George Benjamin (né en 1960) à sa table de travail. Photo : DR
La première fois que je rencontrai George Benjamin en personne, c'était le 10 février 1997, dans les bureaux de l'Ensemble Intercontemporain à la Cité de la Musique. Il venait d'avoir 37 ans. Il s'agissait de l'interviewer pour le magazine de l'Intercontemporain dans la perspective d'une série de masterclasses, de rencontres avec le jeune public, et de concerts qu'il s'apprêtait à diriger à la Cité de la Musique. Il composait alors Viola, viola, et il ne pensait pas encore à l'opéra, n'achevant le premier, Into the Litle Hill, qu'en 2006 - il sera donné en France la même année Amphi de l'Opéra Bastille dans le cadre du Festival d'Automne -, avant de connaître la consécration avec le deuxième, Written On Skin, en 2012 au Festival d'Aix-en-Provence, son commenditaire, avant de tourner dans le monde entier.
Né à Londres le 31 janvier 1960, George Benjamin a commencé à jouer du piano à sept ans, se mettant aussitôt à la composition. En 1976, il entre au Conservatoire de Paris pour étudier avec Olivier Messiaen et son épouse Yvonne Loriod. Etudes qu'il poursuit avec Alexander Goehr au King's College de Cambridge. Sa première oeuvre pour orchestre, Ringed By The Fiat Horizon, est créée aux Proms de Londres, alors qu'il n'a que vingt ans. En 2010, il est élevé par la reine d'Angleterre au rang de Commandeur de l'ordre de l'Empire Britannique.
Je reprends ci-dessous l'entretien que George Benjamin m'accorda en février 1997, voilà donc un peu plus de vingt-et-un ans dans son intégralité.
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Photo : DR
Bruno Serrou : vous rencontrant pour la
première fois, Olivier Messiaen a dit de vous qu’il imaginait que Mozart devait
vous ressembler au même âge...
George
Benjamin : Messiaen
l’a dit, en effet, mais ce n’est pas vrai. Il m’a offert un compliment
extraordinaire, d’une grande générosité. Je suis très ému de la confiance
dont il me témoigna en affirmant cela, mais je ne suis pas d’accord avec lui.
D’autant que Mozart ne serait plus possible aujourd’hui.
BS : Pourquoi ?
GB : Dans l’histoire de
l’humanité, Mozart est un événement tout à fait unique. Il a fait des choses si
géniales dans une vie si courte. Et ce génie est bien de son époque. Son œuvre
s’appuie en effet sur des formes qui fonctionnaient alors fort bien et depuis
longtemps. Elles lui étaient parfaitement adaptées puisqu’il ne les remit pas
en question, contrairement à Beethoven et à ses successeurs. Aujourd’hui, nous
sommes obligés de tout réinventer ou de tout faire par nous-même. Ecrire une
œuvre, c’est faire un parcours à la fois plus difficile et plus libre.
BS : Teniez-vous déjà ce type
de raisonnement à seize ans, lors de votre rencontre avec Messiaen ?
GB : Je n’étais pas ignorant.
Je connaissais un peu la musique moderne. Je savais que c’était difficile. Je
composais avant de rencontrer Messiaen. Peu après notre premier entretien, qui
dura trois heures, je commençais ma
Sonate pour violon et piano que j’achevais un an plus tard. A seize ans, j’étais déjà conscient de
l’importance de cette rencontre avec Messiaen. A sept ans, j’étais aussi
sérieux qu’aujourd’hui. Je voulais être compositeur, suivre cette voie et
progresser. Je savais que Messiaen était un grand maître, un grand compositeur,
et, lorsque je le rencontrai pour la première fois, je savais qu’il tenait mon
destin dans ses mains. C’était le jour le plus terrifiant de ma vie. Je
tremblais de peur. Puis il est entré, j’ai vu qu’il était extrêmement simple,
d’une gentillesse exquise.
George Benjamin entouré de ses deux maîtres, Yvonne Loriod et Olivier Messiaen. Photo : DR
BS : En quoi Messiaen vous
a-t-il aidé ?
GB : Son enseignement et son appréciation
ont été les plus déterminants pour mon avenir. Il est vrai que j’étais très
jeune, à seize ans. Mais il a eu confiance en moi à un moment où je ne savais
pas quoi faire.
BS : Vous dites avoir
découvert la musique classique vers l’âge de sept ans. Auparavant, vous étiez
plutôt attiré par la musique populaire anglo-saxonne. Comment avez-vous
découvert la musique savante ?
GB : Ma passion pour la
musique populaire a pris fin très tôt, à six ou sept ans. Cette rupture fut
violente. C’était au milieu des années 1960, la grande époque de la musique
pop. Puis, totalement converti, j’ai jeté tous mes disques à la poubelle.
