samedi 30 juillet 2016

Deux futurs grands du piano enluminent La Roque d’Anthéron, Tanguy de Williancourt et Dmitry Malseev

La Roque d’Anthéron (Bouches-du-Rhône). Festival international de piano. Parc du château de Florans. Vendredi 29 juillet 2016

Photo : (c) Bruno Serrou

La crise économique et les menaces d’attentats qui pèsent sur la France n’empêchent pas le public d’assister en nombre aux concerts du Festival de La Roque d’Anthéron. Si l’on trouve davantage de places libres côté cour, c’est-à-dire côté queue du piano, qu’antan, c’est en raison d’une offre toujours plu large chaque année, la manifestation proposant plusieurs rendez-vous en divers lieux au même moment. En fait, le seul signe ostantatoire sécuritaire, la présence de portiques électroniques de sécurité et de vigiles vérifiant le contenu des sacs des spectateurs.

Photo : (c) Christophe Gremiot

Vendredi, première des deux journées auxquelles le journaliste que je suis a droit, à l'instar de tous mes confrères, deux jeunes pianistes ont enchanté le Parc de Florans en ce début de deuxième week-end de la trente-sixième édition du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron. L’un est Français, Tanguy de Williancourt, l’autre Russe, Dmitry Malseev. Tous deux sont de la génération de la fin des années quatre-vingt, le premier en 1990 à Paris, le second en 1988 à Oulan-Oude en Sibérie, et ont choisi de s’exprimer sur le même instrument, un somptueux Blüthner.

Tanguy de Williancourt. Photo : (c) Christophe Gremiot

Les instruments de cette marque de Leipzig fort prisée dès sa constitution en 1853, ayant notamment fait le bonheur de Richard Wagner et, surtout, de Richard Strauss qui en possédait deux dans sa maison de Garmisch-Partenkirchen, revient par la grande porte depuis la chute du mur de Berlin. Ces pianos restent néanmoins rares, puisque seuls trois-cents exemplaires sont produits chaque année, auxquels peuvent s’ajouter des commandes spéciales. Les sonorités veloutées et égales sur la largeur du clavier, certes moins étincelantes que celles du Steinway et sans la fêlure du milieu du clavier souvent gênante de la marque de Hambourg et New York, ont aussi envoûtté les gradins de l’amphithéâtre du parc.

Tanguy de Williancourt. Photo : (c) Christophe Gremiot

La prestation de Tanguy de Williancourt s’est avérée prometteuse dès la lecture du programme, particulièrement pensé. C’est en effet sur les Six Bagatelles op. 126 de Beethoven que cet élève de Roger Muraro, Claire Désert et Jean-Frédéric Neuburger (1) a commencé son récital, dans une interprétation poétique et toute en souplesse, le geste sans affectation, le port du corps bien dans l’instrument et les doigts courant sur le clavier sans y toucher, à la façon de son maître Roger Muraro. Cet onirisme et cette vélocité se sont brillamment imposés dans une interprétation flamboyante et singulièrement contrastée de la Sonate en si mineur de Liszt à laquelle le jeune pianiste français a donné la dimension d’un immense poème symphonique. En bis, Williancourt ne s’est pas moqué d’un public qu’il avait tenu en haleine d’un bout à l’autre de sa performance, en lui offrant une magnifique version de la Liebestod de Tristan und Isolde de Wagner dans sa transcription pour piano de Liszt, avant de conclure dans la tendresse d’une Bagatelle op. 33 de Beethoven.

Dmitry Malseev. Photo : (c) Christophe Gremiot

A 21h30, sous la même coque du Parc du château de Florans, Dmitry Malseev a donné son tout premier récital en France. Pour l’occasion, il a présenté un programme plus éclectique que celui de son cadet de deux ans, mais conçu pour démontrer la diversité de son talent. Vainqueur du prestigieux Concours Tchaïkovski 2016 section piano devant un jury présidé par Valéry Gergiev, le jeune russe a commencé son récital avec la Partita n° 1 en si bémol majeur BWV. 825 de J.-S. Bach  avec laquelle il n’est pas apparu à son affaire. Au-delà d’infimes problèmes techniques, Malseev est resté distant et froid dans ces pages d’une poésie pourtant évanescente, le chant s’avérant glacial et les sonorités trop dures. La Sonate n° 2 en sol mineur op. 22 de Schumann s’est avérée un rien mécanique, et l’on était loin du miracle de la jeune Brigitte Engerer, elle-même formée à l’école russe, qui s’était imposée dès son premier disque publié chez Harmonia Mundi voilà une quarantaine d’années. Mais après ce long échauffement, cet élève de Mikhaïl Petukhov s’est enfin révélé en offrant un lied de Schubert Auf dem Wasser zu singen D. 774 transcrit par Liszt d’une poésie enchanteresse, avant de conclure sa première partie de concert sur un brillantissime Wilde Jagd (Chasse sauvage), huitième des Douze Etudes d’exécution transcendante S. 139 de Liszt d’une densité et d’une sereine vélocité. 

