vendredi 16 mai 2025

L’Orchestre de Paris conquis par la première prestation à sa tête de Roberto González-Monjas, avec en solistes Lisa Batiashvili, François Leleux et Thierry Escaich

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 16 mai 2025 

Roberto González-Monjas, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Concert de l’Orchestre de Paris cette semaine était dirigé  par le chef espagnol violoniste de 37 ans Roberto González-Monjas, qui se produisait avec l’orchestre pour la première fois. Des débuts qui se sont avérés sensationnels dans deux œuvres illustrissimes mais menées de main de maître, Roméo et Juliette de Tchaïkovski et Les Pins de Rome de Respighi, avec bande son d’oiseaux et cuivres du finale dispersés dans les hauteurs de la salle. En première partie, le double Concerto pour clavecins en ut mineur BWV 1060 de Bach dans sa version pour violon, hautbois et cordes en prélude au double Concerto pour violon, hautbois et orchestre au complet de Thierry Escaich qui reprend et amplifie à revers le matériau du concerto de Bach. Les deux solistes, Lisa Batiashvili et François Leleux, ont rivalisé en musicalité et en technique, mais les sonorités puissantes du hautbois ont eu tendance à écraser le lustre moelleux du violon. Entre les deux œuvres, une improvisation d’orgue trop puissante par Thierry Escaich qui a saturé l’espace de la Salle Pierre Boulez 

Lisa Batiashvili, Roberto González-Monjas, François Leleux, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Placé sous le signe de l’italianité, le concert de l’Orchestre de Paris cette semaine, tant on sait combien Jean-Sébastien Bach avait d’admiration pour ses confrères transalpins dont il se plaisait à adapter la création les transcendant par l’universalité de son génie, tandis que l’œuvre de 2014 emprunte son inspiration dans l’œuvre du Cantor au même programme, et que Tchaïkovski puise la sienne à Vérone par le biais d’un illustrissime chef-d’œuvre de Shakespeare, et la partition cent pour cent italienne chante la gloire de Rome. C’est avec Bach, le compositeur auquel la musique entière se réfère constamment depuis le XVIIIe siècle que le concert de l’Orchestre de Paris, s’est ouvert, avec ses cordes seules, dans une pièce doublement concertante adaptée par le cantor lui-même de son Concerto pour deux clavecins et orchestre en ut mineur BWV 1060, dans une reconstitution d’une première version pour violon et hautbois perdue datant du séjour de Bach à Köthen réalisée en 1920 par le musicologue allemand Max Schneider (1875-1967). Il s’agit en fait d’un vrai « cheval de bataille » du duo réuni par l’Orchestre de Paris à l’occasion de l’entrée du double concerto de Thierry Escaich pour la même association de solistes à son répertoire, la violoniste Lisa Batiashvili et le hautboïste François Leleux. L’Adagio rendu célèbre par sa présence dans le film de Stanley Kubrick Barry Lyndon aux côtés du Trio n° 1 pour violon, violoncelle et piano de Schubert, est un pur moment de grâce dans lequel violon et hautbois se fondent et se répondent avec infinie délicatesse, le chant des deux instruments fusionnant avec grâce, tandis que dans les deux mouvements vifs, ils rivalisent en virtuosité et sonorités mais l’instrument à anche est si puissant et coloré qu’il domine largement son compère à archet dont la musicalité et les timbres sont infiniment délicates et fines, mais l’entente entre les deux solistes est telle que l’on ne peut qu’admirer leur prestation, qui bien évidemment atteint son apnée dans le mouvement central, tandis que les cordes de l’Orchestre de Paris, menées par Eiichi Chijiiwa au pupitre de violon solo, sont d’un moelleux et d’une élégance qui participent largement à l’envoûtement de l’œuvre, sous la direction fluide et sobre de Roberto González-Monjas.

Thierry Escaich, François Leleux, Lisa Batiashvili, Roberto González-Monjas, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Créé à Hambourg le 7 décembre 2014 par Lisa Batiashvili, François Leleux et l’Orchestre Symphonique de la NDR dirigés par Alan Gilbert, le Double Concerto pour violon et hautbois de Thierry Escaich aura attendu plus de dix ans pour être programmé en France, à Paris, et confié à ses créateurs et dédicataires. Commande conjointe du NDR Symphonieorchester de Hambourg, du New York Phlharmonic Orchestra et de l’Orchestre Symphonique de la Radio Finlandaise ce concerto de vingt-deux minutes en trois mouvements enchaînés est écrit en plus des deux solistes pour bois et cuivres par deux, timbales, deux percussionnistes et cordes. Le compositeur organiste français se réfère au double concerto de Bach. Son auteur le présente comme un écho du double concerto de Bach BWV 1060R de 1736 auxquels les commanditaires de l’œuvre d’Escaich, Lisa Batiashvili et François Leleux souhaitaient offrir un équivalent contemporain. La forme est équivalente au modèle référent, enchaînant sa pause (à la différence de Bach) mouvements vif-lent-vif, et le matériau thématique commun, mais dans l’ordre inverse, celui du morceau initial dans le finale, et celui du troisième dans le premier, tandis que celui de l’Adagio est repris dans l’Andante. Les relations sonores entre les deux instruments sont ici plus équilibrées et fusionnelles, le compositeur veillant à une égalité entre le vent et l’archet, tandis que l’orchestre est bien davantage qu’un tissu sonore mais un partenaire à part entière ayant sa propre autonomie, plus coloré que celui de Bach en raison de sa diversité mise en relief par la percussion, mais ne formant jamais hiatus avec ses deux comparses.

Thierry Escaich, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Entre les deux œuvres concertantes, Thierry Escaich a endossé son costume d’organiste et de professeur d’improvisation au Conservatoire de Paris, s’installant au clavier de l’orgue symphonique de la Philharmonie pour une improvisation de huit minutes, genre dans lequel le compositeur se plaît tant qu’il a de son aveu même tendance à oublier le temps et l’espace. Ce qu’il a démontré dans toute son évidence, se laissant porter par l’instrument magnifique dont est dotée la Salle Pierre Boulez, se lançant dans un lent crescendo continu qui finit par atteindre des sommets de puissance tels que l’espace acoustique a fini par arriver à saturation, au point de susciter des débuts d’acouphènes plus ou moins marqués.

Roberto González-Monjas, Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Le plus italien des compositeurs russes est assurément Piotr Ilyitch Tchaïkovski, qui, particulièrement épris de la musique de Mozart, est aussi le plus cosmopolite des compositeurs russes, avec sa sensibilité exacerbée, son sens de la longue mélodie aux respirations infinies, son attrait pour la péninsule, ses paysages, qui lui ont notamment inspiré ses Souvenirs de Florence et le Capriccio italien, et ses héros, comme Roméo et Juliette, Francesca da Rimini. Toutes œuvres dans lesquelles Tchaïkovski atteste d’une invention mélodique d’une richesse inépuisable rehaussée d’une science consommée de l’harmonie et du contrepoint, le tout paré d’un éclat orchestral si marqué qu’il en est immédiatement reconnaissable. Composé en octobre-novembre 1869, créé à Moscou avec succès le 16 mars 1870 sous la direction de Nikolaï Rubinstein, révisé une première fois cette même année 1870, puis une seconde fois en août 1880, Roméo et Juliette est bien plus qu’une ouverture-fantaisie, un véritable poème symphonique complet dans lequel le compositeur russe brosse en à peine plus d’une vingtaine de minutes tout la tragédie des jeunes amants de Vérone brossée par William Shakespeare, autour de deux thèmes centraux ponctués par celui de la mort, l’un décrivant la discorde et la haine opposant les Capulet et les Montaigu, l’autre l’amour des héros scindé en deux parties, la première représentant la passion de Roméo, la seconde la tendresse de Juliette. Dédiée à Mili Balakirev, cette partition sera la première de son auteur à être jouée hors des frontières russes en 1870. Sous l’impulsion à la fois onirique et résolue du chef espagnol, l’Orchestre de Paris a donné toute la dimension suggestive du poème symphonique de Tchaïkovski, mettant somptueusement en valeur l’orchestration sombre et colorée de Tchaïkovski (piccolo, deux flûtes, deux hautbois, cor anglais, deux clarinettes en la, deux bassons, quatre cors, deux trompettes en mi, deux trombones ténor, trombone basse, tuba, timbales, cymbales, grosse caisse, harpe, cordes (16, 14, 12, 10, 8)), le chef espagnol jouant à satiété des contrastes de la partition dont il fait un somptueux et déchirant livre d’images sonores douées de vie véritable digne reflet du drame aux déchirants contrastes de violence, de passion, de désespoir.