BS : Comment s’est passée
cette conversion ?
GB : Après avoir vu Fantasia de Walt Disney. Moussorgski,
Stravinski, Beethoven ont bouleversé ma vie. Dans les années trente, Leopold
Stokowski avait déjà la volonté d’utiliser le cinéma pour ouvrir la musique
classique aux millions de gens qui se bousculaient dans les salles de cinéma.
Il a eu le courage de prendre une œuvre encore nouvelle et problématique à
cette époque, sinon scandaleuse, le Sacre
du Printemps. C’est peut-être plus courageux encore que ce qu’allait faire
Leonard Bernstein avec la télévision. Stokowski prenait alors une œuvre de
Stravinski encore récente, créée moins d’un quart de siècle plus tôt. C’est
comme si aujourd’hui un chef d’orchestre imposait dans un film Pli selon Pli de Boulez ou Gruppen de Stockhausen, pièces
aujourd’hui plus anciennes que ne l’était le Sacre à l’époque de Fantasia.
Certes, Stokowski a entièrement déstructuré l’œuvre de Stravinski, au grand dam
de ce dernier, réduisant la partition de moitié.
BS : Accepteriez-vous, sous
des prétextes pédagogiques, que l’on traite ainsi l’une de vos partitions ?
GB : Je serais très déçu. Je
comprends donc la réaction de Stravinski !
BS : Vous considérez-vous
comme un compositeur britannique ?
GB : J’ai eu la chance de
voyager, et j’aime la musique de beaucoup de pays... Mes choix ne se fondent
sur aucune référence nationale. Je suis ouvert à toutes les musiques pouvant me
séduire. Le fait d’être Anglais m’est cependant bénéfique car il reste beaucoup
de choses à faire et l’on peut respirer. Ainsi est-il possible de travailler
plus aisément, la pression étant moins forte. Cela dit, avoir de la pression
est aussi un bienfait. Et la création musicale britannique du XX° siècle est
plutôt riche. Il y a Elgar, Holst, Vaughan Williams, Tippett, Britten, et un
fort contingent dans la génération d’après-guerre, avec Ferneyhough, Birtwistle,
Maxwell Davies, Goehr, mon collègue Knussen, et des plus jeunes encore. Nous
pouvons travailler librement parce qu’il y a à la fois une réelle culture
musicale et pas trop de pression, certes nécessaire, mais si elle est trop
riche, il est plus difficile de respirer.
BS : Bien que vous vous soyiez
détourné de la musique populaire britannique, avez-vous pu en faire totalement
abstraction, ou, plus ou moins consciemment, a-t-elle enrichi votre création ?
GB : Inconsciemment,
peut-être. Mais de façon très lointaine. Je peux parfois être touché par un
morceau que j’entends à la radio ou à la télévision. Je ne suis pas de ces
compositeurs, parfois intéressants, qui veulent réaliser une fusion ou un
rapprochement entre les genres. Pour moi, cela ne marche pas. Mais j’admets
aisément qu’il y ait plusieurs mondes différents. Je suis moins sévère que
Pierre Boulez de ce point de vue, par exemple, parce que je peux jouer du jazz
au piano, et je pense qu’il y a la place pour de nombreux modes d’expression
musicale, mais ce n’est pas mon univers.
BS : Le jazz n’en fait-il pas
partie, vous qui vous réclamez de Ravel, Stravinski, compositeurs ayant
exploité le jazz ?
GB : J’aime Gershwin et le son
du bigband des années trente. Mais je ne connais pas assez le jazz. Quant aux
musiques populaires, la plupart sont vraiment désolantes. Comment les gens
peuvent-ils écouter des choses qui sont finalement toujours semblables, avec
seulement des changements d’accents. C’est vraiment pauvre ! Mais il y a des
exceptions, et de temps en temps je trouve des choses intéressantes. Par
exemple dans l’utilisation de l’électronique, avec des intuitions de sonorités
très frappantes.
BS : Est-il possible de
trouver des passerelles entre les genres ? Comment faire venir à la musique un
public qui ne connaît que la variété ?
GB : En quoi serait-il
nécessaire de le faire venir ?
BS : Il faut bien assurer un
avenir à la musique en attirant de nouveaux publics !
GB : Bien sûr. Mais il y a la
place pour plusieurs publics ! J’aime le tennis, pas le football. Je ne me sens
pas obligé d’assister à un match de football. La musique indienne compte nombre
d’aspects intéressants, elle n’attire pourtant pas les foules. Mais ce n’est
pas grave. Il faut bien sûr quelques auditeurs, et je souhaiterais que le
public de la musique moderne soit un peu plus vaste. Mais il y a déjà pas mal
de monde. La qualité de l’écoute est bien plus importante que la quantité d’auditeurs.
