mercredi 22 juillet 2020

Le Greek National Opera (Opéra National de Grèce) et Anita Rachvelishvili font souffler un vent d’optimisme sur l’Acropole

Grèce. Athènes. Agora romaine. « Toute la Grèce est une culture ». Samedi 18 juillet 2020

Athènes. L'Acropole. Le temple d'Athéna. Photo : (c) Bruno Serrou

Erigée en modèle dans sa lutte contre la Covid-19, la Grèce reste vigilante cet été face à une reprise possible de la pandémie, contingentant ses rendez-vous culturels et touristiques

Athènes. Entrée de l'Acropole. Vue sur Athènes et sur le golfe Saronique et Le Pyrrhée. Photo : (c) Bruno Serrou

Athènes, sans ses millions de touristes qui s’épandent chaque année sur ses nombreux sites archéologiques et dans ses rues colorées, est étonnamment calme en cet été 2020. Il est pourtant simple d’y entrer, tant les formalités sont réduites, seuls étant demandés de répondre à un questionnaire de santé sur l’honneur et de communiquer un lieu de résidence.

Athènes. Entrée de l'Acropole. Photo : (c) Bruno Serrou

« La covid-19 nous a contraints à annuler la moitié de la saison, regrette Giorgos Koumendakis, directeur général de l’Opéra National de Grèce. Nous avons perdu beaucoup de recettes de billetterie, mais nous avons réussi à maintenir le théâtre vivant pour garder tout notre personnel. Tout le monde a été payé normalement, il n’y a pas eu de licenciements, tous les contrats ont été honorés. Jusqu’à maintenant, nous avons réussi à assurer notre personnel de leurs revenus, et nous espérons que nous n’aurons pas une seconde vague, parce que ce serait sinon très difficile, et il nous faudrait voir comment nous survivrons. Mais pour l’instant, si tout va bien, nous pensons que cela devrait aller pour l’année prochaine, même si nous sommes obligés de limiter les jauges pour assurer la distanciation sociale. »

Athènes. Le Théâtre de l'Odéon d'Hérode Atticus. Photo : (c) Bruno Serrou

Festival d’Athènes et « Toute la Grèce et sa culture »

L’un des plus anciens festivals d’Europe qu'est celui d’Athènes créé en 1955, a considérablement réduit son offre, se concentrant sur deux lieux emblématiques, les Théâtres de l’Odéon d’Hérode Atticus sur le flanc sud de l’Acropole, et d’Epidaure pour quatorze spectacles de musique et de théâtre de productions grecques, au lieu des soixante-dix initialement venant de Grèce et de l'étranger, mille quatre cents artistes en provenance de quatorze pays étant invités à l’origine. Traditionnellement, c’est l’Opéra National de Grèce qui ouvre et qui clôt la manifestation entre début-juin et mi-août, ce qui n’est pas le cas cette année, l’unique institution lyrique hellénique ne donnant que deux soirées de gala (1)

Athènes. L'Agora romaine. Photo : (c) Andreas Simopoulos / Opéra National d'Athènes

Mais c’est dans l’Agora romaine que l’Orchestre de l’Opéra National s’est produit en plein air le 18 juillet devant un parterre d’invités du monde médical, infirmiers, médecins, chercheurs, en présence de la Présidente grecque Ekaterini Sakellaropoulou et de son premier ministre Kyriakos Mitsotakis pour un hommage aux personnels soignants en première ligne face à la covid-19. Ce n’est donc pas dans le cadre du Festival d’Athènes que ce concert a été donné, mais sous l’intitulé « Toute la Grèce est une culture », qui associe jusqu’à mi-septembre répertoires classiques et création contemporaine. Ce concert a été l’occasion de la première prestation publique de l’Opéra depuis le 5 mars, avec pour Guest star la mezzo-soprano géorgienne Anita Rachvelishvili, qui devait faire en mai dernier à l’Opéra National de Grèce sa prise de rôle dans Charlotte de Werther de Jules Massenet. 