Roberto González-Monjas, Eiichi Chijiiwa (violon solo), Orchestre de Paris
Photo : (c) Bruno Serrou

Si Tchaïkovski se situe volontiers sous l’influence italienne, Ottorino Respighi (1879-1936) se revendique de la musique russe d’un Stravinski, ainsi que de l’imaginaire musical italien. Essentiellement connu pour son triptyque symphonique les Fontaines de Rome (1916), les Pins de Rome (1924) et Fêtes romaines (1928), Respighi est comme tous les compositeurs italiens avant tout un lyrique. Pourtant, la création, particulièrement les neuf opéras et cinq ballets de ce musicien qui entretint des relations excessivement privilégiées avec le régime fasciste de Benito Mussolini restent méconnus, à l’exception de la Fiamma (la Flamme, 1934),  parmi les premiers, et de la Boutique fantasque (1919) d’après Rossini pour les Ballets russes parmi les seconds, le tout marqué d’une large influence de Richard Wagner, mais aussi une rutilante proximité avec l’orchestre et les flamboiements de Puccini. Chevaux de bataille des associations de concerts parisiennes jusque dans les années 1970, le triptyque romain (Fontaines de Rome, Pins de Rome, Fêtes romaines) du compositeur bolognais se font désormais plus rares. Les quatre mouvements constituant Pini di Roma, P 141 (Pins de Rome) (Les Pins de la villa Borghèse, Pins près d’une catacombe, Les Pins du Janicule et Les Pins de la Voie appienne)  ont été composés en 1923-1924 et créés le 1 décembre 1924 au Teatro Augusto de Rome par l’Orchestre de l’Académie nationale Sainte-Cécile sous la direction de Bernardino Molinari. Huit ans après Fontane di Roma P 106 et quatre ans avant Feste Romane P 157, Respighi se place dans la descendance des poèmes symphoniques de Richard Strauss à l’orchestration foisonnante et au sens discursif affûté. Jouissant des sonorités merveilleusement polychromes de l’Orchestre de Paris, Roberto González-Monjas peint à loisir le livre d’images brûlantes reflets de la touffeur de la Ville Eternelle et ses sept collines où les pins parasols rivalisent en ombrages indispensables à la protection des citoyens de la cité impériale. Ainsi, les rondes des enfants dans les jardins de la Villa Borghèse dans morceau initial, Allegretto vivace, les soubresauts de la mélodie mélancolique du Lento des catacombes, les bruissements nocturnes de la nature dans le second Lento du Janicule, enfin le tempo de marche de l’arrivée triomphale des légions romaines sur les pavés de la Via Appia en direction du Capitole, le tout richement orchestré  (bois par trois, quatre cors en fa et en mi, trois trompettes en si bémol, une trompette en ut hors scène, trois trombones, six buccins ou bugles et saxhorns, tuba ou cimbasso, timbales, percussion, célesta, piano, orgue (ce dernier tenu par Thierry Escaich), cordes [16, 14, 12, 10, 8]), et remarquablement servi par l’ensemble de l’Orchestre de Paris aux sonorités particulièrement flatteuses et envoûtantes, renforcés pour un grandiose finale en apothéose de quatre sections de cuivres réparties dans la salle autour de l’orchestre.

Bruno Serrou


mercredi 14 mai 2025

L’épique spiritualité de « Le Paradis et la Péri » de Robert Schumann par Jordi Savall à la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Lundi 12 mai 2025 

Jordi Savall, Le Concert des Nations, La Capella Nacional de Catalunya
Photo : (c) Bruno Serrou

Quelle que soit la période choisie, Jordi Savall offre à chacune de ses prestations des interprétations d’une beauté, d’une force, d’une intensité, d’une expressivité stupéfiantes. Son Le Paradis et la Péri de Robert Schumann lundi soir à la Philharmonie a été un pure moment de grâce avec ses somptueux Le Concert des Nations et La Capella Nacional de Catalunya enrichis de sept solistes d’une homogénéité et d’un engagement constants, avec en tête de distribution la remarquable Lina Johnson (Péri), Marianne Beate Kielland et Kieran Carrel 

Jordi Savall, Lina Johnson, Le Concert des Nations, La Capella Nacional de Catalunya
Photo : (c) Bruno Serrou

Rarement programmé, quoique faisant l’objet ce printemps de plusieurs représentations en Île-de-France, outre ce concert un spectacle mis en scène par Daniela Kerck et dirigé par Laurence Equilbey dans l’Auditorium de la Scène Musicale de Boulogne-Billancourt (1), la Philharmonie de Paris a donné l’oratorio Le Paradis et la Péri de Robert Schumann qui avait été programmé dans cette même salle Pierre Boulez le 21 décembre 2016 par l’Orchestre de Paris dirigé par Daniel Harding. Cette fois, c’est sur instruments « historiquement informés » que l’œuvre a été interprétée par l’un des chefs d’orchestre les plus spirituellement engagés de notre temps, le Catalan Jordi Savall, à la tête de ses deux formations, l’instrumentale Le Concert des Nations, et la vocale La Capella Nacional de Catalunya.

Jordi Savall, Lina Johnson, Le Concert des Nations, La Capella Nacional de Catalunya
Photo : (c) Bruno Serrou

Moins connu que les Szenen aus Goethes Faust WoO3 (Scènes du Faust de Goethe, 1844-1853), Das Paradies und die Peri, op. 50 (Le Paradis et la Péri), aux côtés du conte de fées Das Rose Pilgerfahrt (Le Pèlerinage de la Rose, 1851-1852) op. 112 d’après le poète Moritz Horn, est le premier des trois grands oratorios de Robert Schumann dont le thème central est la Rédemption. Avant Goethe et Horn, il s’agit ici d’une adaptation pour solistes, chœur et orchestre du conte oriental éponyme tiré de Lalla Rookh de Thomas Moor (1779-1852) paru en 1817 adapté pour Schumann en 1841 par Emil Fleschig (1808-1878). Créée à Leipzig le 4 décembre 1843 par l’Orchestre du Gewandhaus dirigé par le compositeur, qui faisait pour l’occasion ses débuts de chef d’orchestre, l’œuvre connut un succès retentissant, au point d’atteindre plus d’une cinquantaine d’exécutions dès 1855, et de franchir l’Atlantique pour être donné aux Etats-Unis dès 1848.

