vendredi 10 juillet 2020

Entretien : Klaus Mäkelä, prodige de la direction d’orchestre, directeur musical désigné de l'Orchestre de Paris

Klaus Mäkelä et l'Orchestre de Paris, jeudi 9 juillet 2020. Photo : (c) Mathias Benguigui Pasco & Co / Orchestre de Paris

A 24 ans, Klaus Mäkelä vient d’être nommé directeur musical de l’Orchestre de Paris. Il prendra officiellement ses fonctions le 1er septembre 2022, mais il est d’ores et déjà conseiller artistique de la phalange parisienne qu'il a dirigée pour la première fois en juin 2019. Né le 17 janvier 1996 à Helsinki dans une famille de musiciens - son père et son grand-père sont violonistes, sa mère pianiste -, chef d’orchestre et violoncelliste, il entre à 12 ans dans la fameuse Académie Sibelius d’Helsinki où il est l’élève du compositeur chef d’orchestre et célèbre pédagogue de la direction Jorma Panula, et de Marko Ylönen pour le violoncelle. Très tôt, il se produit comme soliste, invité par tous les orchestres de Finlande. Il fait ses débuts de chef en 2017 avec l’Orchestre Symphonique de la Radio suédoise dont il devient l’année suivante principal chef invité. En 2018, il est nommé chef principal et conseiller artistique de l’Orchestre Philharmonique d’Oslo dont il prend la direction musicale le 1er septembre 2020. Depuis 2018, il est également artiste associé de la Tapiola Sinfonietta et depuis 2019 directeur artistique du Festival de Turku. Depuis lors, il est invité dans le monde entier, au Japon, aux Etats-Unis et en Europe (Allemagne, France, Grande-Bretagne, Hollande, Norvège, Suède). Je l’ai rencontré pour le quotidien La Croix à l’issue de la seconde répétition du concert qu’il a dirigé jeudi 9 juillet 2020, premier rendez-vous de l’Orchestre de Paris avec son public après près de cinq mois de silence forcé pour cause de confinement dû à la pandémie de la Covid-19, en clôture d’une saison 2019-2020 sérieusement amputée…

Klaus Mäkelä et l'Orchestre de Paris, jeudi 9 juillet 2020. Photo : (c) Mathias Benguigui Pasco & Co / Orchestre de Paris

Bruno Serrou : Etre nommé à 24 ans à la tête de l’Orchestre de Paris, quel est votre ressenti, sachant que vous vous inscrivez dans l’héritage des André Cluytens, Charles Münch, Herbert von Karajan, Sir Georg Solti, Daniel Barenboïm (jusqu’à présent le plus jeune directeur musical de l’orchestre, à 33 ans), Semyon Bychkov, Christoph Eschenbach, Paavo Järvi, Daniel Harding ?
Klaus Mäkelä : Cet orchestre a en effet une longue tradition, bien qu’il soit plutôt jeune puisqu’il n’a été créé qu’à la fin des années 1960 (1). Mais sa tradition est si fascinante.,Les musiciens les plus jeunes ont remplacé peu à peu leurs aînés au fil du temps au contact de ceux qui étaient encore en poste à leur arrivée. Ainsi les jeunes se sont-ils adaptés tout en apportant du nouveau. Par ailleurs, cet orchestre est très flexible, et ce que j’aime le plus chez lui est son extrême sensibilité. Il est très discipliné et il a une très belle tradition. Ainsi, je sais qu’il est particulièrement ouvert, et que je peux lui apporter du nouveau, ce qui est pour moi important parce qu’avec une telle tradition il y a la possibilité de développer différentes façons de jouer, de tous les styles et époque, du baroque au contemporain. Bien sûr, cette tradition et cette capacité de développement sont pour moi à la fois un grand plaisir et un grand honneur. Nous allons très bientôt beaucoup travailler ensemble. Parce que, pour un chef, un orchestre est une grande famille, il nous faut respirer en même temps, ressentir la même chose. J’ai découvert l’orchestre il y a un an, en juin 2019, et cela s’est formidablement bien passé. La discipline, qui est généralement considérée comme antinomique pour ce qui concerne les orchestres français, est à mon avis un stéréotype, car je perçois le contraire avec l’Orchestre de Paris. Mais je pense que cette formation combine toutes les fonctionnalités du grand orchestre de niveau international, c’est ce qui fait de lui un si merveilleux groupe de musiciens, parce qu’ils sont incroyablement sensibles, et ils sont tous d’excellents solistes, des personnalités de premier ordre. Tout le monde est impliqué, c’est ce qui crée la magie.

