques, et aussi des explosions harmonieuses, des enchaînements de timbres subtils libérant des rêves enclos. Un monstre aux cris affreux se réveille. Les cuivres rôdent en lumières phosphorescentes, les bois bruissent comme des mouettes, les cors claquent, les percussions frissonnent. Un vrai mystère passe derrière ces épisodes très purs qui s'achèvent avec des froissements de papier de verre sur les caisses ou du papier calque des partitions, quelques paroles et facéties bien innocentes encore qu'inutiles. »
Il concevait son métier comme un art à part entière. « Le critique musical n’est pas là pour donner des coups de règle sur les doigts et pour compter les fautes. Bref, il n’est pas là pour faire le Beckmesser de la profession. C’est quelqu’un qui s’adresse à un public cultivé, en tous les cas qui s’intéresse à la musique et s’il lit un article c’est pour deux raisons. Ou bien il a assisté à un concert et il a envie de savoir ce que le critique qu’il connaît bien en pense. En ce cas, le critique doit lui apporter quelque chose qui n'est pas forcément le reflet de ce qu’il a lui-même pensé mais celui d’une expérience musicale, de ce que le critique a à dire par rapport à l’interprétation qui a été donnée de telle ou telle œuvre qui va confirmer ou infirmer l’opinion du lecteur ou surtout lui donner des impressions nouvelles, enrichir ce qu’il en sait. Ou bien - et c’est le cas le plus fréquent -, le lecteur n’a pas assisté au concert - s’il s’agit d’un opéra, il cherche à se déterminer avant d’aller à une prochaine représentation -, le critique doit alors mettre dans son article tout ce que peut souhaiter le lecteur, voire au-delà. C’est-à-dire, d’une part, des éléments descriptifs et informatifs sur l’œuvre en question, et, au-delà, des explications de l’auteur, s’il en a, mais en plus il doit, d'autre part, ajouter toute la richesse que lui-même est capable d'apporter à cette œuvre. C’est-à-dire il a écouté une œuvre, qui a suscité en lui un certain nombre de réactions, l’a amené à un monde de pensées, à un univers poétique, car tout un travail se fait dans la tête du critique que ce dernier doit restituer pour le lecteur. Je crois que c’est ce qui fait la richesse d’un article, et je pense que c’est ce qu’il faut arriver à viser : le critique se doit d’être lui-même interprète, au même titre qu’un chanteur dans un opéra ou un pianiste dans une sonate. Il doit recréer l’œuvre pour le lecteur. Il doit donc en donner un équivalent stylistique et un équivalent poétique. C’est en tout cas ce vers quoi il faut tendre au maximum. Pour une interprétation d’une œuvre classique par un soliste par exemple, pourquoi telle interprétation qui est très bien faite ne dit rien et pourquoi telle autre parle, c’est ce mystère qu’il faut arriver à décrypter et qu’il faut ensuite rendre. Je pense que le critique musical dans le meilleur des cas est également un recréateur, comme doit l’être un interprète. Voilà pourquoi un critique musical se doit d’être un écrivain. Il n’est pas là simplement pour dire "cette œuvre me plaît ou ne me plaît pas, cette œuvre est bien jouée ou ne l’est pas", non, il doit être capable d’apporter quelque chose… C’était je crois, en littérature, Léon Daudet qui disait qu’une critique doit toujours être au niveau de l’œuvre dont le critique parle. C’est certainement un peu prétentieux, et il n’est pas question pour un critique d’être du niveau de Stravinski ou de Messiaen ou d’un autre compositeur ou interprète, mais ce vers quoi il lui faut tendre : recréer, restituer ce qui peut être dans la tête du compositeur à partir d’une œuvre. Ce ne sera jamais la richesse de l’intégrale de l’œuvre mais ce peut être quelque chose de plus. Et je pense que c’est là que se situe le fondement de la critique. C’est grâce à cette exigence que des textes que l’on a écrit voilà longtemps peuvent continuer à vivre. Néanmoins, il ne s’agit pas de se demander ce que l’on va en penser dans vingt ans - il y a tellement de critiques musicaux qui se sont trompés -, mais de restituer quelque chose qui correspond probablement à la fois à la personnalité de l’œuvre et à celle du critique, et également à tout l’entourage. Il est certain que le milieu qui reçoit les œuvres sera différent vingt ans plus tard.
Jacques Lonchamps. Photo : (c) L'Harmattan
« Je me demande souvent, après une création, ce que donnera une œuvre écoutée vingt ans plus tard. Parfois - je pense au Canto sospeso de Luigi Nono -, quarante ou cinquante ans après sa première audition, l'œuvre est toujours aussi belle. Les festivals de musique contemporaine sont très intéressants de ce point de vue, parce que l’on y entend beaucoup de partitions nouvelles, et des différences s’établissent immédiatement entre elles. On s’enthousiasme pour certaines parce qu’on est au milieu de gens enthousiastes, avec qui on discute, etc., et l’on se demande malgré tout ce qui adviendra dans vingt ans de ces œuvres. De ce fait, les gens doivent pouvoir lire un article comme une œuvre littéraire ou poétique. Mais surtout, en évitant de faire de la littérature. Ce qui est assez complexe. C’est-à-dire que tout en écrivant du mieux possible, le critique doit éviter de se monter la tête en cédant à la facilité de la plume pour majorer les choses ou les minorer. Le critique doit donc garder un self-control sur son style. Ce qui, dans la vie courante, pose de véritables problèmes : faut-il écrire à chaud ou à froid ? Je dirai qu’il faut faire les deux à la fois.
« Après la création d’opéras qui a suscité en moi quantité de questions, il me fallait vite me déterminer, ce qui me conduisait à me retrouver rapidement seul à l'issue de premières représentations. J’avais en effet horreur de discuter avec d’autres critiques parce que l’on est systématiquement influencé par l’opinion des autres, du moins on est marqué d’une manière sensible par le jugement d'autrui, et il y a beaucoup de cas où l’on voit que les échanges entre critiques aboutissent à une sorte d’opinions moyennes qui en général n’ont aucune valeur. Les trois quarts du temps, j’allais travailler directement au Monde, et je ne rentrais chez moi que vers quatre heures du matin - il n’y avait pas d’ordinateur et d’Internet, à l’époque. Avant d’écrire ma première ligne, je reprenais mes notes, j’essayais de réfléchir pour me forger une opinion définitive qui soit à la fois chaude ou fraîche et réfléchie. Quelques fois, après une soirée éprouvante, il m’arrivait de n’avoir plus aucun style, de ne plus pouvoir écrire. En ce cas, il faut se rendre compte vers une heure du matin que cela ne va pas, rentrer chez soi et se relever à quatre heures du matin pour écrire le papier qu’il faut absolument pondre et c'est là que l'on se retrouve tout à fait au point, comme par miracle. »
A la fin de sa vie, Jacques Lonchampt était vice-président de la Médiathèque Musicale Gustav Mahler. Il est mort à Paris samedi 27 décembre 2014, dans sa quatre-vingt-dixième année.
Bruno Serrou
Voir sur le site de l’INA (Institut National de l’Audiovisuel) l’entretien filmé de 10h50mn qu’il m’accorda en 2005 pour l’INA, la SACEM et le ministère de la Culture et de la Communication : http://entretiens.ina.fr/consulter/Musique puis cliquer sur l’image de Jacques Lonchampt. ou :
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