Jordi Savall, Kieran Carrel, Lina Johnson, Le Concert des Nations, La Capella Nacional de Catalunya
Photo : (c) Bruno Serrou

La Péri désigne en persan une fée ou elfe, fille d’un ange déchu et d’un mortel. Elle tente ici d’accéder de nouveau au Paradis dont elle a été exclue en raison de l’impureté de ses origines. Mais pour y parvenir, elle doit rapporter de la Terre « le don que le Ciel aime par-dessus tout ». Contée en trois parties totalisant vingt-six numéros, l’action débute en Inde. La Péri recueille la dernière goutte du sang d’un héros mort en défendant sa patrie contre le tyran Gazna. Offrande malheureusement insuffisante pour retourner au Paradis. La Péri se rend alors en Egypte où elle assiste au décès d’une jeune fille qui a choisi de mourir en veillant l’homme qu’elle aime, atteint de la peste, plutôt que de vivre sans lui. Nouveau refus du Paradis : cet amour total n’est pas encore « le don que le Ciel aime par-dessus tout ». La Péri décide de poursuivre sa quête initiatique en se rendant en Syrie, où elle découvre enfin le don suprême qui lui rouvrira les portes du Paradis : les larmes de repenti d’un criminel devant un enfant en prière. L’oratorio requiert la participation de neuf solistes, qui incarnent un certain nombre de personnages (la Péri, Gazna, la jeune fille, le jeune homme, l’ange), ainsi que des interventions d’ordre narratif, plus particulièrement le ténor qui tient spécifiquement le rôle du narrateur, tandis que cinq des douze interventions chorales correspondent à des groupes personnifiés, Indiens, conquérants, anges, Génies du Nil, Houris). L’orchestration réunit bois par deux plus un piccolo, quatre cors, deux trompettes, trois trombones et un ophicléide côté cuivres, timbales, triangle, grosse caisse, harpe et cordes, que Savall a réparti sur le mode traditionnel, violons I et II se faisant face, encadrant violoncelles et altos, contrebasses derrière ces derniers.

Johanna Rosa Falkinger, Kieran Carrel, Jordi Savall, Le Concert des Nations, La Capella Nacional de Catalunya
Photo : (c) Bruno Serrou

Jordi Savall met judicieusement en évidence les élans particulièrement épiques et lyriques de l’œuvre, tout en maintenant judicieusement un tour dramatique à ce poème dont le propos se veut plus onirique que narratif, Schumann utilisant d’ailleurs le terme « poème » en lieu et place d’« oratorio ». Il faut ajouter une profonde spiritualité que le chef catalan met naturellement en valeur avec une force irrésistible dans cet oratorio au sujet profane mais aux contours mystiques. L’équipe de chanteurs dont le chef catalan s’est entouré pour l’occasion est d’une parfaite cohésion. 

Jordi Savall, solistes, Le Concert des Nations, La Capella Nacional de Catalunya
Photo : (c) Bruno Serrou

Parmi les moments-clefs, la tristesse accablée avec laquelle le baryton suisse Manuel Walser décrit le crépuscule syrien (n° 21, « Jetz sank des Abends goldner Schein »), les déclarations exaltées de la jeune Egyptienne chantée par la soprano autrichienne Johanna Rosa Falkinger, les sombres harmonies annonçant la mort des amants (n° 16, « O lass mich von der Luft durchdringen… Sie wankt sie sinkt und wie ein Licht »), l’impressionnant ténor anglo-allemand Kieran Carrel d’une intensité bouleversante, la plainte déchirante puis le lutte opiniâtre de la Péri rejetée du Paradis (n° 20, « Verstassenl Verschlassen aufs neu das Goldportall »), son contre-ut vertigineux vaillamment tenu par l’ardente soprano américano-norvégienne Lina Johnson au moment de l’ascension puis de l’accession de l’elfe au Paradis (n° 26, « Freud’, ewige freude, mein Werk ist getan »), tous brillamment entourés par l’ange valeureux de la mezzo-soprano norvégienne Marianne Beate Kielland, le ténor catalan Ferran Mitjans (le jeune homme), le baryton suisse Manuel Walser (l’homme) et la basse Nicolas Brooymans (le tyran Gazna). Mais un oratorio ne serait rien sans le chœur, et de ce point de vue, celui que Jordi Savall fonda avec son épouse Montserrat Figueras est l’un des plus sûrs et des plus homogènes qui se puissent trouver dans le monde, animé de la riche tradition chorale ibérique, La Capella Nacional de Catalunya, complément indispensable de l’aussi luxuriant orchestre du couple Savall, Le Concert des Nations, dont il faut saluer la prestation remarquable des bois, des quatre cornistes et des cuivres (deux trompettes, trois trombones, ophicléide).   

Bruno Serrou

1) Les 14, 16 et 17 mai 2025 à 20h00

 

jeudi 8 mai 2025

Interview : Raphaël Pichon, directeur fondateur de Pygmalion, de contreténor violoniste à chef invité de l’Orchestre Philharmonique de Berlin, la carrière d’un être fasciné par les infinies merveilles de la musique

Raphaël Pichon
Photo : DR

Chef d’orchestre et de chœur, contreténor, violoniste, claveciniste, Raphaël Pichon s’est rapidement imposé comme l’un des musiciens les plus ouverts, créatifs et puissamment originaux de sa génération. Particulièrement à la tête de son remarquable ensemble Pygmalion, qui regroupe un chœur et un orchestre d’instruments d’époque de très haut niveau qu’il a fondé en 2006 pour explorer un vaste répertoire, du XVIIe siècle à nos jours, de Claudio Monteverdi à Oscar Strasnoy. Né le 17 octobre 1984 à Savigny-en-Terre-Plaine (département de l’Yonne), Raphaël Pichon, après avoir fondé dès la fin de ses études le chœur de chambre OTrente spécialisé dans le répertoire contemporain, réinterroge avec Pygmalion les œuvres du passé, madrigalistes du Seicento, pièces de Purcell, Passions de Schütz et de Bach, tragédies lyriques de Rameau, œuvres de Gluck et de Mozart, jusqu’aux partitions contemporaines, en passant par les romantiques, Beethoven, Schubert, Mendelssohn, Berlioz, Schumann, Brahms, Delibes, mais aussi Schönberg, tout en rêvant de Wagner… En résidence à la Philharmonie de Paris et à l’Opéra de Bordeaux, Raphaël Pichon et Pygmalion organisent des saisons de concerts de musique de chambre et d’ateliers pédagogiques gratuits ouverts à tous, et animent le festival-laboratoire Pulsations en région bordelaise qu’ils ont lancé en juillet 2020 au sortir de la crise de la Covid-19. Avec Pygmalion ou à la tête de formations dont il est l’invité, Raphaël Pichon se produit en France (Opéra Royal de Versailles, Opéra-Comique, Opéra de Paris, festivals d’Aix-en-Provence, d’Ambronay, d’Arc-la-Bataille, de Beaune, de La Chaise-Dieu, de Royaumont, de Saint-Denis, de Saintes, à Nancy, Metz, Montpellier, Strasbourg) et à l’étranger (Amsterdam, Barcelone, Brême, Bruxelles, Cologne, Essen, Francfort-sur-le-Main, Hong-Kong, Londres, Madrid, Moscou, Pékin, Salzbourg, Vienne…). Depuis 2014, il enregistre avec son ensemble pour le label Harmonia Mundi avec lequel il reçoit quantité de distinctions internationales comme le Gramophone Award, le Preis der Schallplattenkritik et l’Edison Klassiek Award. Il est également l’hôte d’orchestres comme le Concertgebouw d’Amsterdam, le Deutsches Symphonies-Orchester de Berlin, l’Orchestre de Chambre de Lausanne, le Mozarteum Orchester, les Müncher Philharmoniker, MusicAeterna, le Stavanger Symphony Orchestra, le SWR Symphonieorchester, et il s’apprête à diriger les Berliner Philharmoniker en décembre prochain… Je l’ai rencontré pour le magazine Scherzo à l’occasion de la parution chez Harmonia Mundi de la Messe en si mineur BWV 232 de Johann Sebastian Bach. Je reprends ici le texte paru dans le numéro de mai 2025 de mensuel espagnol Scherzo que je publie en intégralité dans sa version et sa langue originale, le français.

