Paris, Cité de la Musique, samedi 13 décembre 2014
Bernard Cavanna (né en 1951). Photo : (c) Archives du Conservatoire de Gennevilliers
Dans la continuité de son cycle « Guerre
et paix » proposé à l’occasion du centenaire du début de la Première
Guerre mondiale (voir le compte-rendu du concert du 10 novembre 2014, http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/11/deux-femmes-olga-neuwirth-et-marzena.html),
la Cité de la Musique a invité l’Ensemble Ars Nova et à son directeur musical Philippe
Nahon à donner à Paris un concert monographique consacré au compositeur Bernard
Cavanna.
Bernard Cavanna (né en 1951). Photo : (c) Bernard Cavanna
Né le 6 novembre 1951 à
Nogent-sur-Marne, Bernard Cavanna est sans doute l’un des créateurs français
contemporains les plus attachants, sensibles et pudiques qui se puisse rencontrer. Ce qu’il dissimule
derrière un côté volontiers iconoclastes et provocateur. Il aime composer pour
ses proches, comme Noëmi Schindler (violon), Emmanuelle Bertrand (violoncelle),
Hélène Desaint (alto), Pascal Contet (accordéon), Philippe Nahon ou Pierre
Roullier (chefs d’orchestre), des ensembles comme 2e2m et Ars Nova, etc. Ce qu’attestent
les dédicaces des trois œuvres figurant au programme de samedi dernier, Karl Koop Konzert pour accordéon et
ensemble dédié à Pascal Contet, Trois
Strophes sur le nom de Patrice
Lumumba pour alto et ensemble dédiées à Hélène Desaint, et A l’agité du bocal pour trois ténors et
ensemble dédié entre autres à Philippe Nahon, l’ensemble Ars Nova et la
violoniste Noëmi Schindler. Trois œuvres conçues dans les années 2007-2014 aux
élans dramatiques couvrant trois décennies, l’Allemagne de 1930, la France collaborationniste
de 1940 et la terreur de l’Afrique postcoloniale de 1960…
l'accordéon de Pascal Content, Karl Koop Konzert de Bernard Cavanna. Photo : DR
Karl Koop Konzert
Ces trois œuvres étonnantes
peuvent déconcerter certains quant au fond et à la forme, mais ne laissent
personne indifférent. Reflets de la personnalité sans concession de leur auteur,
elles ne doivent rien à personne, pas même lorsqu’elles empruntent au passé ou le
parodient. Du nom du grand-père maternel du compositeur, accordéoniste, composé
à la demande de Pascal Contet en 2008 pour grand orchestre puis revu en 2012
pour ensemble de quinze instrumentistes (flûte, saxophone, cornemuse, clarinette,
basson/contrebasson ad libitum,
cor/trompe de chasse en ré, trompette/petite trompette en si bémol, trombone,
tuba, percussion, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse), Karl Koop Konzert est sous-titré
« comédie pompière, sociale et réaliste ». S’y instaure une véritable
joute entre l’accordéon, instrument qui occupe une place singulière dans la création
de Cavanna, et le tutti. Un accordéon
dédoublé, puisque le soliste joue alternativement de deux instruments, l’un
musette « bien désaccordé », l’autre de concert, le « noble
accordéon ». Chacun des quatre mouvements aux titres suggérant un climat
de fête populaire - Musette, Sans flonflon, Galop pompier, La fin du bal
-, enchaînés sans interruption, met en exergue l’une ou l’autre
caractéristiques de l’instrument soliste (stéréophonie des deux claviers,
souffle, technique « bellow shakre »
(1), etc.), tandis que l’orchestration introduit au sein des instruments
peu courus comme trompe de chasse et cornemuse, et que sonorités et timbres de l’accordéon
fusionnent avec ceux des divers pupitres de l’orchestre. Pascal Contet a tenu
sa partie avec sa maîtrise et sa musicalité coutumières, c’est-à-dire à leur
plus haut degré d’exigence, tandis que, dirigés avec sobriété par Philippe
Nahon, les musiciens d’Ars Nova, Noëmi Schindler en tête, ont jouté avec jubilation
avec le soliste.
Patrice Emery Lumumba (1925-1961) entre les mains de ses tortionnaires en janvier 1961. Photo : DR
Trois Strophes sur le nom de Patrice Lumumba
Conçues parallèlement au concerto
pour accordéon pour l’altiste Hélène Desaint, les Trois Strophes sur le nom de Patrice Lumumba sont un lointain écho de
la violence du complot dont a été victime le héros de l’indépendance du Congo belge
devenu premier ministre de la jeune République démocratique du Congo, violemment
arrêté, puis lynché et assassiné le 17 janvier 1961 à Elisabethville au Katanga à
la suite d’un coup d’Etat perpétré par les forces conjuguées de conjurés
congolais, sous la conduite du colonel Mobutu, de la Belgique et de la CIA américaine.
