Christa Ludwig (née en 1928). Photo : DR
Christa
Ludwig, « LA » mezzo-soprano de la seconde moitié du XXe siècle,
a décidé de mettre un terme à une carrière que l’on croyait pourtant éternelle.
Avant de se retirer définitivement, elle a voulu saluer son public en
effectuant une ultime tournée internationale qui fait d'autant plus regretter
sa décision que sa voix s’y affirme d’une sereine magnificence. Au
terme d’une carrière de près d'un demi-siècle, Christa Ludwig m’avait accueilli
en octobre 1993 dans sa maison de Saint-Nom-la-Bretèche qu’elle allait bientôt
quitter pour s’installer sur la Côte d’Azur. C’était pour le magazine Compact aujourd’hui disparu, pour une première esquisse du bilan qu'elle
s’apprêtait alors à approfondir dans une autobiographie parue en avril 1994
sous le titre original ... und
ich wäre so gern Primadonna gewesen, traduit en
France sous le titre Ma Voix et
Moi aux Editions Les Belles Lettres. Je prends l’initiative de reprendre ici
cet entretien qui remonte à vingt-cinq ans déjà, à l’occasion du 90e
anniversaire de la naissance de Christa Ludwig à Berlin le 16 mars 1928. La
grande mezzo-soprano évoque ci-dessous son travail avec ses grands partenaires
que furent Otto Klemperer, Karl Böhm, Herbert von Karajan, Leonard Bernstein, Georg
Solti, Pierre Boulez, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Jon Vickers, Carlo
Bergonzi, Walter Berry, Gérard Mortier, ses compositeurs
de prédilection (Monteverdi, Mozart, Beethoven, Schubert, Wagner, Wolf, R. Strauss,
Von Einem), les maisons d’opéras et festivals où elle aimait se produire, l’enseignement…
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Photo : (c) Medici TV
Bruno Serrou : Vous êtes l’une des
cantatrices qui a le plus enregistré de disques au cours de ce dernier demi-siècle.
La décision que vous venez de prendre va immanquablement susciter la publication
de nombre de réalisations « live » encore inédits, type de parutions
dont vos prestations publiques ont déjà fait largement l'objet. Que pensez-vous
de ce phénomène ?
Christa Ludwig : J’ai pris mon parti de l’existence
et de la publication de plus en plus persistante d’enregistrements live. De toute façon, ils tombent dans
le domaine public au bout de vingt-cinq ans sans risques de poursuites
judiciaires pour ses éditeurs. Remarquez, mon mari [Ndr : le comédien et metteur
en scène français Paul-Emile Deiber] en est l’un des premiers consommateurs, et
les collectionne avec plaisir. Il n’y a rien à faire contre ce phénomène. Quand
BMG [Ndr : racheté depuis par Sony Classical] m'a proposé d’enregistrer le
récital de Salzbourg avant même qu’il ait lieu, j'en ai parlé à mon fils que j’ai
eu avec Walter Berry – à 32 ans, fait de la musique rock, certainement parce
qu’il a été écœuré de l’opéra, il se prénomme Wolfgang, mais se produit à la
scène et au disque sous le nom Mark Berry : cela fait plus américain ! Bref, il
parlait avec moi de cet éditeur que je ne connaissais pas vraiment « Oh
oui, BMG, c’est formidable, c’est une très grande maison de disques... »
Je savais donc que les responsables de cette maison de disques allaient m’offrir
les meilleures conditions techniques d’enregistrement. Nous avons cependant
décidé de graver le récital du Festival de Salzbourg 1993 quelques mois auparavant
en studio. Il faut néanmoins reconnaître que, réalisé dans d'honnêtes
conditions, l’enregistrement live -
ou réalisé dans les conditions du live
- est plus gratifiant, pour l’artiste comme pour le mélomane... Le studio est
souvent artificiel, et peut parfois engendrer des excès. Un exemple : on m'a
demandé d’enregistrer la mère des Contes
d'Hoffmann, avec Seiji Ozawa, Placido Domingo, James Morris, etc... Je dis
« Oui... Où ? », etc. Je me rends au studio de Vienne, personne, ni
Ozawa, ni l’orchestre, ni l’un quelconque de mes partenaires... personne ! J’enregistre
au casque dans des tempi avec lesquels
je n'étais pas tout à fait d’accord, et je demande si je peux entendre – la
mère n’a à chanter qu’un unique trio ! – j’entends et je dis « mais, ce
n’est pas vrai ! Ce n’est pas ma voix !!! » « Ne vous inquiétez pas,
me répond-on. Les techniciens arrangeront ça ! » En fait, le baryton avait
été enregistré à New York, la soprano à Londres et moi à Vienne. Tous les
studios étant différents, il fallait retrouver une acoustique constante... En
revanche, je me souviens de l'Italienisches
Liederbuch d’Hugo Wolf avec Dietrich Fischer-Dieskau. Lorsque je suis
arrivée dans le studio, avec Daniel Barenboïm qui nous accompagnait, nous nous
sommes retrouvés avec joie, nous sommes dit « On y va ! »... Le
technicien nous a seulement demandé de faire un essai de voix et une balance
avec le piano. Lorsqu’il nous a proposé une répétition, nous lui avons répondu
: « Pourquoi ? »... Et boum,
nous avons fait le cycle entier sans nous arrêter, c’est-à-dire dans les
conditions du live. C’était pourtant
la première fois que je travaillais avec Daniel Barenboïm...
Photo : DR
B.S. : Pourquoi avez-vous décidé d’interrompre
définitivement votre carrière, alors que votre voix est rayonnante de santé ?
Le dernier disque enregistré avant Salzbourg en témoigne. L’on se dit
« Qu’est-ce qui pousse Christa Ludwig à s’arrêter alors qu’il y a tant de
jeunes que ne peuvent faire le tiers de la moitié de ce que vous faites... Quel
gâchis ! »...
Ch. L. : Mieux vaut trop tôt que
trop tard... Je suis vieille... Le métier de chanteur exige un grand
investissement physique, la voix tient à de petites choses qui ont pour nom
cordes vocales, et qui n’ont que quelques millimètres d’épaisseur. Mon
laryngologue viennois me disait que les miennes étaient comme des fils de
laine, alors que si l’on regarde par exemple celles de Birgit Nilsson, elles
sont de la taille de mon petit doigt ! Une corde vocale est un muscle qu’il
faut faire travailler sans cesse, ce qui demande énormément d’efforts, de
constants sacrifices qui durent pour moi depuis quarante-huit ans... Maintenant,
je veux enfin parler ! J’adore parler, vivre, ce qui m’est interdit depuis bien
trop longtemps. Même si, grâce à mon métier, je me rends depuis des décennies
dans des villes où tant de gens aimeraient aller, je ne vois en fait qu’aéroports,
autoroutes de liaisons, hôtels et salles de spectacle. Beaucoup de chanteuses
se sont arrêtées au moment de la ménopause qui engendre entre autres des
problèmes de circulation sanguine. En 1972-1973, j’ai vécu une période
difficile que j’appelle « ma crise » : j’avais les capillaires qui
cassaient sur les cordes vocales. J’ai consulté trois spécialistes, l’un
berlinois, l’autre viennois, le troisième munichois, trois sommités de la voix.