Athènes. L'Acropole vue depuis l'Agora romaine. Photo : (c) Bruno Serrou

« Le confinement m’a touchée à Berlin un soir de mars peu avant le début de l’antépénultième représentation de la nouvelle production de Carmen avec Daniel Barenboïm, se souvient la cantatrice qui a renoncé à son cachet à Athènes. Cette représentation a été retransmise dans le monde entier mais sans public dans la salle, sensation curieuse avec le silence pour tout écho. Beaucoup de choses passionnantes auxquelles je tenais particulièrement ont été annulées. Mais cela m'a permis de profiter de ma famille, du calme et de mon jardin, ce qui ne m'était pas arrivé depuis 14 ans. Les prochains mois vont être difficiles, bien que l’activité reprenne peu à peu en Europe. C’est la première fois que je rechante en public ce 18 juillet, et je me sens particulièrement en forme. »

Récital Anita Rachvelishvili

Anita Rachvelishvili, Lukas Karytinos et l'Orchestre de l'Opéra National de Grèce. Photo : (c) Andreas Simopoulos / Opéra National de Grèce

De fait, Anita Rachvelishvili a enthousiasmé un public, qui la connaît déjà pour l’avoir appréciée dans Carmen en 2018, qui l’attendait en mai dernier en Charlotte de Werther et qui a du coup accueilli sa prestation avec un enthousiasme libérateur, à l’instar de ce qu’a connu l’Orchestre de Paris le 6 juillet pour son retour à la Philharmonie de Paris. Enchaînant airs moins connus et célébrissimes, mais toujours dans le répertoire belcantiste des XIXe et XXe siècles (airs d’Eboli de Don Carlos de Verdi, de Sapho de l’opéra éponyme de Gounod, de Dalila de Samson et Dalila de Saint-Saëns, et de la Princesse de Bouillon d’Adriana Lecouvreur de Cilea) ponctués d’intermèdes orchestraux extraits de Médée de Cherubini, Adriana Lecouvreur de Cilea, Le Prophète de Meyerbeer, Samson et Dalila de Saint-Saëns et Luisa Miller de Verdi. Le tout dirigé avec allant par le chef athénien Lukas Karytinos, directeur musical de l’Opéra National de Grèce de 1985 à 2020, à qui l’orchestre dont il a été le patron pendant trente-cinq ans a répondu à la moindre de ses sollicitations avec une dextérité sans faille s’illustrant par sa souplesse et une sereine homogénéité. 

Anita Rachvelishvili et l'Orchestre de l'Opéra Natrional de Grèce. Photo : (c) Andreas Simopoulos / Opéra National de Grèce

La voix de la mezzo-soprano géorgienne a conquis par son grain sombre et moelleux, son art de la nuance, le velours de son timbre, sa musicalité rayonnante, sa maîtrise de l’italien et du français - « deux langues que tout oppose, confirme-t-elle, l’une naturellement chantante, l’autre assurément la plus difficile à maîtriser entre toutes, particulièrement pour ce qui concerne l’articulation, surtout quand il s’agit de chanter devant un public français, qui ne pardonne pas » -, ajoutant en fin de programme les trois airs les plus fameux de Carmen de Bizet. Seule restriction, ses effets excessifs de poitrine dans sa quête du registre grave que compense une vocalité flexible.

L’Opéra national de Grèce

Athènes. Entrée de l'Opéra National de Grèce. Photo : (c) Bruno Serrou

Première institution culturelle de Grèce, subventionnée par l’Etat pour 12,5 millions d’euros (sans comparaison avec l’Opéra de Paris, qui reçoit du gouvernement français 100 millions d’euros), soutenue par la Fondation Stavros Niarchos à hauteur de 5 millions d’euros (4 millions de recettes propres, 2 millions de sponsors, deux postes mis à mal par le coronavirus), l’Opéra National de Grèce est installé dans un vaste centre culturel du sud d'Athènes, à Kallithéa, conçu par l’architecte du Centre Pompidou à Paris, l’Italien Renzo Piano, qui héberge également la Bibliothèque Nationale. Dès son ouverture en 2017, les Athéniens se le sont appropriés pour y déambuler en famille et y admirer depuis les terrasses la vue sur le golfe Saronique d’un côté et sur Athènes et l’Acropole de l’autre.

Athènes. L'Opéra National de Grèce (à gauche) et la Bibliothèque Nationale de Grèce (à droite). Photo : (c) Bruno Serrou

Avec le soutien de la Fondation Stavros Niarchos, l’Opéra peut ainsi proposer une programmation dense et audacieuse et faire appel aux grands noms de l’art lyrique, chanteurs, chefs d’orchestre, metteurs en scène. En trois ans et demi, son directeur général, le compositeur Giorgos Koumendakis, ex-pensionnaire de la Villa Médicis, l’unique institution lyrique grecque a tissé des liens avec plusieurs institutions, dont l’Opéra Comique à Paris, le Covent Garden de Londres, La Monnaie de Bruxelles, les Opéras de Copenhague, de Göteborg et d’Helsinki, les Festivals d’Aix-en-Provence, de Baden-Baden et de Pesaro... 