Il faut certes une certaine quantité, sinon elle pourrait mourir. Dans notre
monde de médias et de statistiques, on regarde trop les données quantitatives
au détriment de la qualité. En matière de télévision, que dix millions de gens
regardent quelque chose d’ennuyeux est considéré comme une grande réussite, et
s’il y a un musicien très marginal, compliqué, exigeant mais dont la musique
est très belle, et que quatre cent mille personnes l’aient regardé, c’est une
catastrophe. Mais il faut se demander quelle qualité d’écoute, quelle émotion,
quel sentiment, quelle importance sa prestation a eu pour le demi-million de
téléspectateurs qui l’ont regardé.
BS : Vous êtes néanmoins
heureux de voir l’une de vos œuvres donnée aux Proms de Londres, manifestation
qui attire un monde fou.
GB : Plusieurs de mes œuvres
ont été jouées aux Proms. Cela constitue pour moi une fantastique expérience.
C’est vraiment exceptionnel. Le public est très mélangé, ouvert, les places
sont bon marché, et il peut y avoir jusqu’à sept mille personnes pour un
concert en outre diffusé en direct à travers toute l’Angleterre, et, souvent, à
l’étranger.
BS : Il est donc possible
d’avoir à la fois la quantité et la qualité !
GB : C’est très rare. Mais si
c’est le cas, c’est merveilleux. Je ne suis pas contre un public d’un millier
de personnes qui se sentent concernées !
BS : Vous avez eu la chance de
rencontrer la musique sérieuse par l’intermédiaire d’un film, vous étiez très
jeune. Cela devrait suffire à vous convaincre qu’il faut trouver les moyens de
créer un public.
GB : Dans mon pays, il y a un
fait très important qui, je crois, est unique au monde : la pédagogie en milieu
scolaire. Voilà vingt ou trente ans – parfois aujourd’hui encore –, la plupart
des enfants des écoles chantaient et jouaient de la flûte à bec, du piano ou de
la clarinette. Beaucoup d’établissements scolaires ont des orchestres de
jeunes. Ainsi est-il rare qu’un enfant n’ait pas eu l’occasion de lire la
musique, d’en écouter et d’en faire. C’est tout de même remarquable et très
positif. Expérimenter quelque chose forme un vrai public qui peut mieux
comprendre ce qu’il écoute.
BS : Les collèges britanniques
sont-ils encore ouverts à la musique ?
GB : Avant l’âge de quatorze
ans, l’enseignement de la musique est obligatoire. Je pense que c’est encore le
cas aujourd’hui. Puis ils ont la possibilité de continuer, comme s’il
s’agissait d’une option langue étrangère ou latin. Beaucoup d’enfants
choisissent la musique. Ainsi, est-elle profondément ancrée dans la vie
scolaire, du plus jeune âge jusqu’à la fin des études scolaires.
BS : Que vous a apporté
l’enseignement de la musique en milieu scolaire ?
GB : J’ai pu faire de la flûte
à bec, du hautbois, du piano.
BS : Combien d’heures de cours
de musique aviez-vous à l’école ?
GB : Une ou deux heures par
semaine.
BS : Il y avait aussi les
chœurs d’enfants.
GB : A huit ans, je chantais
la Passion selon saint Matthieu de
Bach, le Prince Igor de Borodine, le Messie de Haendel, etc. C’est
vraiment spécifique à l’Angleterre.
BS : Vous enseignez la
composition à de futurs professionnels. Avez-vous beaucoup d’élèves ?
GB : Je regrette de ne pas
disposer d’assez de temps pour me consacrer davantage à l’enseignement. Je suis
chef d’orchestre, organisateur de concerts, je compose très lentement... Je
donne trop peu de cours, car j’adore enseigner, et cela me donne beaucoup.
J’espère donner autant à mes élèves qu’ils me donnent. Il m’arrive d’accueillir
chez moi une trentaine d’étudiants par cours pour des séances qui peuvent durer
jusqu’à une dizaine d’heures. Le Royal College of Music m’a gentiment accordé
la possibilité de dispenser mes cours à mon domicile, où j’ai directement accès
à toutes mes partitions, papiers, disques. L’atmosphère est plus décontractée
parce que c’est loin du collège.
BS : Est-ce votre expérience
de vos cours avec Messiaen qui vous a suggéré cette idée ?
GB : Messiaen m’a énormément
influencé. Mais je conçois mon enseignement de façon différente, parce qu’il
faut être sincère avec soi-même.
BS : Comment se déroulent vos
cours ?