Ils ont constaté que j’avais beau ne pas parler (les capillaires ne cassaient
pas quand je chantais, mais durant mon sommeil), ma voix était fêlée. Après, à
force de silence, j’ai récupéré peu à peu. Mais c’est devenu de plus en plus
difficile de maintenir « l’instrument » en état. Ne pas y parvenir,
cela signifie pas de cinéma, parce que le voisin peut avoir un rhume, pas de
restaurant, parce qu'il faut parler plus fort que les autres clients pour se
faire entendre... Et la place de la voix de mezzo-soprano chantée n’est pas
celle de la voix parlée.
Christa Ludwig et Herbert von Karajan. Photo : DR
B.S. : Ne souhaitez-vous pas
transmettre cette expérience à de jeunes chanteurs ?
Ch. L. : Tout le monde me demande
« quand allez-vous enseigner ?... Est-ce que vous donnez des leçons
? »... Ah non ! Je ne le peux plus ! J’ai essayé, j’en ai dispensé à Paris
à l’Ecole d'Art lyrique à la demande de Michel Sénéchal, à l’Ecole Normale de
Musique, où j’ai donné des leçons d’interprétation de la musique de Gustav
Mahler, et au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris à la demande
d’Alain Louvier [Ndr : le compositeur était alors directeur du CNSMDP] un
autre cours Mahler, avec pianiste accompagnateur, et même avec orchestre.
Actuellement, je refuse d’enseigner, car il faut parler pour expliquer, parler
aux gens... Et comme je suis de nature très intuitive, explosive, j’aime bien
communiquer... Si je me lance, je ne peux plus chanter pendant quinze jours...
C’est pourquoi je veux arrêter : vivre enfin...
B.S. : Le chant vous a pourtant tout
donné. Si vous avez persisté dans ce métier c'est aussi parce que vous
souhaitiez communiquer, partager votre art...
Ch. L. : Je suis en train d’écrire un
livre à la demande du grand éditeur berlinois Henschl. Une autobiographie dont
la parution est prévue à Pâques prochain. Il devrait me permettre d’aborder les
années noires de la guerre, alors que j’étais enfant. Il me faut en effet
raconter que j’ai assisté au bombardement de ma maison familiale, que mes
parents et moi nous sommes retrouvés dans le dénuement total à Francfort. Le
titre de ce livre sera peut-être J'aurais
tant aimé être une primadonna... Pourquoi ? Parce que la voix de
mezzo-soprano se situe un peu en haut, un peu au milieu et un peu en bas... Ce
qui fait que, bien que j’aie fait quelques excursions dans des rôles de soprano
dramatique, j’ai toujours été une « seconda donna »... Par exemple, à
la Scala de Milan, lorsque j’ai chanté Rosenkavalier
avec Elisabeth Schwarzkopf, il y avait toujours un projecteur qui suivait
Elisabeth, et je n’en avais pas, parce que je n’étais pas la primadonna, cela
en dépit du fait que la Maréchale n’est pas le personnage principal de l’ouvrage,
mais bel et bien Oktavian, le chevalier à la rose, qui est le rôle que je
chantais...
Christa Ludwig à Lucerne. Photo : DR
B.S. : Ces inconvénients ont cependant
leur revers, notamment l’avantage de la durée... La santé de votre voix ne vous
donne-t-elle pas envie de poursuivre votre carrière quelques années encore,
tout au moins dans le domaine du lied et de la mélodie ?
Ch. L. : Lorsque je chante des mélodies,
je m’efforce de choisir celles qui se rapportent à mon âge. Je ne peux plus
donner de lieder de jeune fille. Je ne peux tout de même plus chanter Marguerite au rouet ! Je suis devenue sa
mère !!! Ou alors le faire en prenant le recul d’une narratrice. Mais je suis
vraiment trop âgée. L’avantage que j’ai eu est d’avoir un répertoire ouvert qui
me permettait de diversifier mes personnages et mon registre vocal, donc de ne
pas user et abuser de ma voix, en tenant par exemple des rôles trop
systématiquement tendus... toujours Isolde... Et le lied qui m’a tout donné.
Depuis le retrait d’Elisabeth Schwarzkopf, on a souvent écrit que j’étais la
« reine du lied » !!! Cependant, je dois le reconnaître, il remplit
actuellement plus des neuf-dixième de mon activité.
B.S. :
Justement, vous pouviez très bien faire vos adieux à l’opéra – d’autant que
c’est là qu’il y a le plus de prise de risques pour la voix - alors que le
lied, plus intimiste, permet de jouer plus finement de l’intellect, de la
sensibilité...
Ch. L. : Détrompez-vous... Avec le lied,
chaque son est exposé dans sa nudité vraie. A l’opéra, on peut masquer les
carences derrière l’orchestre...
Christa Ludwig et Leonard Bernstein. Photo : (c) DG
B.S. : Ne serait-ce pas aussi le
tournant que prend aujourd’hui le métier de chanteur qui vous pousse à vous
retirer ?
Ch. L. : Ce sont les médias qui créent
la renommée... Ma mère, Eugénie Besalla, était cantatrice, mais de son temps
cela ne se passait pas de cette façon. Dans les grandes maisons d’opéra type
Vienne, c’était très différent des théâtres courants. Dans ces derniers, l’on
chantait avec la voix que l’on avait, ce pourquoi elle était faite. On la
forgeait, et avec les années, elle acquérait couleur, timbre, volume, force,
répertoire... Maintenant, en cette seconde moitié de XXe siècle, on
se déplace beaucoup. Il y a les effets grossissants, la puissance des médias
qui jouent. L’esprit de troupe a disparu. Les grands ténors, maintenant,
chantent sur les stades de football et sous la Tour Eiffel. Le public s’y rend
en nombre, assiste à ces spectacles ravi et enthousiaste, même si, à la limite,
il ne peut savoir si le chanteur se produit en direct ou en play-back.
Christa Ludwig dans le rôle de Lady Macbeth dans Macbeth de Verdi. Photo : DR
B.S. : Vous êtes toujours restée dans
un registre sérieux et grave...
Ch. L. : Je pense que je ne peux rien
faire de mieux que mon métier. Je reviens au livre que j’écris en ce moment. J’envisage
de lui donner un autre titre : Cela
valait-il la peine ? En effet, ce
n’est pas une vie d’être chanteuse. Il ne se passe pas une heure sans que je me
préoccupe de la santé de ma voix en la sollicitant plus ou moins discrètement.