Giorgos Koumendakis, directeur général de l'Opéra National de Grèce. Photo : (c) Andreas Simopoulos / Opéra National de Grèce

« Avec la grande salle à l’italienne de mille quatre cents places et la salle modulable de trois cent cinquante places, dite salle alternative (ndr : ce dont rêvait Pierre Boulez pour l’Opéra Bastille en 1989), nous pouvons donner trois cents représentations par an, de la musique ancienne à la création contemporaine, à raison de seize productions dont neuf nouvelles dans la grande salle, et vingt-cinq dans la salle alternative, la plupart de ces dernières étant des créations, se félicite Koumendakis. Les Grecs, qui sont très ouverts, s’intéressent particulièrement à la création, même si ce n’est pas le grand public, contrairement à la grande salle, qui attire un auditoire plus populaire, même si nous y donnons beaucoup d’œuvres du XXe siècle. » L’Opéra de Grèce, qui accueille plus de trois cents mille spectateurs par an, compte six cent cinquante salariés, dont un orchestre de cent musiciens, un chœur et un ballet de soixante membres chacun, quarante élèves de l’école de danse, cent enfants de la maîtrise, une troupe de seize jeunes chanteurs, des ateliers de décors et de costumes, des équipes pédagogiques, vidéo, Internet...

Athènes. Opéra National de Grèce. La salle, le cadre de scène et le plateau. Photo : (c) Bruno Serrou

La programmation de l’Opéra couvre tout le répertoire, du baroque au contemporain. « En  fait nous construisons un vrai répertoire, confie Koumendakis. Dès le début de mon contrat, j’ai voulu combler les vides avec ce qu'il était impossible de faire dans l’ancienne salle de sept cents places où Maria Callas fit ses débuts à l’âge de 18 ans en 1941 dans Tosca de Puccini, qui disposait d'une scène plus petite que la nouvelle salle alternative. Le répertoire était donc réduit, et il nous a fallu faire prendre conscience au public grec que l’opéra ne se limite pas aux vingt titres qui leur étaient alors familiers, et que l’opéra s’est toujours identifié à l’histoire artistique et culturelle de l’Europe. Il était donc nécessaire d’ouvrir le répertoire dans toute son envergure, jusqu’au XXIe siècle inclus. Seuls étaien possibles jusqu'n 2017 les opéras de Mozart, Rossini, Bellini, Donizetti, qui étaient à l’échelle de l’ancienne salle, ainsi que les Verdi et Puccini que l’on pouvait monter dans le grand théâtre romain de l’Odéon d’Hérode Atticus et dans le Megaron Concert Hall. »

Athènes. Opéra National de Grèce. La salle vue du plateau. Photo : (c) Bruno Setrou

« Pour que l’opéra soit un art vivant, poursuit Giorgos Koumendakis; nous passons beaucoup de commandes parce qu’il est indispensable de créer un nouveau répertoire. Nous développons aussi une collaboration avec des metteurs en scène de renom et des jeunes de grand talent pour de nouvelles productions, et nous avons mis en place une politique de coproductions internationales de plus en plus poussée. Ainsi, nous avons douze coproductions nouvelles d’ici à 2023 avec l’Opéra de Barcelone, le Théâtre de La Monnaie de Bruxelles, la Salle Favart à Paris, le Festival d’Aix-en-Provence, l’Opéra de Munich, l’Opéra de Paris (projet Callas), le Festival Pesaro, l’Opéra du Danemark (Don Giovanni), l’Opéra d’Helsinki… Ce qui est bien pour le rayonnement d’Athènes. »

Athènes. Opéra National de Grèce, la salle modulable dite "alternative". Photo : (c) Bruno Serrou

La programmation intègre également les grandes célébrations grecques. « Cette année, nous fêtons les quatre-vingts ans de la fondation de l’Opéra National de Grèce, et l’année prochaine ce sera le bicentenaire de l’indépendance de la Grèce, énonce Koumendakis. La plupart des trente-cinq productions présentées seront inédites, au nombre de trente-cinq réparties entre les deux scènes, avec plusieurs commandes qui plongeront dans l’émergence des consciences nationales aux XIXe et XXe siècles dans la lignée de la Révolution française de 1789, occasion d’évoquer l’histoire de l’Europe des deux derniers siècles, du XIXe au XXIe, pour aborder toutes les libérations nationales et la montée de l’esprit des nationalités, l’Italie, les Etats-Unis, la Tchéquie, la Belgique, la Pologne, etc. Le fil conducteur est l’histoire de la prise de conscience nationale. Nous avons aussi commandé à un compositeur turc, à qui nous avons demandé de se plonger dans l’indépendance de la Grèce du point de vue de son ex-occupant. Une telle densité de programmation est une question d’organisation, parce que la même chose en France, par exemple, coûterait beaucoup plus cher. »

