C’est sur le dernier lever de
rideau des Pécheurs de perles de
Georges Bizet (1838-1875) que s’est achevé hier soir la saison 2011-2012 de
l’Opéra Comique de Paris. Moins original et puissant que Carmen, postérieur de onze ans, cet opéra en trois actes est l’un
des plus célèbres du compositeur. Créé le 30 septembre 1863 au Théâtre-Lyrique
à Paris - son auteur avait 25 ans -, il se fonde sur un livret pour le moins banal
d’Eugène Cormon et Michel Carré. L’action conte les amours, les rivalités et
les ambitions de deux pêcheurs de perles de l’île de Ceylan, Zurga, Nadir, du
grand-prêtre Nourabad, et de la séduisante prêtresse Leïla. Sept grands airs
ont forgé la renommée de la partition à l’orchestration subtile et aux mélodies
ensorceleuses, le duo Zurga-Nadir « C’est toi qu’enfin je revois »,
l’air de Nadir « Je crois entendre encore » et le duo Nadir-Leïla
avec chœur « Ô dieu Brahmâ » au premier acte, la cavatine de Leïla
« Me voilà seule dans la nuit » et la chanson de Nadir « De mon
amie, fleur endormie » de l’acte II, enfin le duo Leïla-Zurga « Je
frémis, je chancelle » et la scène avec chœur « Sombres
divinités » du troisième acte.
C’est avec un plaisir partagé,
malgré l’extrême chaleur qui enveloppait hier soir la salle Favart, que le
public parisien retrouvait cette œuvre de jeunesse de Bizet, plus présente en
région qu’à Paris – je me souviens cependant d’une production convaincante venue
de Bologne réalisée par Pier Luigi Pizzi et donnée au Théâtre du Châtelet en
1981 dans la version apocryphe de 1893. D’autant que ce qu’a proposé la salle
Favart s’est avéré fort digne. Côté distribution tout d’abord, le Nadir impeccable,
notamment par l’articulation et la musicalité, du ténor russe
Dmitry Korchak, qui a néanmoins montré ses limites techniques, surmontant
difficilement une tessiture globalement trop élevée pour lui. Le baryton
André Heyboer s’impose dans le rôle de Zurga par la puissance naturelle de
sa voix. Le Nourabad de Nicolas Testé
est noble et altier, comme doit l’être impérativement tout grand-prêtre. Seul
le registre aigu pourrait être plus franc et souple, la voix semblant parfois contrainte
par un médium trop dur. Mais la vraie perle de la soirée est la jeune soprano
bulgare Sonya Yoncheva, frêle et mobile silhouette au timbre de lumière et
à la projection parfaite. Non seulement la voix est agile et les aigus d’une
élasticité impressionnante, mais la cantatrice est aussi une ardente comédienne.
Le chœur Accentus est assez long à s’échauffer,
mais finit par convaincre peu à peu. Evitant l’orientalisme kitsch par trop
systématique dans cet ouvrage, Yoshi Oïda réalise un travail remarquablement
dépouillé, dans l’esprit de son maître Peter Brook, associant le réalisme de somptueux
costumes à une scénographie volontairement primitive mais dont la simplicité
est étonnamment contrariée par deux encombrants miroirs plantés de chaque côté de
la scène et qui renvoient des mouvements marins du fond de scène, et par des cintres
d’où pendent quelques carcasses de barques de pêcheur remuant dans les airs.
Cadre d’insupportables et envahissants ballets, le plateau couleur sable
incliné façon vague mis en lumière par un éclairage à dominante bleue, est bien
exploité par le metteur en scène nippon, qui donne à l’Inde et à ses rites un
tour japonisant.
Malgré des cuivres trop sonores
et pas toujours en place, surtout les cors, peu glorieux, l’Orchestre philharmonique
de Radio France répond volontiers aux sollicitations du chef britannique
Leo Hussain, qui déchaîne des sonorités parfois tonitruantes mais sait aussi
ménager des tensions judicieusement dramatiques.