Sauf si je suis au théâtre, silencieuse, au concert ou à l’opéra, ou devant un
film à la télévision... Et encore !... Au milieu du film, subitement, la nuit,
je suis gênée d’être à côté de mon mari, parce que si je me lance, je le
réveille... Alors, je m’en vais dans une autre pièce pour vérifier que ma voix
va bien. Lorsque je me lève le matin, la première chose que je contrôle, c’est
elle... Et si, par hasard, la façon dont je fais sortir de ma voix les
« a-a-a » ne me convient pas, je saute du lit comme une bombe...
Sinon, j’aimerais bien paresser, prendre mon temps au petit déjeuner... Mais si
ma voix ne répond pas à cent-dix pour cent à ce que j’en attends, je me demande
si je dois appeler le médecin... non pas après le petit déjeuner, mais tout de
suite ! Je cours prendre un bain chaud... A Vienne, j’étais à 7h30 chez le
médecin pour savoir ce qui pouvait bien m’arriver... C’est la peur... la
panique ! Et lorsque, à 11h30, je demande à mon mari de téléphoner pour
informer la direction du théâtre que je suis contrainte d’annuler, je retrouve
subitement mes capacités vocales, dégagée de mes craintes. Je suis délivrée...
Christa Ludwi et Jon Vickers. Photo : (c) Warner Classics
B.S. : Vous n’êtes pourtant pas une
spécialiste de l’annulation...
Ch. L. : C’est vrai ! Si je m’arrête, ce
n’est pas uniquement pour des raisons physiques. C’est aussi parce que j’en ai
intellectuellement assez. Ma mère a disparu au mois de juin. Elle m’avait bien
recommandé « Surtout, il ne faut pas que tu te survives... » Si on
commence à se poser des questions, à se demander si ce que l’on fait est juste
ou non, c’est vraiment le signe que le moment d’arrêter est venu...
B.S. : La mort de votre mère a
cristallisé votre décision. Elle avait suivi le développement de votre
carrière.
Ch. L. : Elle a été mon unique
professeur, quoiqu’aient écrit par ailleurs journaux ou autres notices
biographiques. Quand j’étais enfant, mon père, qui était lui aussi chanteur, ne
savait jamais qui de ma mère ou de moi chantait dans la pièce voisine. Maman
était elle aussi mezzo-soprano. Elle a tenu tous les rôles que j’ai moi-même
chantés. Mais elle a, imprudemment, fait des excursions un peu plus lointaines,
jusqu'à Senta, Elektra. Comme moi, elle a travaillé avec Herbert von Karajan.
Maman a non seulement été un professeur de chant incomparable, mais aussi d'art
de vivre. Elle m'a permis d'éviter de faire les mêmes erreurs qu'elle. Elle
s'est arrêtée très jeune de chanter. Elle avait une grande voix et une superbe
présence scénique. Elle a mis un terme à sa carrière lorsque je suis née afin
de ne s’occuper que de moi. Plus tard, elle devait élever mon fils. Car encore
un grave problème de la vie d'artiste, c’est de ne pas avoir le bonheur
d’élever soi-même ses enfants. Je n’ai pas vu mon fils grandir, c’est ma mère
qui s’en est occupée... Sur le plan professionnel, ma mère était un maître
prodigieux. Les plus grandes cantatrices venaient régulièrement voir
« Frau Pr. Ludwig » lorsqu’elles commençaient à connaître des
problèmes avec des notes, des phrases... A quatre vingt douze ans, alors que je
préparais cet été mon avant-dernier récital à Salzbourg, mon mari est allé
chercher ma mère à Vienne et l’a amenée pour qu’elle m’écoute filer tout mon Liederabend salzbourgeois. A un moment
arrive un lied dont un mot me pose de sérieux problèmes. Ma mère me dit
« Ce n’est pas bon, vraiment pas bon, ça ! » - moi : «Oui, je ne
sais pas ce que j’ai depuis quelques jours, ça ne sort pas normalement » -
elle : « C’est normal, tu ne respires pas assez, et tu fais geli-iebte... Il ne faut pas ouvrir le
“e”, il faut penser “ü”, monter plus haut », et ma mère chante - à quatre
vingt douze ans ! -, geli-übte, merveilleusement...
Alors que moi j’ose lui déclarer : « Je n'y arrive pas ! », -
« Parce que tu n’as pas assez travaillé ! », me répond-elle, avant de
poursuivre, « retravaille-le, je m’absente une minute... » Quelques
secondes plus tard, j’entends, venant du lieu où elle s’était retirée quelques
instants, «geli-üte»... Elle a
continué à me donner des conseils jusqu'à sa toute dernière heure. Je travaillais,
elle était dans la pièce d’à côté, ouvrait
subitement la porte, disant « C'est trop bas ! Cela ne va pas du
tout ! C’est serré, beaucoup trop serré ! », et elle refermait la porte.
Elle ne m’a jamais quittée, jusqu’à la fin. Elle a toujours habité chez moi, en
Allemagne, à Vienne, en Suisse, en France, où que je me trouve.
Christa Ludwig et son premier mari, le baryton Walter Berry. Photo : (c) Bildarchiv Austria
B.S. : Vous souvenez-vous des débuts
de votre carrière ?
Ch. L. : C’était en 1945. Je chantais
des lieder dans les cafés, les salles de restaurant... Un peu partout, je
chantais du « moderne », de l’opéra, des soirées mixtes. Je n’ai
vraiment abordé le répertoire dramatique qu’en 1948, à l'Opéra de Francfort. C’était
dans Tosca, à l’arrière-scène, dans
le rôle du pâtre, sous la direction de Von Neuhof. Ensuite, dans ce même
théâtre, j’ai beaucoup travaillé avec Georg Solti. Je devais très souvent le
retrouver par la suite, à la scène comme au disque. Mais à cette époque-là, je
ne pouvais pas le regarder, sinon je n’étais plus en mesure.... Je voudrais
noter ici une différence entre Karajan et Solti : Solti donnait un départ à un
musicien ou à un chanteur comme un ordre impératif, en fermant son geste, alors
que Karajan a toujours donné une attaque en ouvrant les bras. Il ouvrait plutôt
que d’intimer un ordre...
Christa Ludwig face à Theo Adam dans La Walkyrie de Wagner à l'Opéra de Paris. Photo : DR
B.S : Vous avez chanté sous la
direction des plus grands chefs d’orchestre.
Ch. L. : La chance a voulu que, en effet, je me produise sous la direction
des plus grands chefs d’orchestre de mon temps. C’est vraiment important. Ma
première chance a été Karl Böhm, qui est venu me chercher. On m’avait dit
« On cherche à Vienne un mezzo comme vous, il faut y aller ». J'ai
répondu « Oh non-non-non, on m’a tellement raconté de choses sur
Vienne »... Böhm, qui était à l’époque le directeur de l’Opéra, est
arrivé, m’a dit : « Moi, je veux vous auditionner quand même,
chantez-moi quelque chose. » Alors, j’ai chanté tout ce que je savais, et
il a fini par me dire « très bien, vous me chanterez Chérubin ! »
C'était en 1954, et je ne connaissais pas le rôle. Il m’a engagée l’année
suivante, avant l’inauguration de l’Opéra d’Etat de Vienne reconstruit. La
troupe comptait alors dans ses rangs les Anton Dermota, Lisa della Casa,
Irmgard Seefried, Dietrich Fischer-Dieskau, Paul Schöffler, Sena Jurinac,
Martha Mödl... C’était la grande époque... Pour moi, le Staatsoper de Vienne
représentait le Walhalla. Mes parents n’avaient pu chanter qu’au Volksoper.