Bruno Serrou

1) Galas les 26 et 28 juillet 2020 retransmis sur le site de l’Opéra, Festival d’Athènes, Facebook, Twitter. Tel. : +30 210 3272000. nationalopera.gr/en ; greekfestival.gr

 


samedi 11 juillet 2020

L’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä, son directeur musical désigné, font une réouverture enthousiasmante de la Philharmonie après cinq mois sans public

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Jeudi 9 juillet 2020

Klaus Mäkelä et l'Orchestre de Paris, jeudi 9 juillet 2020. Photo : (c) Mathias Benguigui Pasco & Co / Orchestre de Paris

Rendez-vous d’importance le 9 juillet à la Philharmonie de Paris : c’était en effet le premier concert public de l’Orchestre de Paris après presque cinq mois de silence forcé. Mais pour une seule soirée en clôture d’une saison 2019-2020 sérieusement amputée…

Klaus Mäkelä et l'Orchestre de Paris, jeudi 9 juillet 2020. Photo : (c) Mathias Benguigui Pasco & Co / Orchestre de Paris

Ce concert exceptionnel de l’Orchestre de Paris a marqué la réouverture au public de la Philharmonie de Paris après dix-sept semaines de fermeture due à la covid-19, le dernier concert en date de l’orchestre parisien remontant au 5 mars sous la direction du Finlandais Esa-Pekka Saraste. C’est dire combien après une si longe privation le public mélomane était heureux de retrouver sa salle emblématique de la musique qu’est la Philharmonie voulue par Pierre Boulez. Les contraintes sanitaires (demi jauge, soit mille deux cents spectateurs au lieu de deux mille quatre cents, un siège sur deux occupé, port du masque obligatoire, contact réduit avec les ouvreurs, pas d’entracte) n’ont en rien entaché l’enthousiasme du public (au sein duquel la maire de Paris Anne Hidalgo et son adjoint à la Culture), qui, après un discours de bienvenue du président de la Philharmonie, Laurent Bayle, a réservé aux musiciens de l’Orchestre de Paris durant leur installation une très longue ovation ravivée par l’entrée du chef d’orchestre finlandais tout juste nommé conseiller artistique et futur directeur artistique de l’Orchestre de Paris, Klaus Mäkelä.

Klaus Mäkelä et l'Orchestre de Paris, jeudi 9 juillet 2020. Photo : (c) Mathias Benguigui Pasco & Co / Orchestre de Paris

Trois semaines après sa nomination comme directeur musical de l’Orchestre de Paris, Klaus Mäkelä se produisait sur la scène de la Philharmonie, qui s’ouvrait après quatre mois sans spectateurs. Cette fois, le public était donc bel et bien là, et, privé de musique vivante depuis bien trop longtemps, il s’est montré plus enthousiaste que jamais, pressé d’étancher enfin sa soif, au point que les musiciens de l’Orchestre de Paris en ont été transcendés par l’attente fervente de son auditoire. La Philharmonie et autres salles de concerts et d’opéras n’ont donc pas à s’inquiéter du retour ou non du public en septembre, si bien sûr la pandémie de la covid-19 ne reprend pas sa course folle. Soirée singulière aussi parce qu’il s’est agi du premier concert avec tous les pupitres d’un orchestre (à l’exception des trombones et de la percussion seulement représentée par une paire de timbales placée côte cour à gauche des deux trompettes tandis que les six contrebasses étaient disposées façon viennoise, c’est-à-dire au fond de l’orchestre au centre), avec les soixante-trois musiciens requis par la partition de la Septième Symphonie de Beethoven et disposant de pupitres individuels afin de faciliter la distanciation dite « sociale »…

Klaus Mäkelä et l'Orchestre de Paris, jeudi 9 juillet 2020. Photo : (c) Mathias Benguigui Pasco & Co / Orchestre de Paris

Ce rendez-vous marquait en effet la deuxième prestation du chef désigné un an tout juste après sa première apparition en juin 2019. Impressionnantes « fiançailles » de l’Orchestre de Paris avec son directeur musical désigné. A 24 ans, ce chef n’a rien d’un chien fou. Il mène ses troupes avec une extraordinaire vivacité, mais sans précipitation. A son jeune âge, il s’impose par sa précision, le contrôle incroyable de sa gestique, sa maîtrise exceptionnelle du discours, du rythme, du temps, de l’espace, de la couleur. Les voix sont clairement différenciées, les lignes aérées, l’harmonie est luxuriante. Il n’en fait jamais trop, au contraire, il sait laisser à l’orchestre la bride sur le cou. Il atteste ainsi d’une grande maturité... Cinq minutes d’applaudissements avant le début du concert ; sept minutes à la fin interrompues par Philippe Aïche, premier violon de l’orchestre. Un programme (Ravel Le tombeau de Couperin, Beethoven Septième Symphonie) sans originalité a priori, mais le talent du chef et l’engagement de l’orchestre ont donné à ces œuvres archi rabâchées un élan et une vigueur pour le moins enthousiasmants. 