GB : Les compositeurs ne me
montrent pas leurs partitions, ou très rarement. Soit ils ont peur, soit leurs
autres professeurs leur décommandent de le faire, je ne sais pas. De plus, nous
n’en avons pas le temps. J’invite une « guest star », comme Eliott
Carter ou mon ami Tristan Murail ou un musicien iranien, etc. Je prends un
thème, et pendant quelques heures je joue beaucoup d’extraits. J’essaie de
provoquer leur imagination et leur intelligence autour d’un sujet, qui est très
souvent extrêmement limité, très simple, mais ouvre une infinité de portes sur
des perspectives plus profondes et plus vastes. Je tente de lancer la foudre
dans leur imaginaire pour les inciter à la réflexion.
BS : Vous participez régulièrement à
des manifestations pédagogiques. Qu’est-ce qui vous attire dans cette démarche ?
GB : La première fois, c’était
voilà quinze ans [ndr : l’entretien date de 1997], lors de la création de At First Light. Avant l'exécution, je me
suis rendu dans cinq écoles où j'ai présenté mon œuvre à un millier d’enfants.
Dans toute l'Angleterre, compositeurs et instrumentistes sont de plus en plus
souvent sur le terrain, vont volontiers dans les écoles. Je n’ai hélas plus le
temps de m’y consacrer comme je le voudrais. Lorsque je le fais, ce n’est pas
pour essayer de convaincre les enfants de devenir compositeurs ni même
musiciens. La musique est bonne pour les enfants, j'en suis convaincu. Cela
leur apprend la sensibilité, l’écoute, à collaborer avec leurs camarades, à
connaître l'histoire, à acquérir une expérience, à apprendre à chanter. Je suis
absolument persuadé que c'est quelque chose de merveilleux, voire d'essentiel
pour les arts, pour l'intelligence des enfants, et pour toutes sortes de
raisons. Même s'ils ne reviennent jamais au concert comme auditeurs ou ne
deviennent pas des musiciens. Bien sûr, si deux ou trois pour cent d’entre eux
choisissent le métier de musicien ou si une dizaine aiment la musique et
préservent cet amour toute leur vie, c'est formidable. Mais plus encore, c’est extraordinaire
pour l’esprit et pour l’avenir social des enfants. En plus, c’est intéressant
pour nous, musiciens, de nous consacrer à ce type de pédagogie, parce que cela
nous apprend la simplicité en nous forçant à expliquer des données très
complexes avec des mots clairs, à aller au plus profond des choses pour dire la
vérité de la façon la plus accessible possible. Bien sûr il y a des éléments
qu'il est inutile d’essayer de décrire au grand public. Mais il se trouve
d’autres éléments que l’on peut transmettre. Essayer de le faire est
rafraîchissant pour l’esprit des musiciens.
Photo : DR
BS : Analysez-vous les
partitions de vos aînés ?
GB : Oui. C’est important. Par
exemple le rythme chez Stravinskyi, dans les œuvres classiques (Bach,
Beethoven), chez les modernes comme Boulez. Mais, le plus souvent, je choisis
des thèmes généraux, comme l’histoire des dynamiques de la Renaissance à nos
jours, comment commencer une œuvre à la fin de notre siècle, la conception de
l’harmonie dans un domaine donné, etc. Ce sont des sujets thématiques que je
travaille à travers plusieurs œuvres de compositeurs différents, avec des
cassettes contenant plus d’une cinquantaine de courts extraits. J’ai proposé
une classe sur Adorno et sa philosophie, les relations entre la musique
classique et les musiques populaires, relations peut-être plus proches au XIX°
siècle qu’au XX° et un peu plus lointaines au Moyen-Age. Des thèmes très
souvent modestes mais qui forcent à réfléchir. Et de temps en temps
j’improvise. Nous composons ensemble, regardons les divers choix possibles pour
les compositeurs, analysons les différences entre le notions de liberté et de
règles strictes, etc. La vraie liberté est à la fois intéressante, merveilleuse
et terrifiante.
BS : A propos de liberté, où
vous situez-vous sur l’échiquier musical ? Que pensez-vous des bagarres entre
les tenants de l’avant-garde, les « néo », de cette sorte de peur
d’aller de l’avant ?
GB : Je fais ce que je veux,
et j’essaie toujours de réaliser quelque chose que je n’ai jamais eu l’occasion
d’accomplir auparavant.
George Benjamin et Pierre Boulez. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain
BS : Il est souvent reproché à
Pierre Boulez d’avoir constamment à l’esprit la notion d’évolution historique
de la musique, de marche en avant ?
GB : Impossible de savoir où
va l’histoire. Ce qui compte pour moi, c’est inventer, explorer. Mais
l’exploration peut aller dans des domaines inattendus. J’apprécie aussi cela.
Ainsi, par exemple, la viole de gambe suscite en moi une grande émotion à
laquelle je ne m’attendais pas ; émotion qui m’a donné l’envie d’écrire une
œuvre à son intention. Il y a des découvertes qu’on n’attend pas. Je n’apprécie
guère les lignes droites. Mais il est également vrai qu’il faut essayer de
découvrir en soi ou à l’extérieur quelque chose que l’on n’a jamais pu faire
auparavant. C’est un défi qui me concerne énormément.
BS : Votre attitude par
rapport au minimalisme, qui n’avance pas très vite...
GB : [Rires...] C’est un style
qui n’est pas fait pour avancer ! Cette école a tout de même lancé des choses
courageuses et étranges. Mais j’aime la diversité et la complexité dans la
composition, trouver autant de richesses que possible dans une langue qui doit
tout de même rester très cohérente. Le changement, le contraste, etc., est le
contraire de ce que l’on trouve dans le minimalisme. Cette école est
intéressante, mais les œuvres ne doivent pas être trop longues.
BS : Vous êtes lié avec
Tristan Murail, classé « spectral ». Que pensez-vous de cette
technique ?
GB : Ma musique n’est pas
spectrale, ce qui ne m’empêche pas d’admirer Tristan Murail et Gérard Grisey.
En fait, je n’adhère à aucun système. Comme il est très difficile d’inventer
quelque chose, dès que l’on a trouvé, on est tenté de persévérer. Mais je suis
moi-même trop impatient. Dès que j’achève une œuvre, je m’empresse d’essayer
son contraire. Si c’est une pièce douce et réfléchie, il faut que je fasse
exactement l’opposé, non seulement le caractère mais aussi le type de
composition, les moyens techniques.
BS : Vous ne pouvez donc
pas travailler sur plusieurs œuvres en même temps.
GB : Exactement. Je n’ai
jamais voulu le faire. Je mets tout dans une œuvre, et m’y investis à fond.
BS : Vous reconnaissez
volontiers écrire lentement.
GB : Parce qu’inventer le
monde technique et le monde sonore d’une œuvre me prend énormément de temps.
Mais dès qu’ils sont fixés, je compose très rapidement. La moitié de mes
partitions a été écrite en deux ou trois semaines. Mais commencer est une
terrible épreuve. Je ne sais que faire, ni comment. Les premières pages me
demandent beaucoup de temps, et elles sont couvertes d’un nombre considérable
de ratures. Je peux aller jusqu’à une trentaine d’essais que je détruits avant
de pouvoir enfin commencer.
George Benjamin donnant un cours au Festival de Lucerne. Photo : DR
BS : Vous disiez pourtant que
vous appreniez à vos élèves comment débuter une partition...
GB : Les premières mesures
sont décisives. Les symphonies de Beethoven commencent toutes différemment,
mais leur début est toujours très provocateur. Je montre à mes élèves que si
elles le sont, c’est pour forcer l’écoute, et lancer une œuvre intéressante. Je
crois en la forme inattendue mais organique, c’est-à-dire que tout naît du
premier geste, du son initial. Comment commencent les bonnes œuvres aujourd’hui
? Il y a des débuts qui ne sont plus possibles parce qu’ennuyeux. Ceux qui
commencent sur de longs silences, montant lentement sur un crescendo « poco a poco », ne sont plus possibles. Cela
distille l’ennui et fait chapiteau de foire ! Idem pour les finales. Une fin sur un diminuendo « poco a poco »
de deux minutes conduisant au silence n’est plus possible non plus. Il faut provoquer
!
BS : Vous dites vouloir vous
renouveler à chacune de vos œuvres. Vous affirmez aussi que quiconque crée
finit toujours par retomber, même inconsciemment, sur des choses qu’il a déjà
faites. Quand vous vous rendez compte que finalement vous exploitez des idées
que vous avez déjà exploitées, qu’en faites-vous ?
GB : Il y a des choses
inhérentes à sa propre personnalité que l’on ne peut pas contrôler. Si l’on est
sincère, et si on écrit de bon cœur, on a envie de libérer l’imagination. Sans
prétendre à la psychanalyse, il y a ce que l’on sait, et il y a ce que l’on ne
sait pas. Les racines de la musique, de la pensée musicale sont là. Comme il
nous est impossible de savoir, il nous faut avoir confiance. L’inspiration
finira par venir. Je pense, bien sûr, qu’il y a une communauté entre toutes mes
œuvres, des éléments conscients inamovibles. Ma volonté de précision des
hauteurs et de l’harmonie, l’instabilité de la forme sont des constantes chez
moi depuis que je suis tout jeune. Mais si l’on connaît trop bien les choses et
que l’on tourne autour c’est ennuyeux parce que l’on trouvera toujours le même
matériau au lieu de chercher d’autres perspectives ailleurs de ce matériau de
base. Si une œuvre découle de nouvelles techniques et de nouvelles ambitions
expressives, elle est forcément plus fraîche. Si l’on a la chance de trouver
des voies inédites, et que l’on se dit que c’est pour la première et dernière
fois qu’on les utilise, je crois que l’on est plus authentique, parce que la
musique qui en découle est une véritable réaction à quelque chose de profond,
que l’on a la volonté farouche de le dire puisqu’on ne l’a jamais dit. Dès que
l’on a exprimé quelque chose, la deuxième fois est moins authentique, puisque
ce n’est plus une réponse à une pulsion profonde.
Une scène de Written On Skin (2012) de George Benjamin, avec Barbara Hannigan et Christopher Purves. Photo : DR
BS : Votre désir de
renouvellement constant ne freine-t-il pas votre spontanéité ?
GB : Au contraire. La
recherche est le chemin vers la spontanéité. La spontanéité est ce qui est
authentique et vrai, qui n’est pas caché. Etre spontané en musique est
terriblement compliqué. Il faut maîtriser la notation, les instruments,
l’acoustique, l’oreille, etc. C’est ce qui est le plus difficile et prend le
plus de temps. Mais la véritable spontanéité est le fruit d’une réflexion qui
ne demande peut-être qu’une vingtaine de secondes, mais qui donnera naissance à
une œuvre quelques années plus tard. La répétition paresseuse est le contraire
de la spontanéité, qui est la fraîcheur, une direction authentique,
essentielle, enthousiaste. C’est l’enthousiasme de trouver, l’étonnement que
cela nous procure.
BS : Pierre Boulez dit que
vous avez une oreille fabuleuse, que vous entendez tout ce que vous écrivez.
GB : Je ne sais pas... mais peut-être faut-il une oreille pour exercer mon métier !
GB : Je ne sais pas... mais peut-être faut-il une oreille pour exercer mon métier !
BS : Oui, mais il y a
tellement de compositeurs qui n’entendent pas ce qu’ils font.
GB : Ne pas entendre peut être
un avantage, parce que si les relations d’une grande complexité entre chaque
note et ses voisines à travers la structure d’une œuvre ne sont pas entendues,
on est libéré, on peut composer beaucoup plus vite et réaliser des choses
qu’une oreille exigeante n’accepte pas. Une oreille exigeante donne bien sûr
des résultats, mais c’est diabolique aussi parce que cela oblige à travailler
plus lentement. Avant de connaître Messiaen, j’avais une oreille prometteuse,
mais j’ai dû beaucoup travailler, et je continue à travailler. L’oreille
interne c’est l’imagination précise de l’écoute. Je ne peux composer autrement,
car je me sens responsable de mes sons.
BS : Entendant précisément ce
que vous écrivez, travaillez-vous au piano ou à la table ?
GB : Entre les deux ! Je
marche beaucoup en cercle entre table et piano. Quand je perçois clairement une
idée, je me mets à la table, puis je l’essaye au clavier. Le piano me conforte
et me donne un peu de chair, de sang dans cet acte solitaire qu’est la
composition.
Photo : DR
BS : Etes-vous un adepte de la
composition assistée par ordinateur (CAO) ?
GB : Non. Je veux que mon
imagination soit défiée. Je suis forcé d’imaginer. Les faux sons d’instruments
acoustiques sont toujours très mauvais. L’échantillonnage est plus séduisant,
mais on ne pourra jamais remplacer l’instrument vivant. Au moment où j’entends
le son en moi, je conçois le geste, l’espace, l’énergie. Le synthétiseur ne
présente pour moi guère d’intérêt. Il faut rêver, imaginer, même si c’est
difficile. Certes, lorsque je joue au piano ce que je viens de composer, je ne
l’entends pas vraiment. S’il est mal accordé, s’il manque des notes, je
n’entends pas, j’entends avec mes doigts. Des compositeurs disent qu’il ne faut
pas utiliser le piano, d’autres qui travaillent avec. En fait, on doit faire ce
que l’on veut. Le piano ne m’est pas indispensable, mais il me conforte et je
suis heureux pendant que je travaille d’entendre un peu de ce que je suis en
train d’écrire. L’orchestre, je l’entends dans ma tête.
BS : Que vous a apporté la
direction d’orchestre ?
GB : Enormément. Peut-être
moins cependant que l’enseignement, qui m’a forcé à analyser, à comprendre, à expliquer.
Mais la direction d’orchestre m’a permis d’apprendre à travers les œuvres de
mes camarades et de mes aînés, Messiaen, Ligeti, Boulez, Carter, Berio... Les
musiciens du passé m’intéressent aussi, mais je préfère la musique moderne.
J’ai dirigé Berlioz, Scriabine, Ravel, Falla, Berg, mais la musique
contemporaine m’est plus utile, parce que plus présente, et je peux apprendre à
travers elle. Ne dirigeant que huit concerts par an, je ne peux pas me disperser.
Je ne souhaite pas poursuivre une carrière de chef d’orchestre, bien que ce
soit beaucoup plus drôle que la composition [rires]. Quand cela marche bien.
Parce que quand cela ne marche pas, c’est encore pire ! Diriger est un acte
vivant, social. J’adore le contact avec les musiciens. Surtout ceux avec des
ensembles comme l’Ensemble Intercontemporain, le London Sinfonietta ou
l’Ensemble Modern. En fait, avec eux, c’est plutôt un échange entre confrères.
Photo : DR
BS : Ce doit être un peu plus
compliqué avec un orchestre symphonique.
GB : Le tiers seulement de mes
concerts se font avec grand orchestre. J’ai bien sûr connu deux ou trois
expériences délicates, mais la plupart du temps cela se passe bien. Si l’on est
sincère, si l’on connaît la partition, si l’on entend, et si l’on a certaines
compétences rythmiques et de battue, cela peut marcher. Face à un orchestre, je
n’agis surtout pas comme un professeur. C’est un mauvais comportement. Il faut
penser que l’on fait de la musique ensemble, même avec un orchestre
symphonique. C’est moi, bien sûr, qui impose une interprétation, la précision,
la compréhension, qui fais répéter de façon logique, rapide, efficace, mais au
concert, si j’inspire, si je donne forme, c’est l’orchestre qui fait le son
[rires].
BS : Pensez-vous que
l’orchestre symphonique ait un avenir ?
GB : Il a un avenir si l’on
souhaite continuer d’écouter les œuvres les plus populaires de Mahler, Ravel,
et tout ce répertoire génial qui a tant d’importance – trop peut-être – dans
l'imagination du grand public. Mais je pense que les sonorités les plus
authentiques, le répertoire le plus vital aujourd'hui sont dans les mains des
ensembles. J'adore écrire pour ensembles, essayer de retrouver la profondeur du
son du grand orchestre avec des ensembles de quinze à vingt-cinq musiciens. On
peut avoir l'agilité, la virtuosité et la complexité rythmique de l'ensemble de
musique de chambre associées à la profondeur, la majesté sonores de l’orchestre
symphonique. J'ai cependant écrit trois ou quatre pièces pour grande formation.
C'est extraordinaire si l’on transcende les conventions. Ce que j'ai concrétisé
dans Sudden Time. Parvenir à une
exécution parfaite est chose délicate – je crois n'en avoir jamais entendu
encore –, mais on peut commettre des choses impossible avec un ensemble. Il
faudrait cependant que l'orchestre devienne plus flexible, par exemple en
supprimant des instruments, comme Stravinski, par exemple, dans sa Symphonie de Psaumes. La géographie du
grand orchestre doit devenir plus souple. Les œuvres pour ensembles sont
toujours intéressantes à la fois pour l'exécutant et pour le public, et il
serait naturel que les concerts alternent les deux types de formations. Je rêve
d’élargir le grand orchestre, d’ajouter huit flûtes ou une vingtaine de
hautbois au lieu d'une vingtaine de violons. Que l'orchestre soit devenu trop
stable, trop homogène, s’avère finalement nocif. Ils sonnent tous de la même
façon, en Europe comme en Amérique. Le disque est responsable de cette
situation, mais aussi les conventions du répertoire, les questions de
syndicats, les normes de vie des musiciens que l'on ne peut ignorer.
L’extraordinaire dans un ensemble est que tout le monde est soliste. Chaque
musicien a le droit de s'exprimer individuellement. Et pour un compositeur il est
intéressant de savoir cela aussi. Les fortes personnalités qui constituent
l'Ensemble Intercontemporain, le London Sinfonietta ou l'Ensemble Modern, font
que ces formations sont fort distinctes. Savoir que l’Intercontemporain a eu Pierre
Boulez comme chef pendant vingt ans dit le raffinement qu’il a par rapport aux
autres ensembles du même genre.
BS : Parmi les compositeurs
français du passé, vous faites volontiers référence à Berlioz. Que vous a-t-il
apporté ?
GB : C’est l’une de mes
grandes amours. Le premier a été Beethoven, le deuxième Berlioz. Je comprends
mal pourquoi il est dit tant de mal de lui en France. L’harmonie est certes
étrange, mais c’est tellement inspiré, et il est si intuitif. Son imagination
est si géniale qu’elle annihile toutes les réserves que l’on puisse formuler à
son égard. Des œuvres comme Roméo et
Juliette, la Symphonie fantastique...
Pas tout, mais dans la Damnation de Faust
il y a des passages d’une telle imagination rêveuse. Et cette spontanéité, cette
oreille orchestrale ! Le « Scherzo de la reine Mab » dans Roméo et Juliette est l’invention orchestrale
la plus géniale de tout le XIX° siècle, ou presque. Ce passage doit beaucoup à
Mendelssohn, mais c’est aussi d’une telle originalité, d’une telle fraîcheur.
Son utilisation des registres, son expérimentation des couleurs, des superpositions
orchestrales... Mais ce que j’apprécie le plus chez Berlioz, c’est l’élan,
l’énergie quasi beethovénienne, certes moins intellectuelle, cette vitesse
légère, empressée, enthousiaste. Impossible de résister.
BS : Pour être compositeur, il
faut non seulement une technique mais aussi de l’imagination. Quelle part
accordez-vous à chacun de ces aspects ?
GB : Pour arriver à une
spontanéité vivante, profonde, lumineuse, intéressante, dramatique avec un son
construit, il faut toute l’imagination, toute la technique, beaucoup de temps.
Pour la composition, la technique égale l’imagination. L’un mange l’autre.
L’expression vient de la technique, qui vient de l’imagination. Tout tourne en
rond. Qui commence ? Je ne sais pas... Peut-être la technique. Mais la
technique sans l’imagination et sans coup de foudre de l’extérieur, personnel
ou autre, cela ne marche pas.
BS : Que vous apporte le fait
à travailler à l'Ircam ?
GB : Beaucoup. Bien que je ne
sois pas le compositeur le plus fait pour travailler l’électroacoustique.
L’Ircam a transformé ma façon de penser. L’ordinateur a influencé tout ce que
j'ai fait depuis mon premier séjour à l'Ircam. Plus que le son
électroacoustique, ce sont la conception, la structure, l’organisation de
l'ordinateur, complexes mais en fait fort simples. Cette riche simplicité offre
des possibilités vraiment extraordinaires. L'ordinateur est une sorte de faux
animal, une créature virtuelle. Tout comme une structure musicale. Pour donner
naissance à une œuvre riche, flexible, parfois complexe, transformable à
volonté, il faut une organisation qui appartient au même monde. J'ai toujours
été fasciné par les transformations magiques, les structures pleines de
métamorphoses étranges, inattendues. Mais il est impossible de le faire de
façon intuitive, sans l’aide d’une structure. L’informatique m’a permis d’y
accéder. Grâce à l’Ircam, j’ai également pu entreprendre des choses impossibles
sans soutien technique avec les micro-intervalles, inventer des timbres
inédits.
BS : Pensez-vous qu’il soit
indispensable de connaître l’outil informatique ?
GB : La majorité des
compositeurs se doivent de le connaître. D’autres ne veulent pas en entendre
parler, ce qui ne les empêche pas de faire des choses merveilleuses. Il n'y a
donc pas de règles. Ma curiosité naturelle me pousse à penser que la pratique
de l’ordinateur est indispensable. C'est enrichissant pour un compositeur parce
que cela ouvre de nouvelles perspectives à la musique. Même si je suis fait au
fond pour les flûtes, les altos et les trombones. Je voue une grande affection
aux instruments acoustiques. Le défi qui se présente à moi est de trouver le
moyen de mélanger les deux mondes, informatique/musique enregistrée et musique
acoustique. Quand on y parvient, c'est formidable. Je ne suis pas sûr de
réussir, mais j’essaye.
BS : Etes-vous satisfait de
l’instrumentarium contemporain ?
GB : Je rêve de nouveaux
instruments acoustiques. C'est pourquoi j’ai écrit pour la viole de gambe, que
j’envisage d’intégrer un jour au sein d'un ensemble. J’en apprécie le timbre, les
techniques de jeu, l'architecture. C'est un instrument merveilleusement beau.
J’utilise aussi volontiers des flûtes à bec. La viole de gambe s’est éteinte
voilà trois siècles, alors que nombre de ses harmoniques n'ont jamais été
exploitées, les col legno, pizzicati, tremoli : cet instrument compte six cordes. Je souhaiterais
aussi que l'on poursuive la mise au point de nouveaux instruments, une nouvelle
famille de bois, de cuivres. Qui sait... ?!
Recueilli par Bruno Serrou
Paris le 10 février 1997
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