Appartenir à la troupe de l’Opéra de Vienne était vraiment incroyable. Avant, j’étais
à Londres, Darmstadt, et je me disais que si je ne réussissais pas vraiment je
me marierais, aurais beaucoup d’enfants et abandonnerais le chant. Böhm, en m’appelant
à Vienne, m’a confortée dans ma carrière, et est devenu mon père spirituel.
Christa Ludwig dans le rôle d'Oktavian du Chevalier à la rose de Richard Strauss. Photo : DR
B.S. : Karl Böhm n’avait pas la
réputation d’être un tendre...
Ch. L. : Il n’était pas facile, en effet.
Mais quand il aimait quelqu’un, il l’aimait profondément. Et il connaissait
parfaitement les voix. Il n’aurait jamais fait chanter à quiconque quelque
chose qui ne lui convenait pas. Il m’a énormément aidée. Il m’appelait toujours
« Mein Kind » [Ndr : Mon enfant]. Il y avait en effet entre nous
un lien exceptionnel : je suis née le même jour que son fils Karlheinz [Ndr :
comédien, le fils de Karl Böhm, Karlheinz Böhm (1928-2014), s’est rendu célèbre
par son incarnation à l’écran de l’empereur François-Joseph Ier
d'Autriche dans la trilogie consacrée à l’impératrice Sissi, rôle tenu par Romy
Schneider. Karlheinz Böhm s’était par la suite engagé dans l’aide humanitaire
en Afrique]. C’était un lien supplémentaire. Je connaissais très bien Madame
Böhm. J’ai fait beaucoup de choses avec Karl Böhm, des grands rôles de Mozart à
Lady Macbeth... Mon manager, une New-Yorkaise, a dit que j’ai été le chouchou
de tous les grands chefs d’orchestre parce que j’ai une certaine musicalité qui
répond à celles des grands noms de la direction. C’était parfait avec Böhm,
Karajan, Solti, Ozawa, Bernstein, mais aussi avec des plus jeunes comme James
Conlon, James Levine.
Christa Ludwig dans le rôle de Leonore de Fidelio de Beethoven. Photo : (c) ORF
B.S. : Quels ont été vos relations
avec Karajan, que d’aucuns considèrent comme un briseur de voix ?
Ch. L. : Parlons du rôle d’Isolde... A un certain moment, Bernstein, Böhm,
Karajan, m’ont tous trois demandé de chanter Isolde. Karajan m’a même demandé
Brünnhilde pour Salzbourg, ce que je n’ai pas voulu faire. Il a très bien
accepté mon refus, non seulement parce qu’il m’aimait beaucoup mais aussi parce
que j’exprimais ce refus en toute connaissance de cause. Il me disait : « Si
vous ne me chantez pas Isolde, faites-moi au moins Brangäne... » Contrairement
à sa réputation, il ne m’a jamais contrainte à chanter ce que je ne voulais pas
et ne pouvais assumer. En fait il n’a jamais forcé personne, et ceux qui
affirment le contraire sont des menteurs. Ce n’est pas vrai, ce n’est pas la
raison ! Si on lui parlait normalement, non comme un « ténor », non
comme une « diva », mais en « artiste », Karajan comprenait
tous les mots. Il suffisait de dire simplement « J'ai essayé, et je ne
peux pas... » Lorsqu’il m'a demandé de faire Isolde, j’ai travaillé trois
ou quatre mois, puis je lui ai laissé le temps de chercher quelqu’un d’autre,
et que m’a-t-il dit ? : « Mais vous savez, Frau Ludwig, vous faites très
bien de me dire cela, parce qu’un chien, on peut lui commander "saute par
la fenêtre" ; à un chat, jamais ! » Je le regardais, étonnée... « Je
vous demande "sautez", vous ne le faites pas : vous êtes comme un
chat ! C'est très bien ! » Pour Karajan, la voix était un instrument comme
un autre qui sortait de l’orchestre. Il réclamait à ce dernier de prendre la couleur
de la voix qui venait d’achever une phrase magnifique, ou à la voix de se faire
clarinette. Il demandait toujours : « Vous chantez cela pour moi. »
Et lorsque je lui disais que je ne le pouvais pas, il le comprenait
parfaitement, sans faire d’histoire. Il était fidèle...
Christa Ludwig dans le rôle de Fricka de l'Or du Rhin de Wagner aux côtés du Wotan de James Morris au Metropolitan Opera de New York en 1994. Photo : (c) Unitel
B.S. : A propos d’Isolde, un certain
nombre de mezzo-sopranos choisissent aujourd'hui d'aborder le rôle...
Ch. L. : Quand les trois chefs m’ont
demandé de faire Isolde, j’étais très heureuse. Je venais d’enregistrer la Mort d'Isolde avec Otto Klemperer. Cela
de façon tout à fait imprévue. Tout simplement parce que le disque n’était pas
assez long avec la seule Rhapsodie pour
contralto de Brahms. Du coup, Klemperer m’a demandé si je connaissais la Mort d'Isolde : « Cela serait très
bien sur le disque, m’a-t-il dit, alors demain matin : Isolde ! » Bref, ce
disque conquit ces chefs d'orchestre, séduits qu’ils étaient par la couleur de
ma voix qu’ils jugèrent parfaite pour Isolde. Et arrive une audition que j’organise
à New York. Je réunis deux dames, maman et Sinka Miller, qui m’avait fait
travailler Lady Macbeth et en qui j'avais entière confiance. Excellents
professeurs, les deux dames étaient là, ainsi que le pianiste... Et j’ai chanté
Isolde, rôle qui tient 1h25 d’horloge... Réactions communes, on s’émerveille,
crie « bravo »... « Merci... jamais ! » La conclusion a été
« Tu le fais, le chef d’orchestre aura un immense succès, toi aussi
probablement, on va dire enfin on a une voix qui... que... etc., et tu abrèges
ta carrière de cinq ans... » En vérité, ce sont les répétitions qui tuent
: chanter Isolde une fois, cela peut aller, mais plusieurs, c'est mortel. Quand
j’ai informé Böhm que Bernstein voulait me faire chanter Isolde, il m’a dit :
« Non-non-non-non, c’est un assassin, tu ne dois pas faire ça, jamais !