Klaus Mäkelä et l'Orchestre de Paris, jeudi 9 juillet 2020. Photo : (c) Mathias Benguigui Pasco & Co / Orchestre de Paris

L’entente de l’orchestre et de son jeune chef, qui prendra officiellement ses fonctions de directeur musical le 1er septembre 2022, est patente. Le sourire et l’enthousiasme des musiciens n’étaient pas dus au seul plaisir de se retrouver ensemble entourés de leur public. « Cet orchestre a une longue et fascinante tradition, se félicite Klaus Mäkelä. Les musiciens ont remplacé leurs aînés au fil du temps au contact de ceux encore en poste à leur arrivée. Les jeunes se sont ainsi forgés à la tradition, tout en apportant quelque chose de neuf. En outre, cet orchestre est très flexible, et ce que j’aime le plus chez lui est son extrême sensibilité et sa discipline. Je sais aussi que je peux lui apporter quelque chose de neuf, ce qui est important parce qu’avec une telle tradition il y a la possibilité de développer différentes façons de jouer, des styles baroques aux contemporains, ce qui est pour moi à la fois un grand plaisir et un grand honneur. Un orchestre pour un chef est une grande famille, il nous faut respirer ensemble, ressentir la même chose au même moment. »

Bruno Serrou

Le concert est disponible en streaming sur Internet sur live.philharmoniedeparis.fr. Prochains concerts de l’Orchestre de Paris les 9 et 10 septembre www.orchestredeparis.com/fr

vendredi 10 juillet 2020

Entretien : Klaus Mäkelä, prodige de la direction d’orchestre, directeur musical désigné de l'Orchestre de Paris

Klaus Mäkelä et l'Orchestre de Paris, jeudi 9 juillet 2020. Photo : (c) Mathias Benguigui Pasco & Co / Orchestre de Paris

A 24 ans, Klaus Mäkelä vient d’être nommé directeur musical de l’Orchestre de Paris. Il prendra officiellement ses fonctions le 1er septembre 2022, mais il est d’ores et déjà conseiller artistique de la phalange parisienne qu'il a dirigée pour la première fois en juin 2019. Né le 17 janvier 1996 à Helsinki dans une famille de musiciens - son père et son grand-père sont violonistes, sa mère pianiste -, chef d’orchestre et violoncelliste, il entre à 12 ans dans la fameuse Académie Sibelius d’Helsinki où il est l’élève du compositeur chef d’orchestre et célèbre pédagogue de la direction Jorma Panula, et de Marko Ylönen pour le violoncelle. Très tôt, il se produit comme soliste, invité par tous les orchestres de Finlande. Il fait ses débuts de chef en 2017 avec l’Orchestre Symphonique de la Radio suédoise dont il devient l’année suivante principal chef invité. En 2018, il est nommé chef principal et conseiller artistique de l’Orchestre Philharmonique d’Oslo dont il prend la direction musicale le 1er septembre 2020. Depuis 2018, il est également artiste associé de la Tapiola Sinfonietta et depuis 2019 directeur artistique du Festival de Turku. Depuis lors, il est invité dans le monde entier, au Japon, aux Etats-Unis et en Europe (Allemagne, France, Grande-Bretagne, Hollande, Norvège, Suède). Je l’ai rencontré pour le quotidien La Croix à l’issue de la seconde répétition du concert qu’il a dirigé jeudi 9 juillet 2020, premier rendez-vous de l’Orchestre de Paris avec son public après près de cinq mois de silence forcé pour cause de confinement dû à la pandémie de la Covid-19, en clôture d’une saison 2019-2020 sérieusement amputée…

Klaus Mäkelä et l'Orchestre de Paris, jeudi 9 juillet 2020. Photo : (c) Mathias Benguigui Pasco & Co / Orchestre de Paris