°       °

°

Bandeau promotionnel du magazine Scherzo mai 2025

Bruno Serrou : Comment un jeune musicien de votre génération a-t-il été attiré par l’interprétation « historiquement informée » alors qu’à la même époque la majorité des copies d’instruments anciens sonnaient faux ?

Raphaël Pichon : Il fallait du courage pour jouer faux, parce que sans nos aînés nous ne jouerions pas juste aujourd’hui. Nous sommes redevables à ces musiciens qui ont eu la vaillance de se marginaliser, de se mettre sur le côté de la route, de tout reprendre à zéro, de l’âpreté de l’apprentissage technique, organologique, et qui ont formé une deuxième génération qui est aujourd’hui en capacité de former à son tour des musiciens qui appréhendent ce répertoire avec des appétences techniques de plus en plus élevées et qui font que je suis à mon tour fasciné par la nouvelle génération qui vient derrière la mienne et qui est incroyablement douée. Le niveau est en train de monter en flèche. Avec peut-être quelques dangers sur le chemin, notamment de généralisation, de standardisation des jeux, du style. En fait, on dit « musique ancienne » alors que ce sont en réalité « des musiques anciennes », une infinité de micro mondes, chacun parlant sa propre langue, portant ses propres couleurs, ses propres défauts, ses propres singularités, ce qui fait que la musique de Purcell n’a rien à voir avec celle de Haendel pourtant séparées par seulement quarante années, dans la même ville.

B. S. : Entretenez-vous des relations avec ces premières générations, celle des Philippe Herreweghe, Sigiswald Kuijken, Ton Koopman, John Eliott Gardiner par exemple ?

R. P. : La personne avec qui je suis en constante relation et avec qui je refais le monde jusqu’à des heures indues est John Eliott Gardiner. J’ai aussi de très belles relations avec beaucoup de chefs aujourd’hui, mais de cette génération-là j’ai eu la chance de travailler un peu avec Koopman, que je croise de temps à autres. Je l’ai vu pour ses quatre-vingts ans à Amsterdam. Mais j’espère… j’aimerais dans les mois ou les années qui viennent frapper à la porte de ces figures-là pour que naissent des échanges plus précis et précieux, plus profonds sur la philosophie, l’avenir, leurs sentiments sur le monde musical d’aujourd’hui, soixante-dix ans après cette révolution, qu’ont-ils à nous dire sur cet héritage ?... Ce sera intéressant d’avoir cette discussion, qui est dans mes projets…

B. S. : Comment êtes-vous venu à la musique ancienne?

R. P. : Mon père, militaire de carrière, est un grand mélomane. Mes parents écoutaient beaucoup de musique à la maison. J’ai donc eu la chance de grandir au cœur d’un important environnement musical. Je ne viens pas d’une famille d’artistes, mais mes chacun de mes parents a dans sa famille de grands amateurs de musique. Mon père m’emmenait de temps en temps au concert, notamment ceux des Arts Florissants. J’ai vu grâce à lui plusieurs opéras qui sont des souvenirs très forts. Ma mère jouait beaucoup de piano, mon père beaucoup de guitare. Nous sommes quatre dans ma fratrie, nous sommes tous mélomanes, mais je suis le seul musicien professionnel. Ensuite de belles coïncidences, de belles rencontres ont fait que j’ai eu la chance de chanter.

B. S. : Comment êtes-vous venu au chant ?

R. P. : Non loin de chez nous, en classe de maternelle, j’avais été repéré et mes parents se sont vu proposer de me faire entrer en classe à horaires aménagés de musique. Ce que j’ai fait dès la rentrée scolaire suivante. A cette époque-là, le ministère de l’Education Nationale faisait des campagnes de dépistage dans les maternelles. Là, j’ai fait du violon. Un jour, le professeur de chorale est tombé malade, et il a été remplacé par le chef de la manécanterie des petits chanteurs de la Maîtrise de Versailles. Ce chef de chœur a dit à mon père que j’avais une jolie voix, et il lui a été proposé de me suggérer de rejoindre la maîtrise. J’ai d’abord refusé en septembre, mon père a insisté, me conseillant d’essayer, et j’y suis entré en janvier. Commençaient alors les répétitions pour la Semaine Sainte avec la Johannes Passion de Bach. J’y ai participé, et le virus m’a attrapé et aspiré.

B. S. : Etes-vous rapidement devenu soliste ?

R. P. : Au début, je n’alignais pas trois notes. J’avais neuf ans, et je n’avais jamais chanté de ma vie. Mais mon amour pour la musique n’a jamais flanché. Pas même pendant l’adolescence. Ma vie en a été bouleversée. J’ai fait beaucoup de rock, pas mal de musique électronique, j’ai été dj, j’ai été pris par la house music, mais c’était pour m’amuser. Pour ma vie, il n’en était pas question. Il était impossible que cette histoire née avec la Maîtrise s’interrompe. Je continuais aussi le Conservatoire de Versailles, d’abord le violon, puis je me suis rapidement mis au piano, au clavecin, un peu à l’orgue, parce que je voulais accompagner les répétitions…

Photo : DR

B. S. : Comment êtes-vous venu à la musique ancienne ?

R. P. : Par le biais de mon chef de chœur. Le répertoire des maîtrises est surtout axé sur la musique sacrée des XVIIe et XVIIIe siècles, et elle était toujours accompagnée par des instruments d’époque. Mais nous faisions aussi beaucoup de musique romantique, Gounod, le Requiem de Fauré bien sûr, Mendelssohn, Brahms... parallèlement à Praetorius, Schütz, Buxtehude, les chansons de la Renaissance...

B. S. : Y avait-il des classes de musique ancienne au Conservatoire de Versailles ?

R. P. : Aucune. J’apprenais le violon, le piano, et je chantais dans cette maîtrise. Petit à petit, je suis devenu très régulièrement accompagnateur des répétitions au clavier, une école extraordinaire parce qu’il faut « manger » de la musique à toute vitesse, savoir tout lire, déchiffrer, transposer. Cette école est extraordinaire. Puis le chef de chœur m’a laissé diriger quelques répétitions, confié le travail avec les petits, les moyens, puis certains concerts, des tournées. Je n’étais jamais rassasié. Il m’a aussi laissé concevoir des programmes. J’étais un vrai boulimique. Je passais beaucoup de temps à la Bibliothèque Nationale de France, ce qui m’a appris à trouver ce que je ne cherche pas…

B. S. : Comment aujourd’hui recherchez-vous de nouvelles partitions ? Vous-mêmes, êtes-vous musicologue ?

R. P. : Non. J’ai fait des études de musicologie, mais difficilement parce qu’à cette époque-là je faisais beaucoup de choses en même temps. J’étais à la fois étudiant en musicologie à la Sorbonne, élève du Conservatoire régional de Paris où je faisais du chant, de la musique ancienne avec le ténor états-unien Howard Crook, le claveciniste chef d’orchestre new-yorkais Kenneth Weiss, le ténor français Michel Laplénie, le cornettiste français Jean Tubéry, le chef d’orchestre et de chœur Pierre Cao… De très belles rencontres. En  même temps, j’étudiais le clavecin au Conservatoire du VIIe arrondissement de Paris avec Elisabeth Joyé, ainsi que le chant avec Caroline Bellon, et j’étais élève au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris dans les classes de direction de chœur et d’esthétique avec Christian Accaoui, qui m’a passionné.