Bruno Serrou
Photos : (c) Pierre Gribois / Opéra Comique de Paris
Mort dans sa quatre vingt troisième année, le
27 octobre 2004, Claude Helffer est l’un des grands acteurs de l’aventure de
l’avant-garde musicale. En effet, alors qu’il est rarement fait mention du rôle
fondamental de l’interprète dans le processus de la création, le nom de cet
immense artiste est indissolublement attaché à la genèse d’un nombre
considérable de partitions pour piano. Né le 18 juin 1922, Claude Helffer est
la figure emblématique de la musique contemporaine pour l’instrument à clavier,
des premières années de l’après Seconde Guerre mondiale jusqu’au seuil du XXIe
siècle. Passionné de quatuor à cordes et d’orchestre, fervent admirateur de
Beethoven, gratifié d’une mémoire exceptionnelle, il a imposé en France le
piano de Béla Bartók et de la Seconde Ecole de Vienne, tout en devenant le
porte-drapeau de la musique de son temps, embrassant un large éventail de
styles, de Gilbert Amy à Iannis Xenakis, et de générations, d’Olivier Messiaen
(né en 1908) à Franck Krawczyk (né en 1969). Sa générosité sans frein, qui
l’incitait à se mettre littéralement au service des créateurs, son esprit
d’analyse hors normes, sa clairvoyance, sa curiosité naturelle qui le poussait
constamment vers la nouveauté, son sens inné de la pédagogie - le premier mardi
de chaque mois de 1976 jusqu’à sa mort, il donnait des master-classes -, sa
force de persuasion ont attiré à lui ses jeunes confrères, compositeurs et
interprètes confondus côtoyés dans les grands centres d’enseignement
internationaux et les cours d’été les plus courus.
Il s’en est pourtant fallu de peu que le
jeune polytechnicien néglige la muse et embrasse une carrière diplomatique ou
se tourne vers la haute finance. En effet, s’il a été dans son enfance l’élève
de Robert Casadesus, que sa mère avait côtoyé au Conservatoire de Paris,
priorité fut donnée par ses parents aux études générales puis scientifiques,
elles-mêmes mises un temps entre parenthèses pour cause de Résistance, et il ne
répondit à sa vocation de pianiste qu’en 1948. Ne pouvant de ce fait fréquenter
le Conservatoire de Paris, il sut saisir l’opportunité de travailler les
disciplines théoriques avec René Leibowitz. Après ses premiers récitals
organisés par Gabriel Dussurget, c’est par le biais des Jeunesses Musicales de
France qu’il est entré dans la carrière de concertiste, notamment en duo avec
le violoncelliste Roger Albin, jusqu’à ce que ce dernier se tourne vers la
direction d’orchestre. En 1954, il se liait au Domaine musical que venait de
fonder Pierre Boulez, qui l’appellera vingt-deux ans plus tard au Conseil
d’administration de l’Ensemble Intercontemporain. A l’instar de Boulez pour la
musique du XXe siècle, Helffer conçoit ses récitals tels des menus
de gourmets, assortissant œuvres du grand répertoire et pages contemporaines. A
partir de 1969, il donne des cours d’interprétation consacrés autant à
Beethoven et à Debussy qu’à l’Ecole de Vienne et à la musique contemporaine,
mettant le tout en regard avec l’histoire de l’Homme et des arts, au Mozarteum
de Salzbourg, en Amérique, au Japon ou au Centre Acanthes, et chez lui, tous
les mardi de 1976 jusqu’à sa mort, expériences qui le conduisirent à participer
aux réformes successives de l’enseignement de la musique en France. Membre du
Comité de rédaction de l’édition critique de l’œuvre complet de Claude Debussy,
il a publié dans ce cadre les volumes consacrés aux Préludes, avec Roy
Howatt, en 1985, et aux Etudes en 1991.