Dmitry Malseev. Photo : (c) Christophe Gremiot

Avec les quatre des Dix-huit Pièces op. 72 de Tchaïkovski qu’il a choisies, Masleev s’est illustré par sa sensibilité, son humour et sa digitalité exceptionnelle, au point que l’on se demande pourquoi ces pages sont si peu jouées, y compris en bis. Alternant morceaux élégiaques et brillants, le pianiste russe a démontré combien Tchaïkovski n’est pas seulement un compositeur dramatique au pathos surdimensionné mais aussi un poète sachant sourire à la vie. L’on ressent notamment ce qui relie Tchaïkovski et Debussy dans l’ultime pièce opus 72, Scène dansante, emplie de mélodies aux élans populaires et enfantins. Rare encore, Nikolaï Medtner (1879-1951) apparaît de plus en plus sur le devant de la scène, soixante-cinq ans après sa mort en exil à Londres. Ce virulent opposant à l’avant-garde, qu’il qualifiait d’hérésie, était un admirateur de Rachmaninov, à qui il dédiera son deuxième concerto pour piano. Auteur de quatorze sonates pour piano, c’est la deuxième que Masleev a présentée au public de La Roque d’Anthéron. Cette Sonate « Reminiscenza » op. 38/1 a été conçue en 1918 en un seul mouvement et se situe clairement dans le romantisme allemand, ignorant bel et bien la révolution Scriabine. Les spécificités du piano Blüthner se sont avérées parfaitement adaptée à cette musique sombre et feutrée, tandis que la Danse macabre de Saint-Saëns dans sa réduction pour piano à deux mains réalisées par Vladimir Horowitz ont été stupéfiantes de brio, de flamboyance, de maîtrise technique et sonore. Malseev a continué à illustrer la variété de son talent dans ses deux bis, tout d’abord dans une page de l’ère classique, avec un chaleureux Rondo Presto de la Sonate en ut majeur Hob. XVI : 48 de J. Haydn suivi d’une jazzistique Etude n° 3 « Toccatina » op. 40 de Nikolaï Kapoustine…

Bruno Serrou

1) Tanguy de Williancourt donnera en création mondiale une œuvre pour piano seul de Jean-Frédéric Neuburger le 4 septembre prochain à Paris, dans le cadre du Festival Les Solistes de Bagatelle. Il est à noter que Tanguy de Williancourt a également suivi les cours de direction d’orchestre d’Alain Altinoglu.
2) Dmitry Malseev sera à la Philharmonie de Paris le 20 septembre prochain avec tous les lauréats du Concours Tchaïkovski de Moscou 2016 sous la houlette de Valery Gergiev. 

jeudi 28 juillet 2016

Mort du compositeur finlandais Einojuhani Rautavaara

Einojuhani Rautavaara (1928-2016). Photo : (c) Ari Korkola

Compositeur parmi les plus prolifiques et populaires de Finlande, Einojuhani Rautavaara est mort mercredi 27 juillet à son domicile d’Helsinki des suites de complication médicales après une intervention chirurgicale. Il avait 87 ans.

Né à Helsinki le 9 novembre 1928, Einojuhani Rautavaara est à la suite de Jean Sibelius l’un des compositeurs finlandais les plus réputés dans le monde. Il est également un pédagogue influent, nombre de compositeurs finlandais des générations qui suivent la sienne ayant été ses élèves à l’Académie Sibelius d’Helsinki, où il a enseigné pendant trente-trois ans, de 1957 à 1990. Rautavaara est un compositeur prolifique, écrivant dans une grande variété de formes et de styles. Après avoir expérimenté les techniques sérielles, qu’il n’observa jamais strictement, sa personnalité complexe et polymorphe a très vite rendu sa musique inclassable. Sa nature romantique est à la façon d’Anton Bruckner emprunte de mysticisme. Depuis le début des années 1980, Rautavaara s’est rapproché du mouvement dit « post-moderne » et dans le néoromantisme mystique dans lesquel les éléments les plus inventifs et les plus traditionnels sont étroitement imbriqués les uns aux autres.