B. S. : Vous produisiez-vous aussi en concert, à l’époque ?

R. P. : J’étais déjà chanteur professionnel. Contreténor. C’est ainsi que j’ai commencé à gagner ma vie, chantant avec les ensembles de Jordi Savall, Gustav Leonhardt, Ton Koopman, Vincent Dumestre, Laurence Equilbey. J’étais aussi continuiste pour un certain nombre de groupes, et comme chanteur j’ai très vite eu la chance, à 18-19 ans, d’entrer dans un chœur entièrement dédié à la création contemporaine, Les Cris de Paris dirigé par Geoffroy Jourdain. C’était une époque incroyable, parce qu’en fait nous faisions presque uniquement de la création. Nous répétions toutes les semaines, et les compositeurs défilaient chaque jeudi, venant avec des esquisses pour les essayer avec nous, servant volontiers de cobayes. C’était passionnant, parce que nous avons rencontré quantité de compositeurs français et étrangers de la jeune génération d’alors, Jérôme Combier, Marco Stroppa, Oscar Strasnoy, Francesco Filidei, de tous les styles, aussi bien Thierry Machuel que Félix Ibarrando… Nous avons aussi beaucoup tourné avec l’opéra Medeamaterial de Pascal Dusapin…

B. S. : N’avez-vous pas envisagé de poursuivre dans cette voie ?

R. P. : Si, et c’est d’ailleurs ce que je fais avec Pygmalion. Nous venons de commander notre premier opéra. Une farce… une comédie… Sur instruments d’époques, au pluriel, car de toutes les époques, du moyen-âge à nos jours. Nous jouons aussi A-Ronne de Luciano Berio. Aux débuts de Pygmalion, j’avais eu l’envie d’un cycle de commandes de cantates et de méditations à exécuter entre deux cantates de Johann Sebastian Bach. Le projet a été initié, puis nous avons eu tellement de mal à le diffuser que nous avons fait un premier essai avec un magnifique compositeur trop peu connu, Vincent Manac’h, qui nous a écrit une pièce extraordinaire sur un texte de Paul Celan que nous avons donnée en 2009 avec la soprano Sabine Devieilhe, qui est devenue ma femme.

Photo : DR

B. S. : Qu’est-ce qui vous a conduit à créer votre propre ensemble ? Quels étaient vos objectifs en fondant Pygmalion ?

R. P. : Le premier motif repose sur le fait qu’il était inconcevable pour moi que cette équipée qui mêlait une aventure humaine extraordinaire à la musique et une générosité dans la façon de s’y dédier au sein de la maîtrise, s’achève à vingt-cinq ans. C’était pour moi hors de question. Je voulais continuer, je tenais à ce que ce soit ma vie. La deuxième raison repose sur le fait que je voulais accomplir mes propres projets. J’étais curieux de répertoires et j’avais quantité de projets pour les défendre, notamment de Johann Sebastian Bach, qui était devenu un domaine privé joué par tout le monde sauf par les Français, qui n’en avaient pas le droit. Troisième raison, la définition de mon projet était la fusion d’un chœur et d’un orchestre portés au même degré d’exigence. A cette époque-là, c’était soit un très bon chœur soit un très bon orchestre. Mais l’idée d’avoir les deux exactement sur le même pied d’égalité de travail avec l’idée qu’un groupe de chanteurs et un groupe d’instrumentistes deviennent capables de vocalité l’autre d’instrumentalité n’existait pas encore. Or, c’est ce que je voulais faire pour moi-même, la fusion entre moi en tant que chanteur et moi comme violoniste et claviériste.

B. S. : A une certaine époque, les pianistes, sauf exceptions, n’osaient plus toucher à Bach, qui était devenu l’apanage des clavecinistes.

R. P. : Cette époque était peut-être nécessaire. Mais je trouve trop triste l’idée qu’un musicien soit coupé d’une partie de ses racines, de ce qui le définit. Un orchestre qui n’ose plus jouer de symphonies de Mozart, comment voulez-vous qu’il continue à trouver et à construire sa route pour jouer la première et la seconde Ecole de Vienne ? Jouer Ein deutsches Requiem de Brahms sans avoir l’occasion de jouer une Messe en si ou une cantate de Bach, est inconcevable, et il est nécessaire que tous les musiciens et tous les orchestres puissent aujourd’hui ne plus ressentir la moindre peur à l’idée d’embrasser la totalité de leur histoire et de ce qui nous fonde parce que ce grand fleuve qui coule avec tous ses petits affluents et qui ramasse toutes ces couches de sédimentation, si nous n’avons plus accès aux origines nous sommes coupés d’une partie de ce qui nous définit. Je pense donc que cette époque-là aura été une nécessité qui aura conduit à cette spécialisation, voire surspécialisation, qui aura permis d’affermir la redécouverte de certains mondes, de pousser des portes et de découvrir l’immensité de la personnalité de chacun de ses membres. Je pense qu’aujourd’hui l’un de nos défis est de conserver cette richesse tout en offrant la possibilité à chacun de s’approprier la totalité de la musique et de son histoire, de ne pas en perdre les détails, la richesse de ses micro-mondes.

B. S. : Confiez-vous Pygmalion à d’autres chefs ?

R. P. : Non. Parce que je pense que c’est aux orchestres permanents de le faire. Pygmalion, si je meurs demain, n’existera plus. Et c’est très bien ainsi. Je ne le souhaite cependant pas, parce que cela mettrait les musiciens sur le pavé. Mais ce que je veux dire est que quand nous en aurons terminé nous apprendrons à vieillir et nous nous dirons, peut-être dans dix ans voire davantage, c’est fini. Ce que les gens viennent écouter avec Pygmalion est la réunion entre un groupe de musiciens, ma personnalité et mes choix artistiques ; ce n’est pas de fonder une institution de plus, mais un projet.

B. S. : Pygmalion dispose d’une base de musiciens qui constituent son ossature.

R. P. : Pygmalion repose en effet presque toujours sur les mêmes musiciens. Mais ils jouent aussi ailleurs. Il faut respecter ce qui fait partie des règles du jeu. Après, c’est aussi une question de fidélité. A double sens : fidélité de celui qui engage, fidélité de celui qui s’engage.

B. S. : Quelle est le fonds de votre répertoire ?

R. P. : Je me sens proche de toutes les grandes musiques que j’ai la chance de jouer. Johann Sebastian Bach, bien sûr. Ce qui fonde la nature de nos projets d’ensemble d’intermittents - ce qui a parfois un prix -, est la liberté de créer notre propre projet, de choisir notre répertoire, d’en définir l’identité, la construction, l’itinéraire, le cheminement, le déploiement. Ce qui a pour corolaire un investissement qui va au-delà du champ musical dans le développement, ainsi que dans la structure, de trouver les bonnes personnes qui vous entourent, qui vous aident à structurer le projet, à aller les défendre auprès des pouvoirs publics qui sont de plus en plus rares et de moins en moins généreux, mais aussi les mécènes, face à qui il faut savoir raconter votre histoire, la communiquer, et aussi bien sûr d’être capable de s’investir dans le casting, de réunir une équipe, de l’animer, faire en sorte qu’elle vive bien. Ce métier est une véritable chance. Il est si complet, et son premier atout est de vous offrir cette liberté qui fait que c’est moi seul qui choisis notre répertoire.