Avec moi tu peux !... »
Christa Ludwig entourée de Maria Callas et de Tullio Serafin durant une répétition de Norma de Bellini à La Scala de Milan en septembre 1960. Photo : DR
B.S. : Vous n’avez que très peu changé
de partenaire dans le répertoire du lied.
Ch. L. : J’ai toujours travaillé avec
les mêmes artistes. C’est dans ma nature. Je suis à la fois une femme fidèle et
reconnaissante. Je tourne avec des gens qui m’ont donné ma chance. J’ai
toujours gardé conscience de l’importance des personnes qui m’ont aidée à franchir
les étapes. Sans elles, je ne serais rien aujourd'hui. Lorsque l’on me dit :
« Tu aurais fait la carrière que tu as faite sans l'aide de quiconque »,
je réponds : « Non, tous ont été là pour moi. Sans eux je n’aurais
rien fait ! » Ce n’est pas une bonne idée que de changer trop souvent d’accompagnateur.
C’est très bien pour l’affiche, pour le business... Je suis quant à moi restée
fidèle à mon accompagnateur. D’abord parce que je suis flémarde. Nous nous
connaissons bien, et nous n’avons pas besoin de faire de répétitions. Nous
pouvons l’un et l’autre nous rassurer mutuellement. Actuellement je travaille
avec Klaus Spencer, que je côtoie depuis une dizaine d’années, c'est-à-dire
depuis qu’Erik Werba a abandonné le métier. Werba était un merveilleux
musicien. Avec lui un Schubert était un Schubert, un Mahler était un Mahler, un
Wolf était un Wolf... Et il en aurait appris à tous les pianistes.
Malheureusement, les doigts ne suivaient pas toujours. Il possédait un art, une
connaissance exceptionnels, c'était une véritable encyclopédie musicale
vivante. Mais avec lui, dans le lied, nous n’avons jamais pu instaurer de
véritable dialogue, il était et restait seulement accompagnateur. Il n’a jamais
souhaité autre chose. Il maa énormément appris, m’a donné ma chance dans ce
répertoire, et m’a même imposée, parce que j’étais à l'époque une parfaite
inconnue. Il organisait tout, clamant partout, avec son cheveu sur la langue, « Il
faut prendre Christa Ludwig, elle est très bien... » Il faisait les
programmes qu’il savait admirablement doser. Il savait aussi dans quelle ville,
dans quelle salle il fallait chanter tel ou tel lied...
Christa Ludwig chantant Le Chant de la Terre de Mahler sous la direction de Leonard Bernstein. Photo : (c) Unitel
B.S. : Cette passion pour le lied vous
a-t-elle toujours accompagnée ?
Ch. L. : Oui, ma mère m’a toujours dit
qu’il fallait tout chanter, aborder indifféremment le répertoire avec
orchestre, celui du théâtre et le lied. Enfant, je m’accompagnais moi-même au
piano. C’est pourquoi je ne sélectionnais que des mélodies graves aux tempi lents... Adagio ! A trois ans, je
chantais déjà. J’imitais tout ce que j’entendais. Un peu plus tard, j’allais à
l’Opéra, mon père, Anton Ludwig, étant directeur, metteur en scène et chanteur
- il a chanté avec Enrico Caruso au Metropolitan Opera ! J'ai tout appris sans
vraiment apprendre.
B.S. : A l’époque où vous avez abordé
Gustav Mahler, sa musique n’était pas encore en vogue.
Ch. L. : J’ai chanté quelques lieder de
Mahler dès 1954, et très tôt le Lied von
der Erde. La première fois que j’ai abordé ce cycle c’était à Hanovre. Je n’y
ai alors strictement rien compris. Quand j’ai fait l’enregistrement avec
Klemperer, je ne savais presque pas de quoi il s’agissait, particulièrement
dans le dernier lied, Der Abschied. Klemperer
m’a demandé « Mais qu'est-ce que c'est ça ?... C’est une marche funèbre »
- « Ah oui... » Je ne savais pas du tout ce que c’était ! Je n’ai rien
saisi. Absolument rien ! J’étais bête... C’est surtout Bernstein qui m’a
éclairée sur les spécificités de Mahler et de son œuvre. C’est avec lui que je
suis devenue une vraie mahlérienne. Les chefs ont tous aimé ma voix dans Mahler
à cause de son velours, de sa chaleur.
Christa Ludwig et Leonard Bernstein durant un récital de lieder à Tel-Aviv en 1973. Photo : ZDFtheater
B.S. : C'est ce qui caractérise l’ensemble
de votre répertoire, depuis Leonore, qui ne répond pas exactement à votre
tessiture, mais suscite comme nul autre rôle ce côté chaleureux, rassurant,
particulièrement humain de votre voix.
Ch. L. : Le disque que j’emmènerai sur
une île déserte est le Fidelio que
j'ai enregistré avec Otto Klemperer et Jon Vickers. Il y a un critique qui
avait écrit à Salzbourg avant que j’enregistre l’ouvrage, que ma Leonore était
très belle, tout en me souhaitant « des soirées plus tranquilles » !
Il ne s’était pourtant rien passé d’imprévu ce soir-là, mais l’on me sentait
tellement nerveuse. Leonore est mon enfant de soucis, le rôle que j’aime le
plus. J’adore ce personnage : il contient l’humanité entière. Ma mère l’a
beaucoup chanté dans les années trente en Allemagne. Mais je l’ai surtout
appris de Bernstein.
B.S. : Vous avez beaucoup travaillé
avec Leonard Bernstein.
Ch. L. : Oh oui, oui, oui. Nous
avions de si nombreux atomes crochus... Une vraie passion de musiciens nous
réunissait. C’était surtout l’homme Bernstein qui était extraordinaire, ce n’était
pas seulement une adoration que je portais à l’égard d'un chef d'orchestre ou d’un
compositeur. C'était un homme chaleureux, généreux, profondément humain, d’une
intelligence remarquable. C’est l’artiste avec lequel j’ai eu le plus d’affinités.
C’était un être authentique. Böhm était mon père musical, Karajan était une
grande adoration pour le génie de sa direction... Bernstein, était un être de
chair et de sang dans toute son authenticité. Il n’était pas homme à être sur
un piédestal. Karajan, oui !
Christa Ludwig (Dorabella) entourée à sa droite de Leopold Simoneau et Elisabeth Schwartzkof, et, à sa gauche, de Walter Berry dans Cosi fan tutte de Mozart en 1959. Photo : (c) Nancy Sorensen
B.S. : Il a beaucoup été dit que vous
étiez la plus viennoise des cantatrices berlinoises.
Ch. L. : J’ai appris à être Viennoise.
Et quand on apprend, c’est comme une conversion : on devient plus Viennois que
le Viennois le plus authentique... Vienne est ma ville d’adoption ; c’est la
ville de la musique par excellence. Même si les Viennois n’ont pas compris
grand-chose à la musique de leurs génies contemporains... Thomas Bernard dit
que les Autrichiens étaient tellement catholiques qu’ils se sont interdit d’écrire,
et se sont tournés vers la musique...