Einojuhani Rautavaara avec à sa droite son élève Esa-Pekka Salonen, en 1986. Photo : DR

Elève d’Aarre Merikanto à l’Académie Sibelius de 1948 à 1952, remarqué par Jean Sibelius en personne, il se rend en 1955, sous l’impulsion de ce dernier, aux Etats-Unis où il entre à la Juilliard School de New York, ainsi qu’à l’Académie d’été de Tanglewood avec Roger Session et Aaron Copland. Après deux années en Amérique du Nord, il se rend en Suisse, à Ascona pour travailler avec Vladimir Vogel et à Cologne avec Rudolf Petzold. A son retour à Helsinki, il commence à enseigner à l’Académie Sibelius, puis devient archiviste de l’Orchestre Philharmonique de 1959 à 1961, recteur de l’Institut Käpylä de Musique, avant de réintégrer l’Académie Sibelius comme professeur de 1966 à 1976, puis, de 1976, d’y enseigner la composition jusqu’en 1990.  Parmi ses élèves figurent Magnus Lindberg, Kalevi Aho, Olli Mustonen, Esa-Pekka Salonen…

Einojuhano Rautavvara en 2014. Photo : (c) Archives AFP

C’est en 1953, avec A Requiem in Our Time pour cuivres avec lequel il remporte le Concours de composition Thor Johnson de Cincinnati, qu’il attire l’attention. Notamment celle de Sibelius. Suivront plus de cent cinquante œuvres, dont plusieurs dizaines de partitions pour orchestre parmi lesquelles huit symphonies, la dernière, titrée The Journey,  datant de 1999. Il est aussi l’auteur de quatorze concertos, dont trois pour piano et deux pour violoncelle, ainsi que de Daughter of the Sea pour soprano, chœur et orchestre, des pages pour orchestre à cordes, tandis que parmi ses pièces de musique de chambre il convient de citer quatre Quatuors à cordes (1952-1975), deux Sonates pour piano (1969-1970), deux Sonates pour violoncelle (1972 et 1991), une pour basson (1970), une autre pour flûte et guitare (1975) et, plus récemment, Summer Thoughts pour violon et piano (2008) et deux Quintettes à cordes (1995 et 2013). Rautavaara est également un compositeur d’opéra fécond avec huit ouvrage lyriques conçus entre 1957 et 1996 : The Mine (1957-1960, révisé en 1962), The Myth of Sampo (1974/1982), Thomas (1982-1985), The House of the Sun (1989-1990), The Gift of the Magi (1993-1994), Aleksis Kivi (1995-1996), Vincent et Raspoutine (2001-2003). Son catalogue compte quantité de pages chorales pour chœurs mixtes, de femmes et d’hommes. Parmi ses œuvres les plus significatives, les Symphonies n° 5 et n° 7 « Angel of Light », le Cantus articus op. 61 (1971-1972), sous-titré concerto pour oiseaux et orchestre, qui se présente telle une cantate où les chanteurs sont non pas des femmes et des hommes mais des oiseaux comme le pouillot fitis, la sterne arctique, le cygne chanteur, le harle bièvre, le canard chipeau, le chevalier bargette, la bergeronnette printanière, le fuligule morillon ou le phragmite des joncs. Bien que peu audacieuse, cette page est probablement la partition la plus célèbre de son auteur.

Bruno Serrou

mercredi 20 juillet 2016

Les magies du Festival de Beaune

Beaune. Festival international d’opéra baroque et romantique. Hospices de Beaune et basilique Notre-Dame. Samedi 16 et dimanche 17 juillet 2016.  

Beaune. La cour des Hosices. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est sur un double hommage aux victimes de l’attentat perpétré à Nice trois jours plus tôt que s’est conclu le deuxième des quatre week-ends du Festival de Beaune dans une basilique Notre-Dame remplie à craquer. 

Anne Blanchard, directrice artistique du Festival de Beaune. Photo : (c) Bruno Serrou

Anne Blanchard, fondatrice et directrice artistique de la manifestation bourguignonne a en effet placé avant son exécution le Requiem en ré mineur KV. 626 de Mozart sous le sceau de la tragédie humaine qui a endeuillé la France et le monde vendredi 14 juillet, tandis que Paul McCreesh, qui dirigeait le concert, donnera en bis à la toute fin du concert un vibrant tribut le motet They are at Rest pour chœur et orgue composé en 1910 par Sir Edward Elgar que le chef britannique a introduit dans un français parfait.

Beaune. Basilique Notre-Dame. Photo : (c) Bruno Serrou

Paul McCreesh, les Gabrieli Consort & Players ont rendu hommage aux victimes de l’attentat de Nice

En première partie de ce concert donné en la basilique Notre-Dame de Beauvais, le Gabrieli Consort a interprété seul avec son directeur fondateur Paul McCreesh, accompagnés à l’orgue positif par Jan Waterfield, le monumental motet à cinq voix de Jean-Sébastien Bach Jesu, meine Freude BWV 227 dans une mise en place d’une absolue perfection suivi de l’Hymne à sainte Cécile que Benjamin Britten composa pour les BBC Singers qui en donnèrent la création le 22 novembre 1942, jour de la fête de la sainte martyr patronne de la musique et de l’anniversaire du compositeur. Le Gabrieli Consort a servi cet Hymn to St Cecilia op. 27 avec panache et une perfection sonore exemplaire, soulignant la diversité des lignes et des climats de l’œuvre.