Bruno Serrou : Etre nommé à 24 ans à la tête de l’Orchestre de Paris, quel est votre ressenti, sachant que vous vous inscrivez dans l’héritage des André Cluytens, Charles Münch, Herbert von Karajan, Sir Georg Solti, Daniel Barenboïm (jusqu’à présent le plus jeune directeur musical de l’orchestre, à 33 ans), Semyon Bychkov, Christoph Eschenbach, Paavo Järvi, Daniel Harding ?
Klaus Mäkelä : Cet orchestre a en effet une longue tradition, bien qu’il soit plutôt jeune puisqu’il n’a été créé qu’à la fin des années 1960 (1). Mais sa tradition est si fascinante.,Les musiciens les plus jeunes ont remplacé peu à peu leurs aînés au fil du temps au contact de ceux qui étaient encore en poste à leur arrivée. Ainsi les jeunes se sont-ils adaptés tout en apportant du nouveau. Par ailleurs, cet orchestre est très flexible, et ce que j’aime le plus chez lui est son extrême sensibilité. Il est très discipliné et il a une très belle tradition. Ainsi, je sais qu’il est particulièrement ouvert, et que je peux lui apporter du nouveau, ce qui est pour moi important parce qu’avec une telle tradition il y a la possibilité de développer différentes façons de jouer, de tous les styles et époque, du baroque au contemporain. Bien sûr, cette tradition et cette capacité de développement sont pour moi à la fois un grand plaisir et un grand honneur. Nous allons très bientôt beaucoup travailler ensemble. Parce que, pour un chef, un orchestre est une grande famille, il nous faut respirer en même temps, ressentir la même chose. J’ai découvert l’orchestre il y a un an, en juin 2019, et cela s’est formidablement bien passé. La discipline, qui est généralement considérée comme antinomique pour ce qui concerne les orchestres français, est à mon avis un stéréotype, car je perçois le contraire avec l’Orchestre de Paris. Mais je pense que cette formation combine toutes les fonctionnalités du grand orchestre de niveau international, c’est ce qui fait de lui un si merveilleux groupe de musiciens, parce qu’ils sont incroyablement sensibles, et ils sont tous d’excellents solistes, des personnalités de premier ordre. Tout le monde est impliqué, c’est ce qui crée la magie.

B. S. : Que représente pour vous le poste de directeur musical ?
K. M. : Pour moi être directeur musical est une responsabilité.

B. S. : Cette fonction vous intéresse au point d’avoir deux orchestres, l’Oslo Philharmonic et l’Orchestre de Paris. N’est-ce pas trop prenant ?
K. M. : Non. Le charisme… la musique n’a pas d’âge ni de genre. La musique est totalement abstraite. Pour un directeur musical, c’est certes une responsabilité, mais c’est aussi une concentration artistique. Ce qui signifie qu’en même temps que je suis à Paris, je peux être en train de diriger plusieurs orchestres différents, mais j’ai choisi de diriger cet orchestre et de me concentrer sur lui toutes les semaines où je suis ici, et la semaine suivante être ailleurs. Mais le temps que je suis à Paris, nous sommes ensemble. Un concert ici, un concert ailleurs, ce sont de grands moments que procure le fait d’être chef invité ici ou là. Mais quand vous travaillez avec le même orchestre, concentré, vous pouvez trouver beaucoup de choses en travaillant assidument sur plusieurs semaines, on développe de grandes choses avec un orchestre sur la durée. A Oslo, il y a comme à Paris une longue tradition, après Herbert Blomstedt, Mariss Jansons, André Previn, Jukka-Pekka Saraste et Vasily Petrenko notamment. Mais le grand orchestre est une institution des temps modernes. Vous avez donc à la fois la tradition, le passé et le présent, mais aussi le futur avec les commandes d’œuvres nouvelles. Il y a toujours ces trois éléments avec les orchestres. Ce ne sont pas seulement des musées dans le mauvais sens du terme, mais des musées au meilleur sens. Une combinaison entre l’histoire, le présent et l’avenir. C’est ce qui le rend si intéressant.