B.S. : Parmi les Brahms, Wagner, R.
Strauss, Schumann, Mahler, Schubert, quels sont ceux dont vous vous sentez la
plus proche. Vous avez évoqué Beethoven, votre « enfant de douleur »,
qui vous est très proche de cœur. Les grands personnages que vous avez
interprétés ont tous une dimension humaine, sensible, y compris Lady Macbeth.
Ch. L. : Lady Macbeth n’est pas le seul
rôle Verdi que j’ai tenu. J’ai également été Amneris, Eboli, Bal Masqué, Il Trovatore... Il existe un disque pirate qui témoigne de mes
prestations verdiennes, Christa Ludwig
singt Verdi... C’est très moche ! Mais il n’en reste pas moins vrai que,
sur le plan international, mon nom est essentiellement attaché à Beethoven, R.
Strauss, Pfitzner, Brahms, Mahler, Mozart et Wagner. Cependant, le compositeur
avec lequel je me sens le plus naturellement en confiance, comme dans un cocon,
c’est Hugo Wolf. Ne plus chanter ses lieder est certainement l’unique chose que
je regretterai lorsque je me serai définitivement retirée. Ses lieder sont ceux
où paroles et musique sont le plus étroitement imbriquées, et ma voix s’y sent
vraiment chez elle.
Christa Ludwig entourée à sa droite de son second mari, le comédien metteur en scène Paul-Emile Deiber, et, à sa gauche, de Pierre Berger lors de son élévation au rang de Commandeur de l'Ordre de la Légion d'honneur par l'ambassadeur de France à Vienne en 2010. Photo : DR
B.S. : Vous avez côtoyé les plus
grands chanteurs de votre époque avec lesquels vous semblez même avoir formé
une troupe...
Ch .L. : Il y avait cette équipe
constituée par Böhm et qui comptait dans ses rangs Leonie Rysanek, Walter
Berry, James King, Jess Thomas, Thomas Stewart pour les Mozart, les Strauss,
les Wagner... Autrement, nous nous produisions dans un lieu, et nous en
allions, sans nous connaître. J’ai également beaucoup aimé travailler avec Elisabeth
Schwarzkopf.
B.S. : Parmi les opéras de votre
répertoire, vous mentionnez Fidelio... Il y a aussi La
Femme sans Ombre. La Teinturière, est l’un
de vos rôles fétiches dont les mélomanes se souviennent lorsque vous formiez à
la fois à la scène et dans la vie un couple avec Walter Berry. On sentait à l’époque
une grande connivence entre vous deux, notamment au disque, enregistrant
ensemble entre autres les Wunderhorn Lieder de Mahler avec Bernstein (Sony/CBS), ou Judith et Barbe-Bleue avec
Kertesz (Decca). On y percevait un grand naturel. Cette connivence
représente-t-elle un idéal artistique ?
Ch. L. : Pas du tout... En fait, il
existait entre nous une concurrence énorme. Je me souviens de récitals lourds.
Le matin au réveil, l’un disait « Je n'ai pas dormi », l’autre
renchérissait « Moi non plus, ma voix ne va pas », l’autre aussi « Ma
voix ne va pas »... Dans la salle de bain, on s’échauffait la voix, l’autre
disait « Ne fais pas ça, je ne peux pas me concentrer »... C’était un
calvaire !!! En fait, ce n’est pas du tout agréable ! Et si l’un a de
meilleures critiques que l’autre, c’est la tragédie. Pour les cachets, c’est
pareil. Et quand je chantais la Teinturière auprès de Walter, nous avions déjà
divorcé... Il y avait des tensions énormes. C’était vraiment très dur. On était
toujours ensemble, à l’hôtel, aux répétitions... Nous ne nous quittions jamais,
et les chefs d’orchestre n’étaient pas gentils : « Et pourquoi vous
ne pouvez-vous pas faire ça, alors que le peut ? » Karajan, Böhm étaient
vraiment désagréables avec nous.
Christa Ludwig et le chef d'orchestre Otto Klemperer. Photo : (c) Warner Classics
B. S. : Vous avez été l’un des piliers
du Festival de Salzbourg…
Ch. L. : J’y ai chanté pour la première
fois en 1955. Je déteste le climat de Salzbourg : le vent me donne des
migraines terribles. Je m’emmitoufle dans des couvertures pour me protéger la
tête... J’ai tout chanté à Salzbourg. Le public ne se plaint jamais, il est
facile à vivre. Je ne comprends pas les critiques qu’on peut lui faire. Ce n’est
pas parce qu’il paie des fortunes pour des spectacles inaccessibles au plus
grand nombre qu’il est demeuré ! Et si les opéras sont archicombles, il y a
toujours des places libres pour les récitals. La politique menée par Gérard
Mortier [Ndr : Gérard Mortier était alors directeur général du Festival de
Salzbourg depuis 1992, poste qu’il quittera en 2001] est très bonne, même si
les places sont encore très chères. Il a raison de refuser de verser des
cachets astronomiques à certains artistes. Il a cependant été décidé que tous
les récitals se feraient au Mozarteum. J’ai dit « Ah bon !? »
Pourtant, subitement, j’apprends qu’une autre personne venait de chanter au
Festspielhaus. Et j’ai fait « Ah, mais pourquoi ?... J’ai toujours rempli
le Festspielhaus... Pourquoi me met-on maintenant au Mozarteum ? Surtout que,
je dois vous le dire, ce sont mes adieux et c’est la dernière fois que je
chante à Salzbourg » - « Ah, bon... En ce cas... » C’est là que
Gérard Mortier a le plus à faire : deux personnes remplissent la salle de la même
façon, avec un succès tel qu’il faut ajouter des chaises vendues sur la scène
au même prix... Pourquoi l’une se voit offrir une plus grande scène que l’autre ?...
Là, ce sont des problèmes de maisons de disques qui entrent en ligne de compte.
Il va falloir que Mortier s’en sorte. Mais pourquoi paie-t-on une personne dix
fois plus que l'autre à renommée égale ? Mortier dit « Non, je donne le
même cachet, le reste ne me regarde pas ! » Il a raison, ce sont les
sponsors, les maisons de disques, etc. qui décide, et ce n’est pas à eux de le
faire !
Karl Böhm peu avant sa mort en 1981. Photo : (c) Unitel
B.S. : Salzbourg, Bayreuth, Lucerne se
sont arraché votre collaboration. Quel est parmi ces trois illustres festivals
celui qui vous convient le mieux ?