Pygmalion (choeur et orchestre), Raphaël Pichon
Photo : DR

B. S. : L’établissez-vous en fonction de vos envies, les décideurs viennent-ils vous chercher ou est-ce vous qui prenez les initiatives des contacts ?

R. P. : Il arrive que l’on vienne me proposer quelque chose, et si la proposition fait mouche, je l’accepte bien évidemment. Néanmoins, la plupart du temps ce n’est pas selon mes envies, mais selon un chemin que j’ai gravé dans ma tête depuis longtemps, chemin que j’entends écrire petit à petit entre un mélange de patience, de passion, parfois de prise de risque, parfois de folie, parfois de retour aux sources. C’est une voie qui se bâtit et qui, de par notre définition de jouer sur instruments d’époque, s’élabore en partie chronologiquement. Parce que je trouve extraordinaire d’avoir cette chance de boire à la source et de descendre peu à peu le cours de ce fleuve merveilleux.

B. S. : Construiriez-vous donc vos programmations selon un ordre chronologique ?

R. P. : Non. Ce que je veux dire est que nous avons commencé un répertoire avec Bach à 415 Hz et que ce répertoire nous a permis un jour de jouer pour la première fois à 430 Hz et d’aborder Mozart, et qu’après un temps dédié à Mozart, un autre temps voué à Schubert nous a incités à commencer à jouer à 438 Hz, et nous avons abordé Schumann, en ce moment c’est au tour de Brahms, que nous jouons beaucoup - nous venons d’enregistrer son Ein deutsches Requiem -, et nous avons pu commencer à jouer à 440 Hz Delibes avec Lakmé, Berlioz, bientôt Fauré, Thomas, Martinu à la fin de l’année avec La Passion grecque dont nous créons la version française du 24 au 29 juin, dans le cadre du festival que j’ai lancé à Bordeaux - je viens de finir la traduction, ce qui aura été un exercice difficile.

B. S. : Vos musiciens collectionnent-ils leurs instruments ?

R. P. : Oui, tous, individuellement. Chaque musicien les possède personnellement. L’approche chronologique nous oblige à la patience et au cumul. D’abord des instruments baroques, puis des instruments classiques, puis des instruments viennois, des instruments français… Et surtout à appréhender chaque fois de nouveaux instruments. Il faut du temps pour se les approprier, et en même temps c’est l’agréable sensation de poser pierre après pierre, ce qui ne nous empêche pas d’effectuer beaucoup de retours en arrière parce que nous avons aussi creusé plus avant dans le passé en abordant le seicento et la musique de la Renaissance. A l’Opéra d’Amsterdam, en octobre dernier, nous avons créé un projet fou avec Romeo Castellucci, un pasticcio que j’ai intitulé Le Lacrime di Eros autour de la naissance de l’opéra, entre 1540 et 1600. Une musique extraordinaire, totalement méconnue de compositeurs comme Alessandro Striggio (1540-1592), Luca Marenzio (1553-1599), Cristofano Malvezzi (1547-1599), Emilio de’ Cavalieri (1550-1602), Alessandro Orologio (1555-1633), Jacopo Peri (1561-1633), Giulio Caccini (1551-1618), Francesco Corteccia (1502-1571) et bien sûr le maître Claudio Monteverdi… Cent ans avant Cavalli. Des pages inconnues associées à des compositions électro-acoustiques de Scott Gibbons. Depuis les années 1980, époque où le Châtelet a monté l’Euridice de Peri, nous avons appris comment reconstruire ces œuvres incomplètes. Il suffit d’ajouter toutes sortes de ballo, de musiques instrumentales, ce qui est passionnant : retrouver le savoir-faire de l’époque, l’habillage de l’époque, ce qui n’a rien à voir avec le fait d’inventer.

B. S. : L’intéressant dans ce que vous faites est un peu ce que l’on trouve avec la création contemporaine dans le fait de déchiffrer, d’aller à la quête des sources, de retravailler les œuvres, le son, d’étudier la façon de jouer, de chanter. Il se trouve donc un côté créatif plus ou moins prononcé, il faut réinventer… Ce n’est pas seulement de la théorie, c’est aussi de la pratique.

R. P. : Vous rendez-vous compte de la chance que nous avons ? C’est la moitié de ma vie, la moitié de mon métier. Cela fait partie de mon activité professionnelle, et j’y renoncerai pour rien au monde. Il y a le plaisir de la conception, de se dire que nous avons cette chance que telles œuvres ou la réunion de telles œuvres vont dire ceci, vont nous permettre de l’exprimer.

B. S. : Chez vous, il y a une grande dynamique, un plaisir qui passe naturellement la rampe, il y a une jouissance du son…

R. P. : Pourquoi s’en priver ?

Photo : DR

B. S. : Vous êtes-vous fixé une limite dans votre répertoire ? Richard Wagner ? Richard Strauss ? Gustav Mahler ? Alban Berg ?...

R. P. : Wagner ?... J’en rêve ! Tout m’intéresse dans la très grande musique. En revanche, je pense que nous devons mériter notre paradis. Il faut d’abord apprendre que chacune des figures que vous citez sont des mondes tellement particuliers que pour jouer Wagner, quelle chance d’abord de jouer Schubert, Schumann, Brahms ! Nous poursuivons notre cheminement dans l’œuvre de ce dernier la saison prochaine, avec la première fois sa Symphonie n° 1. Je songe aussi à la Rhapsodie pour contralto. J’ai ma petite idée sur la question, c’est une question de timbre. Je voudrais aussi faire ses chœurs a capella.

B. S. : Vous dirigez votre propre ensemble, constitué d’un chœur et d’un orchestre. L’idée de diriger un orchestre comme le Philharmonique de Berlin, l’Orchestre de Paris, vous avez commencé à diriger le Philharmonique de Vienne à Salzbourg… Que représentent pour vous ces grandes phalanges constituées ?

R. P. : Elles représentent un héritage extraordinaire, ce fleuve immense qui continue de couler, une tradition que certains remettent inlassablement en question, un trait d’union. Ce sont de grandes maisons de notre musique où il fait bon se réchauffer, où il est bon de se rendre de temps à autres… Elles sont la garantie de notre passé, de notre présent, de notre futur, de notre pérennité. Après, en tant que chef, je suis très prudent parce que je me sens tellement loin des codes de direction de la majorité des chefs qui dirigent ce type de phalange que cela me fait peur. Je ne me sens pas à ma place…

B. S. : Pas à votre place par rapport à quoi ? Par rapport à vos confrères en général ou à vos aînés ?

R. P. : Un peu des deux. Par rapport à mes capacités techniques, par rapport à ma façon de travailler… En même temps, je me fais violence, je me dis que c’est une vraie chance de rencontrer de tels musiciens, de côtoyer un tel savoir-faire, de toucher une telle identité, de travailler avec des gens qui ont mis des dizaines et des dizaines d’années à construire un son, une telle expérience, un récit, une histoire. Tout cela me fascine. Je suis tellement admiratif. Après, aussi, parfois je me rends compte que cela ne va pas du tout marcher parce que ce qui peut éloigner c’est notre philosophie, notre rapport à la musique qui ne correspond pas à celles des institutions qui vous invitent, comme cela s’est passé avec les Viennois à Salzbourg dans Le Nozze di Figaro. Cet orchestre n’est pas intéressé par l’idée de forger quelque chose mais par celle de perpétuer une tradition. Or, je combats l’idée-même de cette perpétuation, l’idée de la musique comme un musée. Pour moi, elle est un renouveau permanent, quels que soient le répertoire et les années concernées. Peut-être aussi n’étais-je pas la bonne personne devant eux. J’ai cependant beaucoup appris avec les Viennois. J’ai trouvé cette expérience passionnante, et j’y ai connu de bons moments… Le plus important dans notre métier est l’alchimie, la rencontre qui se fait ou ne se fait pas. Faire de la musique ensemble est quelque chose de très intime, j’oserai presque dire d’érotique.