Paul McCreesh et le Gabrieli Consort. Photo : (c) Bruno Serrou

Les Gabrieli Players ont rejoint le Consort pour le Requiem de Mozart. Paul McCreesh a choisi non pas la traditionnelle version complétée en 1792 par Franz Xaver Süssmayer mais celle de Robert D. Levin réalisée publiée en 1996. Cette version propose des corrections dans les parties de trombones, une extension de l’Hosanna, tandis que la transition du Benedictus vers la fugue de l’Hosanna est entièrement réécrite, à l’instar des dernières mesures du Lacrimosa qui débouchent sur l’Amen, alors que l’Agnus Dei subit des modifications mélodique et tonale. Joué sur instruments d’époque, les clarinettes étant remplacées par des cors de basset en forme de z, les deux trompettes étant naturelles, tandis que les basses étaient assurées par une seule contrebasse renforcée par l’orgue positif, les cordes étant au nombre de quinze (cinq premiers violons, quatre seconds, trois altos, deux violoncelles, contrebasse). 

Paul McCreesh, solistes, Gabrieli Consort and Players. Photo : (c) Bruno Serrou

Dans l’enceinte de la basilique Notre-Dame, la phalange instrumentale a sonné ample et précis, avec des sonorités étonnamment flatteuse, et répondant avec enthousiasme aux sollicitations énergiques et enlevées de son directeur fondateur Paul McCreesh, à l’instar du magnifique consort renforcé des solistes (la soprano Charlotte Beament, la mezzo-soprano Anna Harvey, le ténor Jeremy Budd et la basse Ashley Riches) placés parmi les choristes, chantant autant les soli que les tutti.

Entrée des Hospices de Beaune. Photo : (c) Bruno Serrou

Raphaël Pichon, l’Ensemble Pygmalion dans Zoroastre de Jean-Philippe Rameau

Né deux ans après la première édition du Festival international d’opéra baroque de Beaune, Raphaël Pichon et son Ensemble Pygmalion créé en 2005 sont des invités privilégiés depuis 2010 de la manifestation bourguignonne.

Devenu le grand rendez-vous estival de musique des XVIIe et XVIIIe siècles, Beaune a accueilli le captivant Raphaël Pichon depuis 2010. Sa première apparition a été placée sous le signe de Jean-Sébastien Bach avec une Messe brève et le Magnificat, Bach qu’il retrouve en 2013 avec la Passion selon saint Jean, Rameau est très vite le centre de son activité du festival beaunois : première mondiale en 2011 de la version remaniée en 1744 de Dardanus, seconde révision d’Hippolyte et Aricie (1757), Castor et Pollux dans la version de 1754.  C’est d’ailleurs à Rameau que Pichon a voué son ensemble en lui attribuant le nom de l’opéra-ballet Pygmalion.

La cour des Hospices de Beaune à l'issue de Zoroastre de Rameau. Photo : (c) Bruno Serrou

Rameau, qui est l’un des compositeurs les plus programmés à Beaune depuis 1987 avec des œuvres pour clavecin, pour orchestres, sacrées et des opéras. Cet aîné de deux ans de Jean-Sébastien Bach et de Georg Friedrich Haendel, est le plus grand compositeur français du XVIIIe siècle, et s’avère être plus novateur et posséder le sens du drame que le second de ses cadets. Dix-huit ans après un premier Zoroastre confié à William Christie et les Arts florissants, le Festival de Beaune a programmé le même opéra, cette fois dans sa version de 1756 avec des ajouts de celle de la création en 1749 de la quatrième et ultime tragédie lyrique de Rameau. Avec cette œuvre créée à l’Académie royale de musique, Rameau ouvre une ère nouvelle du théâtre lyrique français, avec entre autres une ouverture à l’italienne et non plus à la française, une entrée directe dans l’action, avec la suppression de prologue, une plongée dans la mythologie persane en lieu et place de la traditionnelle tragédie grecque, l’absence de premier rôle féminin, la dimension didactique du livret de Louis de Cahusac marqué par le manichéisme autour de la lutte pour le pouvoir entre un mage réformateur (Zoroastre) et un grand prêtre ambitieux (Abramane), le tout sous le sceau de la franc-maçonnerie…

Raphaël Pichon, solistes, xhoeur et orchestre de l'Ensemble Pygmalion. Photo : (c) Bruno Serrou