Ch. L. : Bayreuth, pour le contact avec
le public. L’on peut aller vers lui sans contrainte, et il est merveilleusement
réceptif. Les contacts sont simples et naturels. Mais me produire sur la scène
du Festspielhaus m’est plus difficile, voire douloureux. En effet, je n’aime
pas les chanteurs wagnériens, ils sont trop « épais ». Ils ne savent
pas se conduire. Le deuxième Parsifal
que j’ai fait à la scène, ce fut avec Pierre Boulez. Un jour de représentation,
au troisième acte, alors que j’étais déjà allongée sur le plateau, la basse s’est
retournée et a craché par terre. J’étais écœurée... Mais l’atmosphère de Bayreuth
est beaucoup plus sympathique, moins fine mais plus amicale que celle de
Salzbourg. A Salzbourg, on boit du vin, à Bayreuth, on boit de la bière...
Quant à Lucerne, j’ai choisi d’y vivre voilà trente ans !
B.S. : Attachez-vous de l’importance à
la défense de la musique contemporaine ?
Ch. L. : Aux lendemains de la guerre, j’ai
beaucoup fait de musique contemporaine. J’ai travaillé à Donaueschingen,
Darmstadt, chanté du Luigi Nono, du Pierre Boulez, Hermann Scherchen, Bruno
Maderna, tous les grands musiciens de la génération d’après-guerre. Après, il
faut répondre à la demande, et ce que les gens demandaient, c’était d’entendre
Schubert, Brahms. Ce n’est pas de ma part un refus de faire de la musique
contemporaine. Voilà deux ans, au cours d’un liederabend de Salzbourg, j’ai chanté du Gottfried von Einem.
Christa Ludwig dans le rôle d'Ortrud de Lohengrin de Richard Wagner au Festival de Bayreuth 1964. Photo : DR
B.S. : Il n’a pas la réputation d’être
un grand novateur...
Ch. L. : Ne croyez pas cela. Il a fait
fuir une partie du public ! Une fois, j’ai proposé de donner un récital gratuit
de mélodies d’un compositeur hongrois mort à Auschwitz. Les organisateurs ne m’ont
pas laissé faire, et m’ont dit « Surtout pas ! » J’ai créé le rôle de
Claire dans La Visite de la Vieille Dame
(Der Besuch der alten Damen) de Von
Einem ; il est affiché à l’Opéra de Vienne ; on fait nombre de répétitions, et
à la deuxième représentation il ne fait pas même une demi salle. La musique contemporaine
demande beaucoup d’efforts, et on n’a pas le temps de travailler ces œuvres
nouvelles qui, de plus, ne sont que très peu demandées par les théâtres. Même
si un Beethoven nécessite temps et énergie, on a plus de chance de le donner
cent fois qu’un ouvrage du XXe siècle. En Allemagne, même Debussy
est mal accepté du public, ne serait-ce qu’en raison de la langue. Je n’ai pas
beaucoup travaillé avec Pierre Boulez. J’ai chanté avec lui à New York lorsqu'il
était directeur du Philharmonique, dans des extraits de Wozzeck l’année où il avait monté une saison Berg/Liszt. Après, j’ai
fait des Mahler sous sa direction.
B. S. : Wagner est également un
compositeur qui vous convient parfaitement. Kundry est un personnage fabuleux.
CH. L. : C’est le plus beau personnage
féminin de Wagner. Kundry est un grand mystère, l’on ne sait qui elle est, ni d’où
elle vient, elle cherche le salut. J’ai chanté Kundry pour la dernière fois à
New York avec Jon Vickers... Quand il a abordé son dernier acte... pfouuh !...
Cet homme-là était vraiment extraordinaire... Il avait quelque chose dans la
voix qui était unique. Et son Peter Grimes ! Il était vraiment le personnage !
Photo : (c) Universal Music
B.S. : Le plus beau souvenir de votre
carrière ?
Ch. L. : La Femme sans Ombre à New
York... J’adore New York. Le public y est extraordinaire. La salle du
Metropolitan Opera est l’une des plus belles du monde, l’acoustique est
exemplaire. Cette Frau ohne Schatten
réunissait ce soir-là, sous la direction de Böhm, Leonie Rysanek, James King,
Walter Berry... bref la grande équipe avec laquelle j’ai fait le tour du monde.
C’était la semaine d’ouverture de la nouvelle salle du Lincoln Center, la
première fois que l’ouvrage était donné en Amérique. Un événement formidable.
B.S. : La Femme sans Ombre est l’un des cinq ou six plus grands
chefs-d'œuvre de l’art lyrique du XXe siècle...
Ch. L. : ... Je ne le pense pas... Mais
vous savez, au fond, je n’aime pas vraiment Richard Strauss. J’apprécie
certaines choses, notamment Elektra,
opéra extraordinaire.
Christa Ludwig (en bas à droite), Walter Berry (à sa droite), James King et Leonie Rysanek dans la scène finale de La Femme sa Ombre de R. Strauss à l'yOpéra de Vienne en 1966. Pgoto : (c) DR
B.S. : Qu'Ozawa, lors l'enregistrement
auquel vous avez participé à Boston, ait coupé dans la partition davantage que
de coutume ne vous choque-t-il pas ?
Ch. L. : Qu'Ozawa tranche dans le vif d'Elektra, c’est normal : ce sont des
coupures que l’on fait à Vienne, ainsi qu’à Munich. Strauss les a acceptées...
B.S. : Certes, il les a acceptées,
mais à contre cœur... et Ozawa a coupé bien plus que Strauss ne l’a jamais
envisagé...
Ch. L. : Cet ouvrage est trop long, il y
a des phrases d'Elektra, de Chrysothemis qui sont vraiment beaucoup trop
longues. C’est moche. Cela n’a rien à voir avec les difficultés de l’écriture
vocale. C’est comme la dernière aria
de Marcelina dans les Noces de Figaro
: on coupe, c’est la tradition. Point à la ligne... Aujourd’hui on veut tout en
intégralité...
B.S. : Mais il vaut peut-être mieux
proposer des petits airs comme celui de Mozart, que de ressortir du Ambroise
Thomas [rires de Christa Ludwig]...
Ch. L. : ... On cherche à renouveler le
répertoire en faisant du neuf avec du vieux... Pour revenir à Elektra, la musique en est splendide. C’est
bien plus intéressant que Rosenkavalier.
Dans ce dernier ouvrage, seuls le quintette et le monologue de la Maréchale
sont intéressants. Le Strauss de Capriccio
est bien plus captivant. Je reconnais cependant que Strauss a toujours admirablement
écrit pour la voix. Je n’ai jamais cessé de chanter ses mélodies, tout en
confessant que parmi ses deux cents lieder, il s’en trouve beaucoup qui ne sont
pas nécessaires. Mais il n’y a pas de passion chez Strauss, de naturel, d’âme.
Tout est fait avec malice et un savoir-faire prodigieux. A vrai dire, je
pense qu’il n'est pas du tout... érotique !
Hugo Wolf (1860-1903). Photo : DR
B.S. : Au fond, quel est votre
compositeur de prédilection ?