B. S. : Cela fait partie des éléments d’appréciable dans vos interprétations, le plaisir…

R. P. : Bien sûr. La musique est un lâcher prise charnel. Et cette relation physiologique, cette relation presque érotique n’est pas gagnée d’avance, il faut que le courant passe ; parfois cela se passe parfois cela ne se passe pas. Là, j’ai beaucoup de chance, je dirige dans deux mois le Mahler Chamber Orchestra pour la première fois dans la Huitième Symphonie de Schubert, Siegfried Idyll de Wagner et l’Ecossaise de Mendelssohn.

B. S. : C’est un beau programme, même se ces compositeurs ne s’aimaient pas tous beaucoup...

R. P. : Oui, mais c’est fait exprès. Je retourne aussi à Munich pour diriger les Münchner Philharmoniker, et je vais au Concertgebouw d’Amsterdam pour la première fois, avant le Philharmonique de Berlin… Avec eux je fais des choses très différentes, Beethoven, Rameau, Bach, Schubert…

Photo : DR

B. S. : Schubert est très présent dans votre activité.

R. P. : Surtout avec Pygmalion. Nous avons donné un opéra sous le titre L’autre voyage en février 2024 à l’Opéra-Comique mis en scène par Silvia Costa avec Stéphane Degout qui présentait des incursions dans les divers projets lyriques de Schubert, dont le mélodrame Fierrabras. Ce projet était très particulier puisqu’il s’agissait d’une « refondue », une œuvre agglomérant quantité d’extraits des nombreux opéras inachevés de Schubert. Nous avons également enregistré un programme intitulé Mein Traum avec Stéphane Degout autour de pièces méconnues associées à des pages de Weber et Schumann. Par ailleurs, je reviens de New York où j’ai dirigé Schubert… qui est en effet très présent.

B. S. : Quelles relations entretenez-vous avec le genre opéra ?

R. P. : Les relations avec l’opéra sont en général assez compliquées, compte tenu de la diversité des intervenants. C’est avant tout une histoire de relations humaines, une horlogerie extrêmement complexe, et avoir à vos côtés les gens les plus compétents ne vous assure en rien une réussite. L’opéra est un pari extraordinaire. C’est comme pour les Grecs avec la tragédie. Le théâtre lyrique réunit deux ou trois plus extraordinaires langages universels au monde, la musique, la poésie, la mise en scène. Pour nous, l’opéra est la possibilité perpétuelle de se retrouver face à notre  propre tragédie. C’est faire renaître la tragédie, donc faire société, faire communauté, faire face à des récits qui souvent sont essentiels, parfois très simples, et qui vont être démultipliés de façon exponentielle par la musique. Et quand ce moment où le mot, le sens se voient explosés, démultipliés par la force de la musique, cela devient un des plus grands mystères de l’humanité. C’est extraordinaire. C’est du funambulisme.

B. S. : L’entente avec le metteur en scène n’est pas certaine…

R. P. : Il vaut mieux s’en assurer avant de commencer. Romeo Castellucci est l’une des plus belles rencontres de ma vie. C’est un homme d’une humilité, d’une douceur, d’une capacité d’écoute, d’une exigence et d’une humanité exemplaire, c’est une personne extraordinaire.

B. S. : Est-ce important pour vous de travailler avec un metteur en scène qui connaît la musique, où le principal est-il le dialogue ?

R. P. : Je pense qu’un metteur en scène qui connait la musique ne garantit pas qu’il soit en capacité de livrer une mise en scène intéressante et pertinente. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant la connaissance de la musique mais la capacité à l’écouter et de la lire. Romeo Castellucci est un excellent exemple. Il voit à travers la musique. Donc, il vous donne à comprendre, à ressentir quelque chose qui à mon sens participe à décupler la force de musiques qui pourtant pour certaines sont déjà d’une puissance extraordinaire. C’est la force des grands metteurs en scène. Mais ce n’est pas parce qu’ils savent lire une partition qu’ils sont meilleurs. Des gens lisent très bien la musique mais n’ont rien à dire.

B. S. : Qu’est-ce qui a la primauté, dans l’opéra, pour paraphraser Capriccio de Richard Strauss et Clemens Krauss ?

R. P. : Ce doit être une synthèse. Texte et musique sont à égalité. Cette question n’a pas de sens.

Photo : DR

B. S. : Il se trouve pourtant des livrets sans intérêt qui tuent l’opéra entier, musique inclue, même la plus accomplie

R. P. : Mais la musique est-elle vraiment si sublime quand le livret n’est pas bon ? Néanmoins cela peut arriver. Mais je pense profondément que si la musique est extraordinaire et que les vers ne le sont pas, que la puissance de la musique peut métamorphoser la consistance des vers. Dans le domaine du lied, les Sieben frühe Lieder d’Alban Berg, bien qu’il ne s’agisse pas d’une immense poésie, le lyrisme, l’érotisme, le lâcher-prise de ces derniers feux du grand lyrisme postromantique musical donnent une saveur, une couleur, une épaisseur ou même une naïveté bouleversante. C’est dire combien la force de la musique peut métamorphoser celle des vers.

B. S. : Cette grande période du début de l’opéra, celle du seicento avec les Monteverdi, Cavalli, les grands livrets sur lesquels les opéras d’alors se fondent sont sublimes. Après, il y a comme une rupture, l’époque napolitaine qui agglomère arie et recitativi avec da capo à n’en plus finir. Puis il faudra attendre des décennies pour retrouver des livrets intéressants. Un compositeur génial comme Weber n’a pas su trouver de livrets dignes de lui…

R. P. : Certes, mais… L’un de mes moments préférés dans l’histoire de l’opéra est le dernier Monteverdi, Cavalli, Luigi Rossi, ces moments où en fait la liberté formelle suscite encore de sublimes instants, le moment où nait l’un des très grands chefs-d’œuvre du théâtre lyrique qu’est Ercole amante de Cavalli que nous avons donné à l’Opéra-Comique, partition d’un foisonnement, d’une richesse, d’une beauté sans égale. Cavalli s’est vu offrir ici tous les moyens qu’il voulait, les doubles, triples chœurs, et ce récitatif qui fait naître un arioso, qui fait naître une aria, qui fait naître un duo, qui fait naître un trio, un quatuor, un sextuor, un madrigal, un chœur, un grand chœur, un double chœur, une sinfonia

B. S. : C’est ça l’opéra, plus que Haendel…

R. P. : Ce peut être aussi être Haendel. Je n’ai cependant jamais fait d’opera seria. Le genre me rend dubitatif. J’en ferai pour la première fois avec Ariodante de Haendel à la rentrée à l’Opéra de Paris-Garnier. Cela me fait un peu peur, parce que tendre l’arc sans le relâcher est un vrai défi.