B. S. : Vous évoquez le futur, quelles sont à ce propos vos rapports avec la musique contemporaine ?
K. M. : Je suis très intéressé à un très haut degré à tous les genres de musique de toutes les époques. La musique ancienne, la musique baroque que je dirigerai aussi en petites formations - Monteverdi est l’un de mes compositeurs favoris, mais j’aime aussi Locatelli, Froberger, Jean-Sébastien Bach -, nous pourrons faire beaucoup dans ce domaine. J’aime toute la période classique, bien sûr le romantisme et le postromantisme, et j’aime aussi diriger la musique de notre temps, commander des œuvres nouvelles. Je vais apporter beaucoup de musique nouvelle ici, mais aussi beaucoup de musique ancienne. La combinaison est importante. Mais le plus important pour moi, est établir les relations entre le public et moi. Bien sûr, avec l’orchestre mais aussi avec le public. Ce que j’espère obtenir, c’est la confiance entre le public et l’orchestre pour que le premier ait envie de venir à nos concerts parce qu’ils vont écouter quelque chose d’intéressant qu’ils ont envie d’entendre, lui  donner quelque chose de très célèbre en regard de choses qu’il connait moins ou pas du tout. Construire un programme avec trois œuvres très célèbres est contre-productif. Le répertoire choisi par le directeur musical est aussi important pour le public que pour l’orchestre. Quel que soit le répertoire que vous choisissez, cela stimule la façon dont vous jouez. Si vous jouez beaucoup de Chostakovitch, cela donnera à l’orchestre une seule couleur et une seule façon de jouer, c’est pourquoi il faut varier les répertoires de telle sorte qu’il soit le plus mobile possible. Mon compositeur favori est celui que je dirige sur le moment. Cette semaine ce sont Ludwig van Beethoven et Maurice Ravel, la semaine prochaine ce seront Gustav Mahler et Magnus Lindberg. Et bien évidemment, en Finlandais que je suis, il y a Jean Sibelius… Je pense que pour les orchestres, Sibelius est excellent pour le son, et il va très bien à l’Orchestre de Paris, je crois. Pour la musique contemporaine française, je suis en train de faire beaucoup de recherches, mais je ne veux nommer personne encore, parce que ce serait difficile pour le moment, mais oui c’est très important pour moi, parce que l’orchestre a à jouer la musique nouvelle de compositeurs français mais aussi des compositeurs du monde entier. C’est non seulement sa responsabilité mais aussi c’est intéressant. Je suis bien évidemment en train de planifier les saisons futures…

B. S. : A l’instar d’Arturo Toscanini, Sir John Barbirolli, Nikolaus Harnoncourt, Susanna Mälkki, vous êtes violoncelliste. Est-ce un poste au sein de l’orchestre qui favorise la vocation de chef d’orchestre ?
K. M. : Avant tout, je pense qu’il est important pour un chef de jouer un instrument de l’orchestre, d’avoir vécu l’expérience de l’orchestre de l’intérieur, de savoir comment joue un musicien d’orchestre, pour pouvoir obtenir le meilleur des musiciens de l’orchestre. Si vous ne savez pas comment il doit jouer pour obtenir un son, ce qu’il vit, ce qu’il ressent, comment il joue avec les autres, c’est plus difficile. J’ai joué dans le quatuor des cordes, et cette expérience est irremplaçable. Elle est très saine pour un chef parce que si vous dirigez de façon instinctive, vous n’avez pas la possibilité de ressentir précisément ce que peut faire un instrumentiste. Mais si vous jouez d’un instrument vous pouvez décider de tous les sons possibles, et cela facilite bien évidemment les relations avec les musiciens parce que vous savez la façon dont peut sonner tel instrument et comment le jouer pour y parvenir. La part la plus importante au sein de l’orchestre ce sont les cordes. Ce sont elles qui font le son. La main du chef, ses gestes ne sont pas loin du geste de l’archet. Il y a beaucoup de similarités. Quand vous montrez une battue, vous pressentez le son qui va sortir de l’orchestre. Mais la direction est aussi quelque chose d’abstrait. Si vous jouez du violon ou du violoncelle, vous avez une technique très spécifique, la façon de tenir l’achet, de placer vos doigts sur la touche, mais quand vous dirigez c’est absolument conceptuel. Si vous comparez Pierre Boulez et Leonard Bernstein, deux immenses chefs, que vous les voyez se mouvoir dans l’espace, vous vous dites « ok ce sont deux grands hommes qui font le même métier, mais ils ne le pratiquent absolument pas de la même façon, et ils ne font pas du tout la même chose ». Ce que chacun fait est grand, mais c’est très différent. Ce sont deux bons exemples pour la direction, et vous constatez qu’il n’y a pas une façon de faire mais une quantité infinie. Ce qui est très excitant.  

B. S. : Avec votre arrivée à Paris, nous avons ici deux jeunes chefs finlandais en même temps, deux directeurs musicaux… Allez-vous travailler avec Mikko Franck ?
K. M. : Nous n’avons pas encore discuté ensemble. Mais je le connais bien et j’ai dirigé l’Orchestre Philharmonique de Radio France à la Philharmonie. Son orchestre est absolument formidable, et il est aussi un chef merveilleux et une grande personnalité. Oui, c’est extraordinaire qu’un petit pays comme la Finlande soit si représenté à Paris (rires), avec Susanna Mälkki, Kaija Saariaho, Magnus Lindberg…