B. S. : Que représente pour vous le poste de directeur musical ?
K. M. : Pour moi être directeur musical est une responsabilité.

B. S. : Cette fonction vous intéresse au point d’avoir deux orchestres, l’Oslo Philharmonic et l’Orchestre de Paris. N’est-ce pas trop prenant ?
K. M. : Non. Le charisme… la musique n’a pas d’âge ni de genre. La musique est totalement abstraite. Pour un directeur musical, c’est certes une responsabilité, mais c’est aussi une concentration artistique. Ce qui signifie qu’en même temps que je suis à Paris, je peux être en train de diriger plusieurs orchestres différents, mais j’ai choisi de diriger cet orchestre et de me concentrer sur lui toutes les semaines où je suis ici, et la semaine suivante être ailleurs. Mais le temps que je suis à Paris, nous sommes ensemble. Un concert ici, un concert ailleurs, ce sont de grands moments que procure le fait d’être chef invité ici ou là. Mais quand vous travaillez avec le même orchestre, concentré, vous pouvez trouver beaucoup de choses en travaillant assidument sur plusieurs semaines, on développe de grandes choses avec un orchestre sur la durée. A Oslo, il y a comme à Paris une longue tradition, après Herbert Blomstedt, Mariss Jansons, André Previn, Jukka-Pekka Saraste et Vasily Petrenko notamment. Mais le grand orchestre est une institution des temps modernes. Vous avez donc à la fois la tradition, le passé et le présent, mais aussi le futur avec les commandes d’œuvres nouvelles. Il y a toujours ces trois éléments avec les orchestres. Ce ne sont pas seulement des musées dans le mauvais sens du terme, mais des musées au meilleur sens. Une combinaison entre l’histoire, le présent et l’avenir. C’est ce qui le rend si intéressant.

B. S. : Vous évoquez le futur, quelles sont à ce propos vos rapports avec la musique contemporaine ?
K. M. : Je suis très intéressé à un très haut degré à tous les genres de musique de toutes les époques. La musique ancienne, la musique baroque que je dirigerai aussi en petites formations - Monteverdi est l’un de mes compositeurs favoris, mais j’aime aussi Locatelli, Froberger, Jean-Sébastien Bach -, nous pourrons faire beaucoup dans ce domaine. J’aime toute la période classique, bien sûr le romantisme et le postromantisme, et j’aime aussi diriger la musique de notre temps, commander des œuvres nouvelles. Je vais apporter beaucoup de musique nouvelle ici, mais aussi beaucoup de musique ancienne. La combinaison est importante. Mais le plus important pour moi, est établir les relations entre le public et moi. Bien sûr, avec l’orchestre mais aussi avec le public. Ce que j’espère obtenir, c’est la confiance entre le public et l’orchestre pour que le premier ait envie de venir à nos concerts parce qu’ils vont écouter quelque chose d’intéressant qu’ils ont envie d’entendre, lui  donner quelque chose de très célèbre en regard de choses qu’il connait moins ou pas du tout. Construire un programme avec trois œuvres très célèbres est contre-productif. Le répertoire choisi par le directeur musical est aussi important pour le public que pour l’orchestre. Quel que soit le répertoire que vous choisissez, cela stimule la façon dont vous jouez. Si vous jouez beaucoup de Chostakovitch, cela donnera à l’orchestre une seule couleur et une seule façon de jouer, c’est pourquoi il faut varier les répertoires de telle sorte qu’il soit le plus mobile possible. Mon compositeur favori est celui que je dirige sur le moment. Cette semaine ce sont Ludwig van Beethoven et Maurice Ravel, la semaine prochaine ce seront Gustav Mahler et Magnus Lindberg. Et bien évidemment, en Finlandais que je suis, il y a Jean Sibelius… Je pense que pour les orchestres, Sibelius est excellent pour le son, et il va très bien à l’Orchestre de Paris, je crois. Pour la musique contemporaine française, je suis en train de faire beaucoup de recherches, mais je ne veux nommer personne encore, parce que ce serait difficile pour le moment, mais oui c’est très important pour moi, parce que l’orchestre a à jouer la musique nouvelle de compositeurs français mais aussi des compositeurs du monde entier. C’est non seulement sa responsabilité mais aussi c’est intéressant. Je suis bien évidemment en train de planifier les saisons futures…

