Ludwig van Beethoven (1770-1827. Photo : (c) Beethoven Museum, Vienne
Le cursus beethovenien
des trente-deux sonates pour piano est, avec celui des dix-sept quatuors à
cordes, la part de la création du « Maître de Bonn » qui exprime le
plus les arcanes de son art. Le piano est à la fois le confident du compositeur
et le support par excellence de sa quête d’inouï. Ludwig van Beethoven (1770-1827) a en effet permis à
travers lui à l’écriture pianistique de franchir une étape décisive, anticipant
jusqu’aux préoccupations des compositeurs d’aujourd’hui face au clavier. S’il a
ouvert l’ère du piano romantique, il anticipe aussi sur le XXe siècle,
ouvrant la voie par des acquisitions constantes à travers l’évolution continue
de son style et de sa propre personnalité. Il soumet la virtuosité aux
exigences de l’évolution du discours, et sa conception du piano est quasi
symphonique, l’orchestre entier semblant y bruire. Telles des pages d’un
journal intime, les trente-deux sonates tracent dans la carrière de Beethoven
une immense trajectoire ininterrompue qui court de 1796 à 1822. On y distingue
trois grandes étapes, classées pompeusement par Liszt « l’adolescent,
l’homme, le dieu ». Ainsi, bien que chacune représente une entité en soi,
peut-on repérer quinze sonates dans la première période allant de 1796 à 1802,
onze dans la deuxième, qui couvre douze années, de 1802 à 1814, et six dans la
troisième. Beethoven, est un monde en soi dans lequel il est possible de
s’immerger à satiété. Sont retenues ici à titre d’exemples trois sonates
permettant présenter l’évolution du style de Beethoven.
L'un des pianos de Beethoven. Photo : (c) Stephen Husarik
Jusqu’à
l’aube de la deuxième vague de ses sonates pour piano, Beethoven, conformément
à la tradition classique, regroupe de temps à autre plusieurs sonates sous un
même numéro d’opus. Mais, à la différence de ses contemporains, s’il réunit ses
pièces c’est pour présenter divers aspects d’une même quête, comme autant de
volets d’une seule partition se déployant en plusieurs sections. Mais,
après l’opus 31, totalement maître de son art, il renonce définitivement à ces
regroupements et condense l’expression de son expérience intime dans une seule
œuvre. Ainsi, les innovations formelles, les changements de structure des
sonates sont dictés non par un désir de nouveauté, mais par un compromis entre
les exigences esthétiques et les nécessités de l’inspiration.
Ludwig van Beethoven en 1796.
C’est à
vingt-cinq ans que Beethoven écrit les deux volumes d’œuvres qu’il considère
comme ses premiers véritables opus, les trois Trios op. 1 et les trois
Sonates op. 2, deux cahiers où prédomine le piano, le
confident par excellence pour le compositeur qui s’était déjà imposé de Prague
à Berlin comme un improvisateur incomparable. Le premier recueil de sonates est
entièrement dédié à Joseph Haydn, « docteur en musique », ce qui
atteste de la déférence de l’élève et du maître, mais n’induit aucune
concession à ses conceptions esthétiques. Joué devant son dédicataire au cours
d’une soirée chez le prince Lichnowski, le recueil heurte le vieux maître par
les tendances du disciple dont il pressent qu’« il sacrifiera la forme à
l’expression » et à qui il conseille de « s’instruire encore ».
Ce « sacrifice » ne sera jamais vraiment avéré puisque, si
l’expression est vigoureusement présente, ce ne sera jamais aux dépens de la
forme, que Beethoven peut justement transcender parce qu’il en a la parfaite
maîtrise.
Ludwig van Beethoven, Sonate op. 2 n° 1, Allegro
Ainsi, dès
la première sonate Opus 2 n° 1 écrite en 1794-1795 et publiée à
Vienne en mars 1796 avec ses deux sœurs toutes trois « pour clavecin ou
pianoforte », le ton de Beethoven est au tragique. Il impose ainsi
immédiatement l’aspect sombre de sa personnalité déjà exprimée dans le Trio
op. 1 n° 3, écrit dans la tonalité douloureuse d’ut mineur. Ici, la
tonalité de fa mineur, qui sera celle de l’Appassionata, instille le
sentiment terrifiant du Fatum ou Destin,
qui s’affirme déjà, avec ces quatre accords martelés que Beethoven n’identifiera
comme tel que plus tard. Volonté tendue et doute s’affrontent. L’on y perçoit
aussi la vigueur de la jeunesse, avec le premier thème au ton juvénile qui
rappelle Mozart. Au combat du mouvement initial succède la longue méditation de
l’Adagio, prolongement d’un quatuor à cordes écrit vers 1785.
L’expression est plus mélancolique que douloureuse, adoucie par la fraîcheur
d’un sentiment exempt des orages de la passion. De forme classique avec trio,
le menuet, au ton sarcastique et désenchanté, semble évoquer les
derniers feux de l’insouciance d’une aristocratie qui sera bientôt jetée au bas
de son piédestal. Le Prestissimo final exploite toutes les capacités
virtuoses et expressives du pianoforte. Orage, révolte, fièvre, passion animent
ce morceau jusqu’à la violence. Toutes les forces refoulées se déchaînent dans
un langage qui n’a pas encore les moyens techniques pour traduire leur
puissance, mais qui laisse pressentir la sonate dite Tempête.
Interrompant soudain cette bourrasque, un chant s’élève enfin, tendre et
mélancolique. Les derniers feux de la sonate, avec ses gerbes de triolets,
confirment le caractère sombre, rageusement désespéré.
Ludwig van Beethoven en 1802.