Ces événements ont laissé une trace indélébile dans l’esprit de l’enfant de
neuf ans qu’était alors Bernard Cavanna, pour la première fois consciemment confronté
à la violence de la politique. Les deux premières des trois strophes (Modéré - Très vif - Lent) que l’œuvre
enchaîne se fondent sur les intervalles et leurs renversements formés à partir
des lettres du nom de Patrice Emery Lumumba selon la notation allemande, tandis
que la troisième, conformément aux principes de l’alphabet morse, est une suite
de longues et de brèves énonçant également les prénoms et nom de Lumumba. Aussi
austère que puisse apparaître cette structure, l’œuvre elle-même, qui requiert
en plus de l’alto solo, une viole de gambe, deux contrebasses, une harpe et des
timbales, est d’une vibrante intensité. A la violence parfois hallucinée des deux
parties initiales répond le lyrisme intense d’une vocalité saisissante de l’alto
solo dans le finale dont l’expressivité embrasse l’Humanité entière. L’interprétation
de sa dédicataire, Hélène Desaint, musicienne proche du compositeur, en a extrait
la sensibilité, la force et le lyrisme sincère de cette partition dont le
finale est tout simplement poignant.
Louis Ferdinand Céline (1894-1961) cible de Jean-Paul Sartre dans Portrait d'un antisémite (1945). Photo : DR
A l’agité du bocal
La troisième partition de Bernard
Cavanna proposée samedi Cité de la Musique, la plus attendue du programme mais
aussi la plus controversée du compositeur à ce jour, puisqu’il s’est agi d’une
première audition parisienne d’une grande page de trois quarts d’heure composée
en 2010 sur un texte d’un auteur fort discuté, mort la même année que Patrice
Lumumba, Louis-Ferdinand Céline (1894-1961), fruit d’une commande d’Etat créée
le 7 mars 2012 au TAP de Poitiers pour le cinquantième anniversaire de l’Ensemble
Ars Nova, et révisée en 2014. A la fois riche, vive et pleine d’humour caustique
et d’autodérision, la présentation publique par Bernard Cavanna de cette œuvre sciemment
provocatrice avant son exécution n’aura pas réfréné les réactions plus ou moins
virulentes qui ont suscité le débat autour du texte mis en musique par le compositeur.
Ce dernier a en effet porté son dévolu sur une lettre ouverte de Céline publiée
en novembre 1948 sous le titre Lettre de
Céline sur Sartre et l’existentialisme en réponse à un libelle de Jean-Paul
Sartre paru en 1945 dans la revue les
Temps modernes intitulé Portrait d’un
antisémite, au moment où Céline risquait d’être condamné à mort par les
tribunaux de l’épuration. Le titre exact de cette virulente diatribe contre
celui qui l’avait désigné à la vindicte populaire était en fait A l’agité du bocal.
Jean-Paul Sartre (1905-1980), cible du pamphlet de Luis-Ferdinand Céline A l'agité du bocal (1948). Photo : DR
Le texte de Céline commence par
ces lignes : « Je ne lis pas
grand-chose, je n’ai pas le temps. Trop d’années perdues déjà en tant de
bêtises et de prison ! Mais on me presse, adjure, tarabuste. Il faut que je
lise absolument, paraît-il, une sorte d’article, le Portrait d’un Antisémite, par Jean-Baptiste Sartre (Temps
modernes, décembre 1945). Je parcours ce
long devoir, jette un œil, ce n’est ni bon ni mauvais, ce n’est rien du tout,
pastiche... une façon de "Lamanièredeux"... Ce petit J.-B. S. a lu l’Etourdi, l’Amateur de Tulipes, etc. Il s’y est pris, évidemment, il n’en
sort plus... Toujours au lycée, ce J.-B. S. ! Toujours aux pastiches, aux "Lamanièredeux"...