B. S. : A l’instar d’Arturo Toscanini, Sir John Barbirolli, Nikolaus Harnoncourt, Susanna Mälkki, vous êtes violoncelliste. Est-ce un poste au sein de l’orchestre qui favorise la vocation de chef d’orchestre ?
K. M. : Avant tout, je pense qu’il est important pour un chef de jouer un instrument de l’orchestre, d’avoir vécu l’expérience de l’orchestre de l’intérieur, de savoir comment joue un musicien d’orchestre, pour pouvoir obtenir le meilleur des musiciens de l’orchestre. Si vous ne savez pas comment il doit jouer pour obtenir un son, ce qu’il vit, ce qu’il ressent, comment il joue avec les autres, c’est plus difficile. J’ai joué dans le quatuor des cordes, et cette expérience est irremplaçable. Elle est très saine pour un chef parce que si vous dirigez de façon instinctive, vous n’avez pas la possibilité de ressentir précisément ce que peut faire un instrumentiste. Mais si vous jouez d’un instrument vous pouvez décider de tous les sons possibles, et cela facilite bien évidemment les relations avec les musiciens parce que vous savez la façon dont peut sonner tel instrument et comment le jouer pour y parvenir. La part la plus importante au sein de l’orchestre ce sont les cordes. Ce sont elles qui font le son. La main du chef, ses gestes ne sont pas loin du geste de l’archet. Il y a beaucoup de similarités. Quand vous montrez une battue, vous pressentez le son qui va sortir de l’orchestre. Mais la direction est aussi quelque chose d’abstrait. Si vous jouez du violon ou du violoncelle, vous avez une technique très spécifique, la façon de tenir l’achet, de placer vos doigts sur la touche, mais quand vous dirigez c’est absolument conceptuel. Si vous comparez Pierre Boulez et Leonard Bernstein, deux immenses chefs, que vous les voyez se mouvoir dans l’espace, vous vous dites « ok ce sont deux grands hommes qui font le même métier, mais ils ne le pratiquent absolument pas de la même façon, et ils ne font pas du tout la même chose ». Ce que chacun fait est grand, mais c’est très différent. Ce sont deux bons exemples pour la direction, et vous constatez qu’il n’y a pas une façon de faire mais une quantité infinie. Ce qui est très excitant.  

B. S. : Avec votre arrivée à Paris, nous avons ici deux jeunes chefs finlandais en même temps, deux directeurs musicaux… Allez-vous travailler avec Mikko Franck ?
K. M. : Nous n’avons pas encore discuté ensemble. Mais je le connais bien et j’ai dirigé l’Orchestre Philharmonique de Radio France à la Philharmonie. Son orchestre est absolument formidable, et il est aussi un chef merveilleux et une grande personnalité. Oui, c’est extraordinaire qu’un petit pays comme la Finlande soit si représenté à Paris (rires), avec Susanna Mälkki, Kaija Saariaho, Magnus Lindberg…