B. S. : Comment expliquez-vous le fait qu’il y ait autant de chefs d’orchestre finlandais de grand talent ? J’ai vu que vous avez eu le même professeur de direction à Helsinki à l’Académie Sibelius, Jorma Panula, que Esa-Pekka Salonen, Jukka-Pekka Saraste, Susanna Mälkki, Mikko Franck et tous les grands chefs finlandais de notre temps. Pourtant, chacun de vous a sa propre personnalité…
K. M. : Notre professeur a en effet enseigné à tous les chefs finlandais, mais ce qui extrêmement important c’est qu’il n’a jamais montré ce qu’il fallait faire. Il nous disait simplement d’essayer, il ne nous a jamais demandé de le copier, nous devions tous trouver notre propre voie. « Voici ce que je fais, voilà ce que vous faites. Vous n’avez pas à faire ceci. » C’est très important parce qu’ainsi il n’a pas eu de clones. C’est capital parce qu’un chef doit avoir une réelle personnalité et ne ressembler à aucun autre. Le plus important pour un chef est d’être avant tout un musicien. Or, un musicien se doit toujours de trouver quelque chose de nouveau. J’ai très souvent dirigé la Septième Symphonie de Beethoven, mais chaque fois j’y décèle toujours de l’inattendu. « Oh, je n’avais pas pensé à ça… » Je ressens la même chose que lorsque je regarde un grand tableau de Pablo Picasso ou Claude Monet, à chaque fois que j’en vois un, même très connu, c’est comme si je le voyais pour la première fois. « Oh, je n’avais pas vu ça la dernière fois que je l’ai observé. » C’est pourquoi que je continue de diriger la Septième de Beethoven, je n’en ferai jamais le tour, je n’aurai jamais fini de la questionner. Je n’ai pas la bonne réponse. Quand vous étudiez une partition vous vous interrogez : « Ok, qu’a voulu dire le compositeur avec ça et ça ? Pourquoi a-t’il écrit ceci et pas cela ? » Et vous avez plusieurs réponses possibles, vous pouvez donc donner plusieurs solutions, et, de là, plusieurs conceptions. Comment le compositeur a-t’il procédé ? C’est vraiment excitant. Evidemment, si vous écoutez ce que les autres ont fait avec cette œuvre, vous prenez le risque de copier l’un ou l’autre, mais si vous allez vers la partition et que vous la travaillez vous-même et vous interrogez, là vous allez en tirer des conceptions qui vous seront propres. J’essaye d’être le plus proche possible de ce qu’a écrit Beethoven, bien sûr, mais je ne peux pas savoir ce qu’il a précisément voulu, je ne suis pas Beethoven, il me faut donc faire appel à mon imagination, mais je me dois d’être au plus près de ce qu’a voulu Beethoven sans pour autant prétendre à l’exactitude.

B. S. : Pouvez-vous définir votre style de direction ?
K. M. : Je pense que le plus important pour un chef est d’être exact, précis, de montrer très clairement ce qu’il veut entendre, mais aussi d’obtenir quelque chose de très flexible. Je veux dire que si je dirige Beethoven je ne le fais pas de la même façon qu’avec Ravel. Je veux toujours obtenir la plus haute qualité, une grande transparence entre les différentes voix, je veux le plus beau phrasé, que l’on entende clairement l’harmonie. La tension est aussi très importante. Mais je cherche constamment. Quand je dirige Ravel, je l’approche très différemment de Beethoven. Je pense que c’est pourquoi je veux m’attacher à un large répertoire de toutes les époques, c’est essentiel pour la flexibilité.

B. S. : Combien de concerts ou de semaines pensez-vous donner ou passer chaque saison avec l’Orchestre de Paris ?
K. M. : J’entre en fonction le 1er septembre 2022. Pour le moment je suis conseiller artistique, tandis qu’à Oslo je commence le 1er septembre 2020, pour sept ans. Je me concentre sur ces deux orchestres, et je suis chef invité d’un minimum d’autres phalanges, trois orchestres en Allemagne, le Deutsche Symphonie-Orchester Berlin, le Symphonique de la Radio bavaroise et le Gewandhaus de Leipzig, trois grands orchestres des Etats-Unis, Cleveland, Chicago et Boston, l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam… Je dirigerai l’Orchestre de Paris douze semaines par an, tout comme à Oslo. Je me concentrerai pleinement sur ces deux orchestres afin d’obtenir les meilleurs résultats possibles.

Recueilli par Bruno Serrou
Paris, Philharmonie, mercredi 8 juillet 2020

1) L’Orchestre de Paris a été fondé en 1967 sur la décision du compositeur Marcel Landowski, alors directeur de la Musique au ministère de la Culture d’André Malraux, sur les structures de l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire dirigé à l’époque par André Cluytens qui avait été créé sous la Révolution. Le premier directeur musical de l’Orchestre de Paris a été Charles Münch (1967-1968)