Une soirée de longue haleine, puisque l’ouvrage dure dans cette réalisation près de trois heures, avec de longs et superbes intermèdes orchestraux qui permettent de goûter le brio de l’Ensemble Pygmalion et de ses trente-six musiciens, qui, s’ils ont dû côté cordes entre chaque acte effectuer de longs moments pour se réaccorder, se sont avérés d’une homogénéité, d’une énergie et d’une justesse remarquables. Dans l’acoustique précise et claire de ce lieu sublime qu’est la cour des Hospices de Beaune, tandis que le soleil se couchait dans un ciel d’une pureté inédite depuis plusieurs mois et tandis que la pleine lune le relayait, Pichon et ses musiciens régalaient un public nombreux et connaisseur de leurs sonorités chaudes et profondes, fondées sur un continuo exceptionnel, avec deux clavecins, trois violoncelles et une contrebasse, tandis que flûtes, hautbois, bassons, cors s’imposaient par la sereine volubilité. Côté distribution, pas la moindre défaillance, avec un vaillant Zoroastre de Reinoud van Mechelin, l’impressionnant Abramane de Nicolas Courjal aux graves abyssaux, les deux excellents prêtres Zopire de Virgile Ancely et Narbanor de Etienne Bazola, Christian Immler dans les rôles d’Oromasès et de La Vengeance, et, côté femmes, une Katherine Watson déchirante et humble Amélite, Emmanuelle de Negri Erinice en amoureuse vindicative…

Bruno Serrou

samedi 9 juillet 2016

L’Opéra de Paris reprend le clinquant Aïda de Verdi d’Olivier Py avec une distribution plus satisfaisante que lors de sa première en 2013

Paris. Opéra de Paris-Bastille. Jeudi 7 juillet 2016
Photo : (c) Guergana Damianova / Opéra national de Paris

Retour à l’Opéra de Paris-Bastille trois ans après sa première présentation d’une production qui suscita en octobre 2013 de violentes réactions de rejet, l’Aïda de Giuseppe Verdi selon Olivier Py passe cette fois sans provoquer de réaction particulière, du moins jeudi, trois semaines après la première représentation, elle aussi conspuée. Ses costumes mêlant troisième Empire (pour les Egyptiens/Autrichien), treillis militaires contemporains et habits informes (pour les Ethiopiens/Italiens) et décors amovibles aux ors miroitant lustrés de près aveuglant le spectateur durant leur changement de position, rendent cette production clinquante, sans pour autant porter atteinte à la lisibilité de l’intrigue.

Photo : (c) Guergana Damianova / Opéra national de Paris

Je ne reviendrai donc pas sur les qualités et sur les défauts de cette production longuement présentée à l’occasion de son entrée sur la scène de l’Opéra Bastille en 2013 sur ce blog (voir ici : http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/10/une-aida-toute-en-or-suscite-un.html). En revanche, la distribution a complètement changé et s’avère beaucoup plus convaincante que la précédente. A tel point d’ailleurs que la direction d’acteur se révèle plus efficace qu’antan, les chanteurs étant plus adaptés à leurs rôles que leurs prédécesseurs. Après un premier air difficile à surmonter, le célèbre « O céleste Aïda », le ténor letton Aleksandrs Antonenko est un Radamès plutôt rustique, mais le timbre est de bronze, sombre et opulent, la voix d’airain. La soprano ukrainienne Liudmyla Monastyrska est une Aïda d’une aisance vocale impressionnante, avec des aigus éclatants, mais son personnage est distant, sans réel consistance, tandis la diction est aléatoire. La mezzo-soprano italienne Daniela Barcellona est une Amnéris solide, aussi émouvante que tranchante. Continuellement vêtu de pompeux habits sacerdotaux, la basse coréenne Kwangchul Youn est un Ramfis à la voix chevrotante. Timbre somptueux aux harmoniques florissantes, le baryton ukrainien Vitaliy Bilyy propose en Amonasro un père abusif mais humain.

Photo : (c) Guergana Damianova / Opéra national de Paris

Succédant à Philippe Jordan au pupitre de cette Aïda, fidèle invité de l’Opéra de Paris dans le répertoire romantique italien, le chef israélien Daniel Oren se délecte des somptueuses sonorités de l’Orchestre de l’Opéra de Paris qu’il applaudit à chaque fin d’acte. Sa direction est précise et lyrique, mais manque de nuances. Il tire néanmoins de la remarquable phalange parisienne un modelé lustré au cordeau, exalté par des tensions dramatiques, malgré un duo final manquant de tendresse et de poésie immatérielle il est vrai difficile à atteindre. Les fanfares de la scène du triomphe ne sont plus à l’arrière-plan, résonnant depuis le fond du plateau à travers des haut-parleurs, contrairement à 2013, mais intégrés à la scénographie, ce qui n’affecte plus l’efficacité sonore de ce passage trop souvent dénaturé dans les Aïda de plein-air. Le Chœur de l’Opéra est quant à lui parfaitement en place et son nuancier est d’une richesse impressionnante.