Les trois Sonates
op. 31 constituent le dernier recueil de plusieurs sonates pour piano
réuni par Beethoven. Ces pages sont le fruit de la relation du compositeur avec
Giulietta Guicciardi qui allait susciter une véritable révolution dans la vie
de Beethoven, et qui, associée à la découverte de la surdité qui ne saura aller
qu’en empirant, allait engendrer le fameux « Testament d’Heiligenstadt »
écrit le 6 octobre 1802. Le cumul de ces deux tragédies conduira le compositeur
au bord du suicide. Les premiers volets du triptyque ont été composés quasi
simultanément, et il semblerait que l’opus 31 n° 2 ait été
conçu avant le n° 1. Les deux premières sonates ont été publiées en même
temps chez l’éditeur zurichois Naegeli en 1803. Elles ne seront dédiées à la
comtesse Von Brown que lors de leur troisième édition, à Vienne, chez Cappi, en
1805, accompagnées cette fois par la troisième sonate. Mais ce n’est qu’avec
l’édition Simrock, à Bonn et à Paris, que le triptyque reçut le numéro d’opus 31. La deuxième sonate est celle
qui reflète le plus l’état d’esprit de Beethoven en cette douloureuse période.
C’est ici aussi que s’applique pour la première fois la confidence du
compositeur à Krumpholz : « A présent je veux marcher dans des chemins
nouveaux. »
Ludwig van Beethoven, Sonate op. 31 n° 2 "la Tempête", deuxième mouvement
L’opus 31 date de 1801/1802, période de
crise au cours de laquelle Beethoven sombre dans la certitude du malheur,
craignant de ne plus pouvoir communiquer. C’est le cri tragique de La
Tempête annoncé dès l’opus 2/1,
mais qui, ici, atteste du tournant crucial dans l’existence mouvementée de
Beethoven, qui choisit finalement de braver le destin, de prendre un nouveau
départ, ce dont témoigne tout particulièrement cette deuxième sonate de l’opus 31.
William Turner (v. 1775-1851), La Tempête (1803-1804)
Rarement
Beethoven se confie aussi évidemment et personnellement que dans le Largo,
Allegro qui constitue le mouvement initial de la partition, avec ces
vingt mesures d’introduction, cet accord brisé, ce discours agité, l’envol de
l’immense aria dramatique et majestueuse. L’interruption puis le retour
de la figure rythmique originelle renforcent l’aspect théâtral du morceau.
Beethoven aurait recommandé à son propos à son ami Schindler : « Lisez
La Tempête de Shakespeare ». L’Adagio
déploie une cantilène ornée, illusoire repos menacé par l’invasion incessante
des battements d’octaves en triolets. Cette méditation dramatique marque le
tournant de l’expressivité et du langage du compositeur qui gagnent en densité
et rendent plus intimes encore les liens qui relient ce qu’il faut exprimer à
leurs moyens d’expression. Dans ce mouvement, Beethoven introduit le récitatif
libre au sein de la forme sonate, ainsi que les indications de pédale destinées
à suggérer la tendre confidence. Le finale Allegretto se fonde sur une
cellule de quatre notes en doubles-croches qui se présentent tel un perpetuum
mobile de quelque quatre cents mesures qui aurait été inspiré par le galop
d’un cheval qui passait régulièrement sous la fenêtre de la chambre du
compositeur à Heiligenstadt. Cette chevauchée fantastique d’une monture
cauchemardesque notée au début de l’été 1802 annonce celles de Schubert,
Mendelssohn et Schumann. Ce finale témoigne de la réaction qui a permis à
Beethoven de surmonter son désespoir, alors que la sonate entière est célébrée
pour son caractère dramatique, et elle est tenue de ce fait pour l’expression
du génie de Beethoven.
Ludwig van Beethoven vers 1821
Dans ses
trois dernières sonates, op. 109, 110 et 111, les cadres
classiques éclatent, la texture polyphonique est plus complexe, le
développement plus ample, l’émotion plus tendue et douloureuse. Véritable
Himalaya, la Sonate op. 110, esquissée en même temps que celle
qui la précède, a été écrite deux ans plus tard, en 1821, et achevée le jour de
Noël. Elle sera publiée en août 1822 par Schlesinger à la fois à Berlin et à
Paris. Destinée dans un premier temps à Antonia Brentano, dédicataire des
futures Variations Diabelli, elle parut finalement sans dédicace. Ce qui
pourrait s’expliquer par le fait que cet opus
110 est clairement une confession
parmi les plus intimes du compositeur. Cette œuvre contient toutes les
caractéristiques du dernier Beethoven, une extrême liberté de forme, d’amples
développements, l’usage de procédés cycliques, les thèmes naissant d’un unique
motif initial, l’emploi délibéré du récitatif dramatique et de parties fuguées.
Ludwig van Beethoven, manuscrit du deuxième mouvement de la Sonate op. 110
Ses trois mouvements, Moderato cantabile molto espressivo, Allegro
molto, Adagio ma non troppo – Allegro ma non troppo (Fuga),
doivent être joués sans interruption, même s’il semble qu’un arrêt puisse être
marqué entre l’allegro et l’adagio. Le thème initial du premier
mouvement est en deux parties exposées dans un dépouillement d’une extrême
mélancolie. Le finale est d’une longueur inaccoutumée et sa structure
particulièrement complexe. Il se décompose en effet en plusieurs parties, les
éléments principaux étant un Adagio et une Fugue. On peut
toutefois y discerner une succession Moderato – Scherzo – Adagio
– Allegro, telle la structure générale d’une vaste forme sonate. Le tout
constitue un immense poème symphonique avant la lettre dont toutes les parties
sont solidaires, structure qui allait faire florès. Cette sonate explore en
outre un univers sonore inédit par l’exploitation systématique des résonances
du piano.
Bruno Serrou
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