B. S. : Comment expliquez-vous le fait qu’il y ait autant de chefs d’orchestre finlandais de grand talent ? J’ai vu que vous avez eu le même professeur de direction à Helsinki à l’Académie Sibelius, Jorma Panula, que Esa-Pekka Salonen, Jukka-Pekka Saraste, Susanna Mälkki, Mikko Franck et tous les grands chefs finlandais de notre temps. Pourtant, chacun de vous a sa propre personnalité…
K. M. : Notre professeur a en effet enseigné à tous les chefs finlandais, mais ce qui extrêmement important c’est qu’il n’a jamais montré ce qu’il fallait faire. Il nous disait simplement d’essayer, il ne nous a jamais demandé de le copier, nous devions tous trouver notre propre voie. « Voici ce que je fais, voilà ce que vous faites. Vous n’avez pas à faire ceci. » C’est très important parce qu’ainsi il n’a pas eu de clones. C’est capital parce qu’un chef doit avoir une réelle personnalité et ne ressembler à aucun autre. Le plus important pour un chef est d’être avant tout un musicien. Or, un musicien se doit toujours de trouver quelque chose de nouveau. J’ai très souvent dirigé la Septième Symphonie de Beethoven, mais chaque fois j’y décèle toujours de l’inattendu. « Oh, je n’avais pas pensé à ça… » Je ressens la même chose que lorsque je regarde un grand tableau de Pablo Picasso ou Claude Monet, à chaque fois que j’en vois un, même très connu, c’est comme si je le voyais pour la première fois. « Oh, je n’avais pas vu ça la dernière fois que je l’ai observé. » C’est pourquoi que je continue de diriger la Septième de Beethoven, je n’en ferai jamais le tour, je n’aurai jamais fini de la questionner. Je n’ai pas la bonne réponse. Quand vous étudiez une partition vous vous interrogez : « Ok, qu’a voulu dire le compositeur avec ça et ça ? Pourquoi a-t’il écrit ceci et pas cela ? » Et vous avez plusieurs réponses possibles, vous pouvez donc donner plusieurs solutions, et, de là, plusieurs conceptions. Comment le compositeur a-t’il procédé ? C’est vraiment excitant. Evidemment, si vous écoutez ce que les autres ont fait avec cette œuvre, vous prenez le risque de copier l’un ou l’autre, mais si vous allez vers la partition et que vous la travaillez vous-même et vous interrogez, là vous allez en tirer des conceptions qui vous seront propres. J’essaye d’être le plus proche possible de ce qu’a écrit Beethoven, bien sûr, mais je ne peux pas savoir ce qu’il a précisément voulu, je ne suis pas Beethoven, il me faut donc faire appel à mon imagination, mais je me dois d’être au plus près de ce qu’a voulu Beethoven sans pour autant prétendre à l’exactitude.

B. S. : Pouvez-vous définir votre style de direction ?
K. M. : Je pense que le plus important pour un chef est d’être exact, précis, de montrer très clairement ce qu’il veut entendre, mais aussi d’obtenir quelque chose de très flexible. Je veux dire que si je dirige Beethoven je ne le fais pas de la même façon qu’avec Ravel. Je veux toujours obtenir la plus haute qualité, une grande transparence entre les différentes voix, je veux le plus beau phrasé, que l’on entende clairement l’harmonie. La tension est aussi très importante. Mais je cherche constamment. Quand je dirige Ravel, je l’approche très différemment de Beethoven. Je pense que c’est pourquoi je veux m’attacher à un large répertoire de toutes les époques, c’est essentiel pour la flexibilité.

B. S. : Combien de concerts ou de semaines pensez-vous donner ou passer chaque saison avec l’Orchestre de Paris ?
K. M. : J’entre en fonction le 1er septembre 2022. Pour le moment je suis conseiller artistique, tandis qu’à Oslo je commence le 1er septembre 2020, pour sept ans. Je me concentre sur ces deux orchestres, et je suis chef invité d’un minimum d’autres phalanges, trois orchestres en Allemagne, le Deutsche Symphonie-Orchester Berlin, le Symphonique de la Radio bavaroise et le Gewandhaus de Leipzig, trois grands orchestres des Etats-Unis, Cleveland, Chicago et Boston, l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam… Je dirigerai l’Orchestre de Paris douze semaines par an, tout comme à Oslo. Je me concentrerai pleinement sur ces deux orchestres afin d’obtenir les meilleurs résultats possibles.

Recueilli par Bruno Serrou
Paris, Philharmonie, mercredi 8 juillet 2020

1) L’Orchestre de Paris a été fondé en 1967 sur la décision du compositeur Marcel Landowski, alors directeur de la Musique au ministère de la Culture d’André Malraux, sur les structures de l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire dirigé à l’époque par André Cluytens qui avait été créé sous la Révolution. Le premier directeur musical de l’Orchestre de Paris a été Charles Münch (1967-1968)


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