Maria-Paz Santibañez est de ces élèves que
Claude Helffer aimait à inviter à ses Mardi. Aujourd’hui, elle travaille sur l’édition
critique de la correspondance et des analyses de son maître. C’est en présence
de l’épouse de ce dernier, l’ethnomusicologue Mireille Helffer, que la pianiste
italo-chilienne a donné dimanche dernier un concert à la mémoire de celui qui s’engagea
sans compter pour la musique de son temps. Certes, dans sa sélection, il
manquait des proches de Helffer, particulièrement les jeunes compositeurs qu'il
soutint le plus, Philippe Manoury et Michael Jarrell, ceux de sa génération,
Pierre Boulez et Iannis Xenakis, ainsi que le bien-aimé Beethoven, mais le programme
s’est avéré représentatif du répertoire du grand pianiste et de sa curiosité
naturelle, avec des pages de ses aînés et de ses contemporains qu’il aimait à programmer
et dont il faisait volontiers travailler la musique par ses étudiants. La
pianiste a ouvert son récital sur les Variations
op. 27 (1936) d’Anton Webern (1883-1945). « Il est intéressant de
constater, me disait Claude Helffer dans un long entretien publié peu après sa
mort, qu’à l’époque des Variations, Webern tel qu’il était compris
après-guerre, qui le jugeait très proche de Stravinsky en raison de sa
sécheresse, était en fait expressionniste. Du moins si l’on en croit les
indications extatiques portées sur la partition, “ avec
enthousiasme ”, “ tristement ”, à connotation romantique. Cette
édition est assez curieuse parce qu’elle montre d’un côté le fac-similé des
épreuves, avec les corrections ou les indications de Webern au crayon, qui
passent à l’encre noire, et de l’autre la transcription par le pianiste des
indications que Webern lui a données, les “ officielles ” étant
notées en rouge et les “ suggérées ” en vert. On s’aperçoit ainsi que
le style est très différent et que par exemple les indications métronomiques
données par Webern à son éditeur étaient beaucoup trop rapides. Depuis cette
découverte, j’ai bouleversé mon interprétation des Variations de Webern
en les repensant comme une œuvre qui aurait été écrite par Mahler, mais avec un
langage excessivement concis. » (1) Et c’est précisément vers l’expressionnisme
inhérent à l’atonalité que Maria-Paz Santibañez a tiré les deux mouvements de
cette partition dodécaphonique, en lui donnant une intensité expressive impressionnante.
Béla Bartók est l’un des compositeurs que
Helffer a le plus joués. « Le piano du Bartók que j’affectionne, me confiait
Helffer, non pas pour son côté percutant, mais à cause de la solidité de sa
construction et sa concentration, ce sont les œuvres resserrées qui ne se
diluent pas à l’infini. » (1) Parmi ses pages favorites, la suite En plein air Sz. 81 composée la même
année que la Sonate pour piano avec
laquelle le compositeur l’a créée le 8 décembre 1926. Helffer a d’ailleurs laissé
le témoignage de sa propre conception de l’œuvre dans un enregistrement paru en
1982 (2). Maria-Paz Santibañez, qui n'a proposé que le second cahier, a bien rendu le naturalisme impressionniste des « Musiques
nocturnes », avec cris d’oiseaux, froissements d’ailes et de feuilles
mortes, pour surmonter avec une étonnante
facilité considérant l’envergure de ses mains les chromatismes et le tour
haletant de la « Poursuite » qui conclut le cycle.
Maria Paz Santibañez s’est ensuite tournée
vers Claude Debussy, dont elle a proposé le Livre II des Images, Reflets dans l’eau, Hommage à Rameau et Mouvement. Plus encore
que celui de Bartók, l’univers de Debussy était consubstantiel de Helffer. Il
lui était si proche que, comme je le rappelais en liminaire, il a été du comité
éditorial de l’édition critique élaborée et publiée par les Editions
Durand-Costellat, participant à l’élaboration et à l’analyse des volumes. Comparant
Debussy et Ravel, Helffer me déclarait : « Chez Ravel, toutes les
notes s’entendent, tandis que chez Debussy les harmoniques s’ajoutent les unes
aux autres. Le compositeur Georges Migot, m’avait expliqué que le piano de
Debussy vient du luth, et, avec toutes ses harmoniques, c’est le piano de
Chopin. Ravel est plutôt le clavecin qui oblige à tout jouer, et il faisait la
filiation clavecin, Liszt, Ravel. Cette idée m’est restée. Autre point de
comparaison possible : tout s’entend chez Ravel, on joue tout. A la fin de
la Vallée des cloches, on entend même le grand bourdon de Notre-Dame.
Chez Debussy, les cloches, comme le reste, sont suggérées. Au fond, Debussy écrit
des images ; or, les images, c’est virtuel – c’est le physicien qui parle
–, impossible de les toucher ; Ravel écrit des miroirs, le miroir est un
objet concret que l’on peut toucher. » (1) Malgré les restrictions sonores
de son Kawaï quart de queue, Maria-Paz Santibañez a réussi la gageure de donner
chair à la pensée de son maître, confirmant ainsi combien elle excelle dans la
création debussyste, qu’elle comprend et restitue à la perfection. Nous tenons indubitablement
en cette artiste une debussyste de premier plan.