B. S. : Les metteurs en scène sont plus créatifs et téméraires avec la musique ancienne que dans le répertoire moderne et la création contemporaine… Sous prétexte que c’est « baroque », il leur paraît possible de concevoir ce qu’ils veulent…

R. P. : Je ne sais pas. Je rêve de diriger un opéra de Francesco Filidei, par exemple… J’ai une petite idée derrière la tête. J’aimerais bien travailler avec lui.

B. S. : Sur le plan discographique. Quelle est votre politique ?

R. P. : Nous avons quitté Alpha en 2014 pour Harmonia Mundi. Parfois, en fonction de coproductions, très rarement, nous enregistrons pour Warner Classics. Mais notre maison de disques attitrée est HM. Un éditeur qui correspond à la philosophie, à l’identité auxquelles je crois. Ma politique discographique repose sur le fait que nous sommes tous lucides sur le monde du disque a été bouleversé ces vingt dernières années, entre le moment où j’ai fait mon premier disque - les Messes brève de Bach en 2007 - et aujourd’hui. Désormais, il ne me paraît plus intéressant de faire différemment, car antan, il était nécessaire d’enregistrer à tour de bras pour construire un patrimoine. Créer cette chose extraordinaire qui fait que l’on a aujourd’hui la possibilité d’entendre énormément de musique. Je pense que désormais le disque est un objet différent qui permet de vous construire parce qu’enregistrer avec son ensemble est une expérience exceptionnelle. Nous faisons des grands progrès, dédiant une attention extraordinaire au moindre détail, nous nous consacrons aussi aux questions d’acoustique, de son, de perception, celle aussi de notre propre sonorité. C’est presque une forme de psychanalyse. Il y a le travail avant, pendant et après l’enregistrement. Une plongée en profondeur qui est passionnante et qui nous construit. Nous enregistrons toujours avec les deux mêmes ingénieurs du son. Je pense qu’aujourd’hui, pour faire exister un disque, pour qu’il ait un sens, il faut savoir précisément ce que nous enregistrons. Et j’aime l’idée qu’un disque se doit de raconter une histoire, un peu de notre grande histoire, et celle à notre propre dimension.

B. S. : Le disque serait-il donc un jalon ?

R. P. : Il est aussi une photographie, un moment de notre histoire, et quelque chose qui doit pouvoir exister sans que l’on connaisse le reste de la grande histoire, donc qui raconte par lui-même une histoire. C’est pourquoi je crois beaucoup aux disques-récits, à ces disques capables d’embrasser un thème ou une figure ou un récit. Nous avons réalisé beaucoup de disques de ce genre, et pour le répertoire j’aime aussi qu’un disque appelle le suivant, bien que ce ne soit pas parce que nous avons fait ce disque-ci que naturellement viendra celui-là, puis celui-là. Par exemple, nous sommes dans une grande histoire Johann Sebastian Bach, nous avons enregistré les Messes brèves, puis la petite Messe en si, suivie des Motets, de la Matthäus Passion, la grande Messe en si mineur qui vient de paraître, et nous nous apprêtons à enregistrer la Johannes Passion. Mais après, nous en resterons là avec Bach.

Page 1 de la couverture du magazine Scherzo Année XL n° 417, mai 2025

B. S. : Vous n’enregistrerez donc pas les grands oratorios, comme celui de Noël ?

R. P. : Non. Aujourd’hui, il est difficile d’apporter quelque chose de nouveau à la discographie tant elle est déjà éternelle et infinie. Il faut donc affirmer une identité. Un disque est aussi un outil de développement de nouveaux publics, pour se faire connaître, et c’est également inventer de nouvelles façons de raconter nos histoires et de transmettre notre répertoire.

B. S. : Sur le plan des registres vocaux, qu’est-ce qui vous conduit à choisir un contreténor plutôt qu’une mezzo-soprano ?

R. P. : C’est un mélange de conviction, d’intuition, de ce que je projette pour telle ou telle musique, pour tel ou tel rôle, dans le choix de la narration. C’est aussi pour beaucoup une histoire de rencontres. C’est-à-dire qu’en fait parfois, un contreténor plutôt qu’une mezzo-soprano parce que j’ai rencontré tel ou tel contreténor extraordinaire qui me bouleverse. Je ne fais pas le choix d’un contreténor mais le choix de quelqu’un. Qu’il soit mezzo ou contreténor n’est pas ma préoccupation. Ce qui m’intéresse est le musicien et la voix et ce qu’ils vont offrir. Et d’ailleurs, nous faisons parfois appel aux deux types de voix. Longtemps, nous avons eu la chance de travailler avec Damiens Guillon, qui était extraordinaire dans Bach.

B. S. : Revenons au répertoire romantique. Vous dites adorer Brahms…

R. P. : Quelle chance j’ai eu de faire pour la troisième ou la quatrième fois son Requiem allemand, de l’enregistrer après avoir passé quinze ans au contact des Schütz, Gabrieli, Buxtehude, Bach, des grands compositeurs de la Guerre de Trente Ans, ainsi qu’au contact de Mendelssohn-Bartholdy, de sa musique chorale, de celle de Brahms avant d’arriver à son Requiem. Elias, Lobgesang (Symphonie n° 2) de Mendelssohn sont des pièces admirables. Pour moi, Wagner connaissait ces pièces, c’est une évidence… Brahms aussi d’ailleurs. Ce que je veux dire ici est qu’arriver à Wagner ou à Brahms avec cet héritage-là, conduit à voir différemment couleurs, histoires, rôles, votre vision en est transformée parce qu’elle est nourrie de toutes ces couches de sédimentation. Donc, quand nous parlons de cette évidence de liens entre Bach et Wagner, cela devient clair. Qui plus est dans ces grands récits spirituels et métaphysiques que peuvent être Lohengrin, Parsifal ou même Tannhäuser. La fin de Tannhäuser est une épiphanie spirituelle absolue.

B. S. : Quels sont vos projets les plus proches ?

R. P. : Nous venons de reprendre Samson de Rameau à l’Opéra-Comique, puis nous tournons et enregistrons la Johannes Passion avec douze concerts en tournée européenne qui commence à Notre-Dame de Paris, puis en Italie (Scala de Milan), Espagne, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Allemagne, Belgique. Ensuite, nous présentons un nouveau programme qui a pour titre Requiem pour Ophélie, mélange de façon un peu culotée de Berlioz, de Thomas et de Fauré, dont son Requiem, puis je dirigerai le Mahler Chamber Orchestra, puis ce seront les répétitions de la Passion grecque de Bohuslav Martinu en version française, à Bordeaux dans le cadre du Festival Pulsations du 20 juin au 4 juillet. Après, nous nous rendons à Salzbourg avec Pygmalion pour un projet assez singulier que nous présentons au Manège des Rochers autour de Zaïde de Mozart, mélangé à beaucoup d’autres œuvres.

B. S. : Travaillez-vous souvent avec votre femme, Sabine Devieilhe ?

R. P. : Un peu plus qu’avant. Nous nous y refusions plus ou moins, mais nous sommes mariés depuis longtemps, désormais, et nous avons deux enfants. Si bien que maintenant nous commençons à nous produire plus souvent ensemble. D’autant plus que nos répertoires nous le permettent de plus en plus. Ainsi avons-nous pu faire Lakmé ensemble, puis Mozart, cette année Berlioz, Fauré...

Propos recueillis par Bruno Serrou

Paris, jeudi 27 février 2025