La manière de Céline aussi... et puis de bien d’autres... "Putains",
etc... "Têtes de rechange"... "Maia"... Rien de grave, bien
sûr. J’en traîne un certain nombre au cul de ces petits
"Lamanièredeux"... Qu’y puis-je ? Etouffants, haineux, foireux,
bien traîtres, demi-sangsues, demi-ténias, ils ne me font point d’honneur, je n’en
parle jamais, c’est tout. Progéniture de l’ombre. Décence ! Oh ! je ne
veux aucun mal au petit J.-B. S. ! Son sort où il est placé est bien assez
cruel ! Puisqu'il s’agit d’un devoir, je lui aurais donné volontiers sept sur
vingt et n’en parlerais plus...» (2). Toujours outrancier dans le choix de
ses mots, Céline utilise dans sa lettre des termes crus et d’une violence
inouïe parmi lesquels « petit
bousier », « satanée petite
saloperie gavée de merde, tu me sors de l’entre-fesse pour me salir au
dehors ! » ne sont pas les plus provocants. Quoi qu’il en soit, voilà
qui est fort complexe à mettre en musique, et pas même le rappeur le plus
contestataire ne songerait à s’y abandonner, même si d’aventure il aurait
entendu parler de Céline…
Couverture de l'édition originale de A l'agité du bocal de Louis-Ferdinand Céline. Photo : DR
Ecrivain de génie comptant parmi les plus grands auteurs de la littérature française, élevant le langage courant au style le plus noble,
Céline est aussi l’un créateurs les plus contestés sur le plan humain. Sa
pensée pessimiste marquée par un fort nihilisme, l’a conduit jusqu’à l’abjection
d’un antisémitisme indigne et funeste qu’il exprime dans des pamphlets publiés
dans les années 1930 et qui le conduira l’Occupation venue à se rapprocher de
la Collaboration mais sans y adhérer vraiment. Contrairement à un Robert Brasillach
fusillé le 6 février 1945 à l’âge de trente-cinq ans, Céline échappe au peloton
d’exécution et, après un exil de cinq ans au Danemark, il est condamné à un an
de prison et à la confiscation de la moitié de ses biens, peines amnistiées le
20 avril 1951 au titre de « grand invalide de guerre »… A ceux qui
lui reprochent d’avoir porté son dévolu sur ce pamphlet de deux pages écrites « d’une
main meurtrie et violente à l’encontre de Jean-Baptiste Sartre, l’écrivain venu
en “résistance“ sur le tard à Saint-Germain-des-Prés » (Bernard Cavanna),
le compositeur répond qu’il a longtemps hésité avant d’aborder cette mise en
musique. « Je sais que durant la dernière guerre, contrairement à ce que
Céline affirmait, il fut actif, en écrivant au courrier des lecteurs [de
journaux comme] Je suis partout, la Gerbe, Au pilori… Je suis assez lucide sur ce personnage. Je n’ignore pas
non plus que ses écrits ont contribué à forger des opinions détestables,
criminogènes et génocidaires. Je ne suis pas, pourtant, antisémite (plutôt
philosémite !) et je me permets de vous avouer que je suis même membre du
Parti communiste depuis plus de quinze ans. »
Concert Bernard Cavanna, Cité de la Musique, par l'Ensemble Ars Nova. Photo : (c) Alexis Savelief
« La problématique Sartre-Céline ne m’a pas bien
intéressé pour mettre ce pamphlet en musique, précise Cavanna. Je n’ai aucun
compte à régler avec Sartre, tout comme Céline n’a pas besoin de moi pour que
sa littérature s’impose. Mon projet fut essentiellement d’amplifier (au mieux)
la violence du texte et d’agir sur elle jusqu’à la démesure et la saturation
(pour reprendre un mot à la mode). » Divisé en vingt-neuf sections
musicales, le texte de Céline est confié à trois ténors, l’un aigu à la limite
du contre-ténor, l’autre lyrique, le troisième fort-ténor au registre grave
barytonant, tandis que l’ensemble instrumental requiert dix-huit musiciens,
dont plusieurs apparaissent rarement dans les nomenclatures orchestrales - clarinette/petite
clarinette/clarinette basse, saxophone soprano/alto/ténor, cor/trompe en ré, trompette/petite
trompette/trompette à coulisse, trombone, tuba, deux cornemuses écossaises,
accordéon, cymbalum, orgue de barbarie, deux percussionnistes, violon, alto,
violoncelle, deux contrebasses dont une à cinq cordes. Le plus ahurissant est
que Cavanna réussit à réaliser une œuvre jubilatoire à partir de ces
monstruosités qu’il fait crier et chanter par ses interprètes tout en les noyant
de temps à autres sous un halo instrumental touffu à la façon d’un Beethoven -
toute proportion gardée, bien sûr - couvrant avec son orchestre les mots « Et unam, sanctam,
cathόlicam et apostόlicam Ecclesiam » (Je
crois en l’Eglise, une, sainte, catholique et apostolique) du Credo de sa Missa Solemnis. Regarder les musiciens jouer cette partition avec
un bonheur non feint participe au plaisir pris à son écoute agrémentée par les
timbres colorés et contrastés d’instruments à l’homogénéité improbable, comme l’orgue
de barbarie placé côté jardin et utilisé tel un continuo tenu d’une main souple
et le sourire continuellement accroché aux lèvres par Pierre Charial auquel l’accordéon
de Dorine Duchez fait contrepoids à jardin, ainsi que les deux cornemuses (Mickaël
Cozien et Quentin Viannais) placées elles aussi à jardin mais en fond de
plateau, tandis que le cymbalum de Mihaï Trestian a clairement donné une
résonnance cristalline à la partition aux colorations généralement sombres.
Philippe Nahon et Bernard Cavanna. Photo : (c) Ensemble Ars Nova
Le
texte si discuté, tant pour ce qui concerne son auteur et le discours haineux
qu’il contient, que pour avoir été choisi par le compositeur pour être mis en
musique, a été « défendu » avec un engagement et une violence idoine
par Christophe Crapez, Paul-Alexandre Dubois et Euken Ostolaza dont les voix se
sont fondues en un alliage d’un subtil métal. Le geste toujours légèrement
métronomique mais la tenue inlassablement décontractée, Philippe Nahon dirige
la musique de Bernard Cavanna comme s’il chantait dans son jardin.
Bruno Serrou
1) Effet de va-et-vient rapide du soufflet tout en tenant une
note ou un accord
2) Editions Gallimard, La Pléiade
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire