mercredi 14 mai 2025

L’épique spiritualité de « Le Paradis et la Péri » de Robert Schumann par Jordi Savall à la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Lundi 12 mai 2025 

Jordi Savall, Le Concert des Nations, La Capella Nacional de Catalunya
Photo : (c) Bruno Serrou

Quelle que soit la période choisie, Jordi Savall offre à chacune de ses prestations des interprétations d’une beauté, d’une force, d’une intensité, d’une expressivité stupéfiantes. Son Le Paradis et la Péri de Robert Schumann lundi soir à la Philharmonie a été un pure moment de grâce avec ses somptueux Le Concert des Nations et La Capella Nacional de Catalunya enrichis de sept solistes d’une homogénéité et d’un engagement constants, avec en tête de distribution la remarquable Lina Johnson (Péri), Marianne Beate Kielland et Kieran Carrel 

Jordi Savall, Lina Johnson, Le Concert des Nations, La Capella Nacional de Catalunya
Photo : (c) Bruno Serrou

Rarement programmé, quoique faisant l’objet ce printemps de plusieurs représentations en Île-de-France, outre ce concert un spectacle mis en scène par Daniela Kerck et dirigé par Laurence Equilbey dans l’Auditorium de la Scène Musicale de Boulogne-Billancourt (1), la Philharmonie de Paris a donné l’oratorio Le Paradis et la Péri de Robert Schumann qui avait été programmé dans cette même salle Pierre Boulez le 21 décembre 2016 par l’Orchestre de Paris dirigé par Daniel Harding. Cette fois, c’est sur instruments « historiquement informés » que l’œuvre a été interprétée par l’un des chefs d’orchestre les plus spirituellement engagés de notre temps, le Catalan Jordi Savall, à la tête de ses deux formations, l’instrumentale Le Concert des Nations, et la vocale La Capella Nacional de Catalunya.

Jordi Savall, Lina Johnson, Le Concert des Nations, La Capella Nacional de Catalunya
Photo : (c) Bruno Serrou

Moins connu que les Szenen aus Goethes Faust WoO3 (Scènes du Faust de Goethe, 1844-1853), Das Paradies und die Peri, op. 50 (Le Paradis et la Péri), aux côtés du conte de fées Das Rose Pilgerfahrt (Le Pèlerinage de la Rose, 1851-1852) op. 112 d’après le poète Moritz Horn, est le premier des trois grands oratorios de Robert Schumann dont le thème central est la Rédemption. Avant Goethe et Horn, il s’agit ici d’une adaptation pour solistes, chœur et orchestre du conte oriental éponyme tiré de Lalla Rookh de Thomas Moor (1779-1852) paru en 1817 adapté pour Schumann en 1841 par Emil Fleschig (1808-1878). Créée à Leipzig le 4 décembre 1843 par l’Orchestre du Gewandhaus dirigé par le compositeur, qui faisait pour l’occasion ses débuts de chef d’orchestre, l’œuvre connut un succès retentissant, au point d’atteindre plus d’une cinquantaine d’exécutions dès 1855, et de franchir l’Atlantique pour être donné aux Etats-Unis dès 1848.

Jordi Savall, Kieran Carrel, Lina Johnson, Le Concert des Nations, La Capella Nacional de Catalunya
Photo : (c) Bruno Serrou

La Péri désigne en persan une fée ou elfe, fille d’un ange déchu et d’un mortel. Elle tente ici d’accéder de nouveau au Paradis dont elle a été exclue en raison de l’impureté de ses origines. Mais pour y parvenir, elle doit rapporter de la Terre « le don que le Ciel aime par-dessus tout ». Contée en trois parties totalisant vingt-six numéros, l’action débute en Inde. La Péri recueille la dernière goutte du sang d’un héros mort en défendant sa patrie contre le tyran Gazna. Offrande malheureusement insuffisante pour retourner au Paradis. La Péri se rend alors en Egypte où elle assiste au décès d’une jeune fille qui a choisi de mourir en veillant l’homme qu’elle aime, atteint de la peste, plutôt que de vivre sans lui. Nouveau refus du Paradis : cet amour total n’est pas encore « le don que le Ciel aime par-dessus tout ». La Péri décide de poursuivre sa quête initiatique en se rendant en Syrie, où elle découvre enfin le don suprême qui lui rouvrira les portes du Paradis : les larmes de repenti d’un criminel devant un enfant en prière. L’oratorio requiert la participation de neuf solistes, qui incarnent un certain nombre de personnages (la Péri, Gazna, la jeune fille, le jeune homme, l’ange), ainsi que des interventions d’ordre narratif, plus particulièrement le ténor qui tient spécifiquement le rôle du narrateur, tandis que cinq des douze interventions chorales correspondent à des groupes personnifiés, Indiens, conquérants, anges, Génies du Nil, Houris). L’orchestration réunit bois par deux plus un piccolo, quatre cors, deux trompettes, trois trombones et un ophicléide côté cuivres, timbales, triangle, grosse caisse, harpe et cordes, que Savall a réparti sur le mode traditionnel, violons I et II se faisant face, encadrant violoncelles et altos, contrebasses derrière ces derniers.

Johanna Rosa Falkinger, Kieran Carrel, Jordi Savall, Le Concert des Nations, La Capella Nacional de Catalunya
Photo : (c) Bruno Serrou

Jordi Savall met judicieusement en évidence les élans particulièrement épiques et lyriques de l’œuvre, tout en maintenant judicieusement un tour dramatique à ce poème dont le propos se veut plus onirique que narratif, Schumann utilisant d’ailleurs le terme « poème » en lieu et place d’« oratorio ». Il faut ajouter une profonde spiritualité que le chef catalan met naturellement en valeur avec une force irrésistible dans cet oratorio au sujet profane mais aux contours mystiques. L’équipe de chanteurs dont le chef catalan s’est entouré pour l’occasion est d’une parfaite cohésion. 

Jordi Savall, solistes, Le Concert des Nations, La Capella Nacional de Catalunya
Photo : (c) Bruno Serrou

Parmi les moments-clefs, la tristesse accablée avec laquelle le baryton suisse Manuel Walser décrit le crépuscule syrien (n° 21, « Jetz sank des Abends goldner Schein »), les déclarations exaltées de la jeune Egyptienne chantée par la soprano autrichienne Johanna Rosa Falkinger, les sombres harmonies annonçant la mort des amants (n° 16, « O lass mich von der Luft durchdringen… Sie wankt sie sinkt und wie ein Licht »), l’impressionnant ténor anglo-allemand Kieran Carrel d’une intensité bouleversante, la plainte déchirante puis le lutte opiniâtre de la Péri rejetée du Paradis (n° 20, « Verstassenl Verschlassen aufs neu das Goldportall »), son contre-ut vertigineux vaillamment tenu par l’ardente soprano américano-norvégienne Lina Johnson au moment de l’ascension puis de l’accession de l’elfe au Paradis (n° 26, « Freud’, ewige freude, mein Werk ist getan »), tous brillamment entourés par l’ange valeureux de la mezzo-soprano norvégienne Marianne Beate Kielland, le ténor catalan Ferran Mitjans (le jeune homme), le baryton suisse Manuel Walser (l’homme) et la basse Nicolas Brooymans (le tyran Gazna). Mais un oratorio ne serait rien sans le chœur, et de ce point de vue, celui que Jordi Savall fonda avec son épouse Montserrat Figueras est l’un des plus sûrs et des plus homogènes qui se puissent trouver dans le monde, animé de la riche tradition chorale ibérique, La Capella Nacional de Catalunya, complément indispensable de l’aussi luxuriant orchestre du couple Savall, Le Concert des Nations, dont il faut saluer la prestation remarquable des bois, des quatre cornistes et des cuivres (deux trompettes, trois trombones, ophicléide).   

Bruno Serrou

1) Les 14, 16 et 17 mai 2025 à 20h00

 

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