Bruno Serrou

mercredi 6 juillet 2016

Le Festival Juventus, manifestation unique et irremplaçable, lutte pour sa survie, soutenu par 106 grands musiciens

Cambrai (Nord). Théâtre-Conservatoire de la Ville. Samedi 2 juillet 2016

Cambrai, le conservatoire (à gauche) et le théâtre (à droite). Photo : (c) Bruno Serrou

Fondé voilà vingt-cinq ans, festival hors normes à la programmation ambitieuse et au profit des jeunes musiciens européens, Juventus est sous la menace de sa désintégration. Non pas pour des raisons financières, les moyens dont il dispose ayant toujours été modestes mais intelligemment utilisés, mais pour cause de conflit digne du village de Cloche-merle, puisque résultant de mesquineries de bas étage de son ex-président. Créée en 1991 à la Saline Royale d’Arc-et-Senans dans le Doubs à l’initiative du Hongrois Georges Gara, par ailleurs chargé de la programmation musicale du Théâtre de la Ville de Paris, cette manifestation unique en son genre est implantée depuis dix-huit ans dans le théâtre et le conservatoire de Cambrai.

Frédéric Vaysse-Knitter (piano). Photo : (c) Bruno Serrou

L’objet de ce rendez-vous estival est de repérer, à leur insu, les jeunes solistes européens de grand talent avant même le début de leur carrière, et qui deviendront par cooptation dès l’année suivante d’anciens Lauréats Juventus. La première promotion Juventus a compté en ses rangs le violoncelliste Xavier Phillips et le pianiste Alexandre Tharaud, puis, en 1992, le violoncelliste Marc Coppey et le contreténor Andreas Scholl. L’année suivante, le hautboïste François Leleux et le flûtiste Emmanuel Pahud les rejoignaient... Tous ces artistes et beaucoup d’autres sont les signataires de deux lettres de soutien à Georges Gara, ce qui atteste de l’émoi suscité par la mise en danger d’une manifestation depuis son édition du 25e anniversaire (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/07/juventus-de-cambrai-intronise-felix.html), l’une par dix-sept personnalités musicales, de Natalie Dessay à Nicolas Bacri, l’autre par les cent-six Lauréats Juventus.

Fabrice Laurent (Secrétaire général Juventus-Europe), l'Adjointe au Maire de Cambrai, et Annick Lozé (Présidente Juventus-Europe). Photo : (c) Bruno Serrou

Ces bassesses ont empêché l’édition 2016 de se dérouler dans des conditions normales. Ainsi, au lieu de la décade habituelle, la manifestation s’est déployée sur deux jours, avec deux concerts le samedi dans l’enceinte du Théâtre de Cambrai, et sans nouveau lauréat pour succéder au corniste Félix Dervaux. L’avenir de Juventus se jouera peut-être à Cambrai, peut-être ailleurs, voire autant à Cambrai qu’autre part, ce qui sera décidé dans les mois à venir. Ce qui est certain en tout cas, c’est que cette histoire ridicule et qui n’a pas lieu d’être dont est victime Juventus n’entame en rien la passion et l’enthousiasme de Georges Gara, ainsi que de Fabrice Laurent, Secrétaire général Juventus-Europe, et de leur équipe. 

En tout cas, les deux concerts du 2 juillet ont connu un succès public impressionnant, les Cambrésis étant venu en rangs serrés soutenir leur festival, qui contribue largement au renom de la cité du Nord dans toute l’Europe, une cité qui a perdu son aura depuis que Lille lui a pris sa préfecture puis son archevêché.

Georges Gara (directeur artistique fondateur de Juventus). Photo : (c) Bruno Serrou

Arrivé en retard au récital de Frédéric Vaysse-Knitter pour raison de problèmes inhérents à la SNCF, j’ai été contraint d’entrer dans la salle du théâtre lumières éteintes tandis que le brillant pianiste français jouait le Presto de la Sonate en mi bémol majeur Hob. XVI/52 de Joseph Haydn. Entré côté cour, j’ai voulu me rendre à jardin pour voir les doigts de l’interprète courir sur le clavier. Muni de mon smartphone en guise d’éclairage discret, je me suis pris le pied dans un fauteuil cassé resté grand ouvert, tombant violemment au point d’en avoir aujourd’hui encore quelques séquelles à la jambe et au bras gauches… J’ai contenu un cri de douleur que j’aurais sans doute libéré dans un contexte autre et le vocabulaire fleuri qui m’est coutumier, pour m’asseoir dignement en bout de rang, attendant que mes maux s’éteignent d’eux-mêmes. Si bien que je n’ai retrouvé mes esprits que durant le beau Nocturne en ut mineur op. 48/1 de Frédéric Chopin. Vaysse-Knitter en a donné une interprétation sobre et réservée tout en suscitant une intense émotion. Le pianiste français a clairement établi la filiation Chopin-Debussy-Liszt. D’abord avec le premier livre d’Images de Debussy qui a sonné ample et clair pour atteindre une beauté plastique stupéfiante. Vaysse-Knitter a choisi de remplacer la Vallée d'Obermann extraite de la Première Année de pèlerinage de Franz Liszt initialement programmée pour y substituer la septième des Harmonies poétiques et religieuses, Funérailles, qu'il a dédiée à Pierre Boulez. Son interprétation s'est imposée par sa puissance, sa gravité, sa richesse harmonique, Vaysse-Knitter tirant de cette oeuvre solennelle la diversité sonore d’un grand orchestre symphonique. Enfin, Poisson d’or extrait du second livre d’Images de Debussy, fluide avec un toucher aérien d’une étourdissante virtuosité.

Les dix Lauréats Juventus réunis dans Rameau. Photo : (c) Bruno Serrou

Moins d’une heure après la fin de ce premier concert, commençait la seule soirée de l’édition 2016 de Juventus. Dix Lauréats ont répondu présent pour ce moment unique pour affirmer leur indéfectible soutien à la manifestation qui leur a ouvert la carrière internationale de soliste et de chambriste : les violonistes géorgienne Liana Gourdjia (Lauréate 2008) et ukrainien Graf Mourja (Lauréat 1994), l’altiste belge Nathan Braude (Lauréat 2008), les violoncellistes française Hermine Horiot (Lauréate 2012) et russe Alexey Stadler (Lauréat 2014), la contrebassiste française Laurène Durantel (Lauréate 2013), le clarinettiste belge Ronald Van Spaendonck (Lauréat 1991), le corniste français Félix Dervaux (Lauréat 2015), et les pianistes français Frédéric Vaysse-Knitter (Lauréat 2002) et roumain Ferenc Vizi (Lauréat 1995). Tous réunis devant une salle comble. 

Frédéric Vaysse-Knitter et Félix Dervaux. Photo : (c) Bruno Serrou

Le programme de l’unique concert de musique de chambre de Juventus 2016 s’est avéré riche, varié et pour le moins audacieux. C’est le dernier Lauréat à ce jour, Félix Dervaux (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/07/juventus-de-cambrai-intronise-felix.html), qui l’a, jouant depuis les dégagements de la salle tout en avançant vers le plateau les appels de Siegfried du deuxième acte de l’opéra éponyme de Richard Wagner, appels avec lesquels le héros de la deuxième journée de l’Anneau du Nibelung réveille le Géant Fafner dormant sur son trésor. Le souffle du jeune cor solo de l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam (1) est impressionnant de maîtrise, de précision et de pureté, tandis que l’oreille interne de l’auditeur entendait les réponses et le soutien de l’orchestre wagnérien résonner. C'est à lui qu'est revenu le soin d'allumer côté jardin les six bougies du traditionnel candélabre qui veille sur chacune des éditions et qui sont éteintes le dernier jour.

Ferenc Vizi, Alexey Stadler, Nathan Braude et Liana Gourdjia. Photo : (c) Bruno Serrou

Puis ce fut au tour des discours. La présidente de la nouvelle association Juventus-Europe, Annick Lozé, a fait part de sa volonté de faire perdurer cette belle idée dont la réussite est avérée et dont l’écho s’est depuis longtemps répandu à travers l’Europe, portant actuellement quasi à lui seul le renom de la sous-préfecture du Nord. Autre discours, plus politique celui-là, celui de l’Adjointe au maire de Cambrai, qui, tout en affirmant souhaiter le maintien de la manifestation dans sa ville, n’a rien dit de concret sur les moyens et sur l’envie réelle de cette éventualité, mais que l’été sera décisif avant une prise de décision dès septembre prochain. Enfin, le nouveau directeur administratif de Juventus, Fabrice Laurent, a assuré que Juventus sera maintenu, quoi qu’il arrive, de préférence à Cambrai, mais en cas de renoncement des édiles locales, une solution de replis est d’ores et déjà à l’étude, dans la région des Hauts de France ou ailleurs en France, avec, quelle que soit la réponse apportée, une encrage plus fort en déployant la programmation et l’action vers les publics divers et les jeunes Lauréats sur l’année entière avec des événements ponctuels qui conduiront au festival de juillet.

Ronald Van Spaendonck. Photo : (c) Bruno Serrou

En écho aux propos des officiels, les dix Lauréats ont joué de concert un arrangement pour cordes et clarinette d'une page délicieuse venue du Bourgeois gentilhomme de Jean-Baptiste Lully. Emu, la voix tremblotante et grave, Georges Gara, directeur artistique et fondateur de Juventus, a regretté les chamailleries ridicule et les fausses accusations déversées avec fiel par son ex-président, avant de se montrer optimiste pour l’avenir de sa manifestation et de remercier les cent-six Lauréats Juventus, puis de s’effacer en lançant un lumineux « Que le spectacle continue ». 

Laurène Durantel (contrebasse) et Frédéric Vaysse-Knitter (piano). Photo : (c) Bruno Serrou

Tandis qu’il avait travaillé l’œuvre annoncée depuis plusieurs mois dans les supports de promotion du festival, la Sonate pour cor et piano en mi bémol majeur de Paul Hindemith, Félix Dervaux a eu la surprise de constater que son partenaire d’un soir, Frédéric Vaysse-Knitter, avait préparé la Sonate pour cor et piano en fa majeur du même compositeur… C’est donc en moins de vingt-quatre heures qu’il s’est mis en bouche une partition qu’il n’avait jamais travaillée et dans la seule perspective de ce concert. Cette première sonate est heureusement l’une des plus belles pages de la musique de chambre du compositeur allemand. Malgré le manque de préparation du corniste, les deux interprètes ont exalté le romantisme du cor, le lyrisme altier des deux premiers mouvements, le tragique du finale.

Graf Mourja et Liana Gourdjia (violons), Nathan Braude et Léa Hennino (altos), Alexey Stadler et Hermine Horiot (violoncelles). Photo : (c) Bruno Serrou

Le Quatuor n° 1 pour piano, violon, alto et violoncelle en sol mineur KV. 478 de Mozart a été interprété avec chaleur et autorité par Liana Gourdjia, Nathan Braude, Alexey Stadler et Ferenc Vizi, qui en ont restitué le tragique et la vitalité mélodique avec une dextérité impressionnante. Ronald a choisi l’humour et la dérision pour se moquer des « faiseurs d’histoire » qui cherchent à tuer Juventus en choisissant l’Arlequin pour clarinette seule du clarinettiste-compositeur Louis Cahuzac (1880-1960) – aurait-il quelque rapport avec l’ex-ministre Jérôme Cahuzac ?). Ferenc Vizi a rendu hommage à Pierre Boulez, qu’il a présenté comme un compositeur certes difficile mais qu’il convient d’écouter avec attention, en interprétant devant une salle particulièrement concentrée, les Douze Notations pour piano, certaines étant développées pour le grand orchestre plusieurs décennies plus tard. Quoique jouant avec partition, le pianiste roumain a su tirer de ces paysages miniatures d’une extrême densité toute la poésie et les sonorités cristallines et résonnantes, en faisant presque des classiques. Entendant divertir le public avec un petit intermède entre deux œuvres, la contrebassiste Laurène Durantel, longue jeune femme filiforme jouant en chaussettes, et Frédéric Vaysse-Knitter se sont lancé dans Après un rêve de Gabriel Fauré fantasque et décalée, avant de laisser la place à l’une des pages les plus célèbres de Piotr I. Tchaïkovski, Souvenir de Florence pour sextuor à cordes en ré mineur op. 70. Dans une interprétation enlevée, juvénile, vigoureuse et brillamment chantante, les six musiciens, Graf Mourja et Liana Gourdjia (violons), Nathan Braude (alto), Alexey Stadler et Hermine Horiot (violoncelles) renforcés pour l’occasion par l’altiste invitée Léa Hennino, ont donné à cette œuvre toute la luminosité et la ferveur propre à l’italianita qu’a su intégrer Tchaïkovski dans cette partition peu ordinaire dans sa création. Mais je n’ai pu m’empêcher de remarquer que les trois hommes se sont réservé les premiers pupitres, reléguant les trois femmes aux seconds…

Georges Gara entouré des Lauréats Juventus et de quelques techniciens de plateau. Photo : (c) Bruno Serrou

A l’issue du concert, Georges Gara a soufflé les bougies du candélabre, à l’exception d’une seule, en signe d’espérance de survie de Juventus ou de sa pérennité grâce à la réussite et au renom international de ses cent-six lauréats en un quart de siècle d’existence.

Bruno Serrou

1) Poste dont Félix Dervaux vient de démissionner avant de prendre une année sabbatique dans le but de réfléchir sur son avenir et ses choix artistiques.