La seconde partie du récital était consacrée
à trois compositeurs plus proches de notre temps. Du premier d’entre eux,
Karlheinz Stockhausen, qui fut un proche de Helffer, Maria-Paz Santibañez a
porté son dévolu sur la Klavierstück IX
qu’Aloïs Kontarsky créa à Cologne en 1962. Si la Klavierstück XI est la page
pour piano de Stockhausen que Helffer a le plus jouée et analysée, lui
consacrant même une émission de télévision tournée dans le métro parisien, il n’en
appréciait pas moins la neuvième : « La IX passe toute seule, disait-il,
avec ses accords repris cent quarante deux fois et cette opposition entre
rythmes pulsés et très lents, qui sont très contemplatifs, avant une cadence finale
qui s’achève dans l’extrémité du piano. » Maria-Paz Santibañez en a donné
une interprétation solide et concentrée, mais n’a pu transcender les résonances
resserrées de son piano au coffre trop petit quoique aux mesures de son
salon-salle de concert.
Les trois dernières pièces du programme
appartiennent davantage à l’univers de la pianiste qu’à celui à qui elle
rendait hommage. En effet, après la Klavierstück
de Stockhausen, Maria-Paz Santibañeza
joué Sonomorphie I que le Japonais de
Paris Yoshihisa Taïra (1937-2005) composa en 1970. « Ce qu’est la musique
pour moi, je me le demande souvent. Peut-être le chant instinctif, intérieur d’une
prière qui me fait être. » C’est précisément ce que la pianiste, qui
possède parfaitement ces pages qu’elle fréquente depuis longtemps (3), a restitué
dans son approche de ces pages d’une dizaine de minutes, unique partition pour
piano seul de Taïra.
L’on sait depuis la parution de son enregistrement
fin 2010 (4), combien les Etudes d’interprétation
(1982-1985) de Maurice Ohana (1913-1992) sont de l’intimité musicale de
Maria-Paz Santibañez. Dans la perspective du centenaire du compositeur
franco-espagnol en 2013, il s’avère que la pianiste italo-chilienne possède
toujours davantage cette musique, qui se situe dans l’héritage direct de
Debussy, une musique qui lui va comme un gant. C’est avec audace qu’elle a
choisi l’Etude« Troisième Pédale » qui, contrairement à ce que l’on
pouvait craindre compte tenu de la taille du piano, a pu sonner sous ses doigts
d’une vigueur singulière avec ampleur et clarté. En conclusion de programme,
une pièce sud-américaine, Preludio y toccata
(1986) du Péruvien Celso Garrido-Lecca (né en 1926), qui fit une partie de ses
études musicale à Santiago où il a enseigné par la suite à l’Institut du
théâtre à l’université du Chili. C’est dire combien Maria-Paz Santibañez
chantait dans son jardin, tout comme elle l’a fait dans ses bis avec deux
compositeurs chiliens, le très bref et paisible Silencio d’Andrés Alcalde (né en 1952) et la cinquième des douze Tonada (1918-1922) de Pedro Humberto
Allende (1885-1959), auxquels elle a en toute logique associé la Terrasse des audiences au clair delune extraite du Livre II des Préludes de
Debussy, Maria-Paz Santibañez parachevant ainsi ce récital avec une sensibilité
qui laisse espérer quelque intégrale debussyste de la part de cette belle
artiste.
Bruno Serrou
1) Claude Helffer, La musique sur le bout des doigts. Entretien avec Bruno Serrou.
Editions INA/Michel de Maule, 2005
2) 1 CD Harmonia Mundi (1982)
3) Maria-Paz Santibañez a enregistré Sonomorphie I (1CD Piano-Piano, 2010)
Quatorze chanteurs de quatre
promotions entrées entre octobre 2008 et octobre 2011, donc des plus aguerris
aux plus novices, ont alterné fin juin sur la scène de la MC93 de Bobigny dans
une production inédite d’un opéra de la première maturité de Mozart, la Finta Giardiniera (la FausseJardinière). Longtemps absent de la scène, cet ouvrage créé à
Munich lors du Carnaval de 1775 est porteur des grands traits, tant musicaux
que dramatiques, des chefs-d’œuvre qui naîtront au milieu des années 1780 de la
collaboration du compositeur autrichien avec l’abbé Lorenzo da Ponte, le Nozze di Figaro, Don Giovanni et Così fan
tutte. Composé sur un livret en italien attribué à Giuseppe Petrosellini, cette
première version du huitième opéra de Mozart a longtemps été réputée perdue,
seule ayant subsisté sa seconde forme réalisée en 1779 par Mozart pour
Salzbourg sur un texte allemand sous le titre Die Gärtnerin aus Liebe (la
Jardinière de l’amour), jusqu’à ce que l’original réapparaisse en 1978,
date de la publication de la partition.