Ch. L. : Intellectuellement, c’est Monteverdi que je préfère. Pour le cœur,
le « ventre », c’est Puccini. Pour les grandes choses de l’esprit,
Bach. J’aime Mahler. Pfitzner aussi. Il y a chez lui de jolies choses, ses
lieder, son opéra Palestrina... C’est
beau, extraordinaire... et les mélodies ! Je les chante beaucoup en Allemagne.
Les textes qu’il a mis en musique sont magnifiques. Le lied, c’est aussi
défendre un texte : on doit chanter le poème et parler la musique. C’est ce qui
fait la grandeur d'Hugo Wolf.
B.S. : Monteverdi, Bach sont aujourd’hui
marqués par le style dit « baroque », à tel point que les lectures
traditionnelles sont vouées aux gémonies. Impossible désormais d’envisager une Passion selon saint Matthieu de Bach telle que vous l’avez enregistrée
sous la direction de Klemperer, ni même celle de Karajan.
Ch. L. : Je trouve que les adeptes du
baroque défendent ce style sous de faux prétextes. Cela leur permet de voiler
une carence de musicalité, de cœur. C’est à la fois de l’arrogance et de l’impuissance.
Harnoncourt le premier, puis tous ses épigones focalisent leur attention sur la
mesure seule, sur la note écrite. Mais ce qui est derrière ne leur importe
guère. Il n’y a aucune personnalité ; les voix manquent de volume, les timbres
sont secs... Ces chanteurs ne sont pas même identifiables à l’écoute, comme
pouvaient l’être un Jon Vickers ou un Carlo Bergonzi. Il faut cependant
reconnaître qu’ils chantent bien. Mais, n’ayant rien à offrir, ils se cachent
derrière l’authenticité, le style, le compositeur, le respect de... une
soi-disant tradition. Aujourd'hui, tout est uniquement question de technique.
Christa Ludwig dispensant une masterclass. Photo : DR
B.S. : Considérant l’énorme héritage
artistique qui est le vôtre, peut-on attendre de votre part que vous le
transmettiez, notamment par l'enseignement ?
Ch. L. : J’ai tellement travaillé... Je
ne veux plus rien faire ! Peut-être donner de temps en temps un cours, mais c’est
tout. En fait, en prenant ma retraite, je ne vois pas bien ce que je vais
pouvoir faire... A un moment de ma vie, avec mon mari comédien metteur en
scène, j’ai eu envie de créer une école d’art lyrique où nous enseignerions le
maintien, la présence en scène... Mais il nous aurait fallu organiser ça,
disposer de beaucoup d’argent, de locaux, de matériel, de personnel, d’un
directeur de l’école... Bref, nous en avons parlé à droite et à gauche, et un
jour alors que je travaillais avec Michel Sénéchal qui m’avait invitée comme
professeur à l’Ecole d’Art Lyrique, il s’est fâché avec Georges Hirsch, alors
Directeur de l'Opéra. Celui-ci nous a contactés et nous a offert la succession
de Sénéchal, en nous donnant carte blanche. Après tout, pourquoi pas ? : Là, on
a les locaux, les possibilités humaines et matérielles. Nous avons étudié le
projet... Puis, alors que nous discutions avec nos différents interlocuteurs,
chacun nous interrompait en nous affirmant nous nous fourvoyions, notamment en
raison des conventions collectives qui exigeaient par exemple la présence permanente
dans les locaux d’un laryngologue... Hirsch nous avait pourtant dit que nous
pouvions faire ce que nous voulions... Notre projet a fini peu à peu par se
désagréger, et nous avons renoncé...
Nous avions pourtant prévu Nicolaï Gedda pour le répertoire russe, Elisabeth Schwarzkopf pour le lied... bref
des tas de gens capables... L’idée nous titille encore. Mais comment nous y
prendre et où nous implanter ? En attendant, en juillet prochain en Allemagne
dans le cadre du Festival de Schleswig-Holstein, je donne avec mon mari des
cours qui nous permettront par exemple de concentrer nos efforts sur la scène X
des Noces de Figaro, la scène Y de Cosi fan tutte, etc. : j’en ferai
chanter une partie deux heures durant tandis que mon mari s’occupera des
autres, puis nous nous retrouverons tous... Nous avons d’autres demandes qui
émanent de la Manhattan School of Music et du Metropolitan Opera. En Grèce, J’ai un projet à Athènes et un
autre avec BMG et le mécène grec, M. Landrakis, qui s’est attaché à la
transmission d’héritages artistiques auprès de jeunes musiciens. L’éditeur va
réaliser plusieurs enregistrements vidéo qui formeront une sorte de
complémentarité avec le disque. En contrepartie de son offre, M. Landrakis a
simplement demandé une copie pour son école. BMG enregistrera également à
Vienne mon récital d’adieux.
Christa Ludwig dans le rôle de la Méréchale dans Le Chevalier à la rose de R. Strauss. Photo : DR
B.S. : Vous portez la plus grande
attention à votre ultime tournée.
Ch. L. : J’ai voulu la faire en compagnie
des compositeurs qui m’ont accompagnée toute ma vie. Néanmoins, à Vienne, je
donnerai un autre programme qu’à Salzbourg. Il ne réunira que des « Viennois ».
Mon ultime mélodie sera "... Morgen..."
de R. Strauss. Avant, il y a le Japon, et probablement en octobre de l’année
prochaine la Chine. Si tout va bien, ma toute dernière prestation devrait se
tenir le 20 novembre 1994, au Staatsoper de Vienne. On voulait m’y faire
chanter la Waltraute du Crépuscule des
dieux dans le cadre d’une représentation d’abonnement [Ndr : en fait,
elle chantera Fricka dans L'Or du Rhin et La Walkyrie en
1994 au Metropolitan Opera de New York]. Mais j’ai dû refuser, la production ne
me convenant pas. Finalement, on m’offre une soirée, où je pourrai inviter mes
amis, un peu comme Régine Crespin l’avait fait à Paris. Le Philharmonique de
Vienne a accepté. J’aime tellement le son si particulier de cet orchestre
lorsque je chante au milieu de ses musiciens. Je ne ressens pas ce bonheur avec
d’autres orchestres. Le Philharmonique a une patine si particulière, les
violons exhalent une sorte de... décadence unique. Je n’ai retrouvé le même son
qu’avec les seuls orchestres israéliens. J’introduirai cette soirée par
quelques lieder de Mahler avec orchestre, et la conclurai avec ... Morgen..., lied de Strauss avec
violon obligato... C’est si beau ! Ce
chant qui ne commence ni ne se termine, donnant comme nul autre un sentiment d’éternité...
« ... Et demain, le soleil se lèvera encore... » Puis la fin de
soirée se déroulera avec ou sans moi, mais avec mes amis, qui joueront du
classique, du jazz et... du rock, avec mon fils, qui composera peut-être une
chanson pour l’occasion. Après, ce sera fini...
B.S. : Le silence ?
Ch. L. : Non, au contraire : je
vais enfin pouvoir parler...
Propos recueillis par Bruno Serrou
Saint-Nom-la-Bretèche,
9 octobre 1993