L’action de ce dramma giocoso composé par un Mozart de
19 ans est digne de Marivaux, avec quiproquos, jeux de l’amour et du hasard, commedia dell’arte, critique des mœurs du
temps : le comte Belfiore aime la marquise Violante Onesti. Mais au cours
d’une dispute, l’amant blesse sa maîtresse. Convaincu de l’avoir tuée, il s’enfuit.
Un bosquet dans le Sud, le gazouillis des oiseaux, les stridulations des
cigales… Dans ce coin de nature éternelle, les routes de Sandrina et de
Belfiore se croisent de nouveau. La belle marquise, qui a réchappé au coup de
poignard et demeure follement amoureuse du comte, prend les atours d’une roturière
sous les traits de la jardinière Sandrina au service du podestat Don Anchise, espérant
reconquérir ainsi le cœur de son amant. Mais ce dernier a porté son dévolu sur
la jolie Arminda, au désespoir de Ramiro (confié à une mezzo-soprano, ce rôle
annonce le Chérubin des Noces de Figaro),
qui en est passionnément épris. Tout en préparant les fiançailles de sa nièce
avec le comte, le podestat fait la cour à sa jardinière tandis que son valet, Nardo,
a des vues sur la servante Serpetta, qui préfèrerait quant à elle épouser le podestat…
S’ensuit, à l’instar du futur Così fan
tutte, un chassé-croisé de couples qui se font et se défont, jusqu’à ce que
le comte et la marquise se retrouvent et en perdent la raison. Mais dénouement attendu
se réalise, avec l’union de Belfiore et Violante, Arminda et Ramiro, Serpetta
et Nardo. Seul le Podestat reste seul, mais il accepte son sort avec
philosophie, espérant lui aussi rencontrer un jour sa jolie Jardinière…
Pour son spectacle rituel de fin
d’année, l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris a choisi cette feinte jardinière
dont les protagonistes, ceux qui cultivent le jardin et ceux qui en jouissent,
vivent une folle journée qui s’enchaîne à une nuit initiatique. Le jardin
civilisé devient alors un espace sauvage où la nature débridée ravive le désir et
la sensualité et déchaîne les passions. Le metteur en scène Stephen Taylor, qui
montre au cours de l’ouverture la dispute des amants et le meurtre de la jeune
femme qui hante les personnages trois heures durant, donne de cette initiation
sentimentale une lecture tendue et souvent voluptueuse, mais la direction d’acteur
n’est pas toujours efficiente, certains protagonistes restant en deçà du
potentiel dramatique de leurs personnages, comme tétanisés par l’enjeu du
spectacle.
C’est particulièrement le cas de la
soprano chypriote Zoé Nicolaidou, Serpetta trop timorée mais séduisante, et du
ténor caenais Cyrille Dubois, Belfiore un peu raide mais à la musicalité
prometteuse. A l’instar de la belle mezzo-soprano montpelliéraine Marianne
Crebassa, qui a largement dépassé le stade d’apprentie et qui campe un Ramiro chagrin mais charme de Cherubino,
la soprano roumaine Andreea Soare, voix mobile et charnelle, a déjà les atouts d’une
Comtesse des Noces de Figaro, tandis
que le baryton bordelais Florian Sempey fait du valet Nardo un Figaro en
puissance, et la soprano polonaise Ilona Krzywicka une Arminda bouillonnante. Si
la voix manque de volume, le ténor toulousain Kévin Amiel brosse un podestat énergique
et malicieux. Comme les chanteurs de l’Atelier lyrique,
les musiciens de l’orchestre-atelier OstinatO s’imposent par leur discipline et
leur enthousiasme, au point que l’on en oublie la légère acidité des cordes,
particulièrement du côté des violons. Tous les protagonistes ont répondu avec zèle
à la direction convaincue du chef suisse Guillaume Tourniaire, qui a pour
particularité de tenir la baguette de la main gauche.
Carmen (Josè Maria Lo Monaco) et Don José (Yonghoon Lee)
Chaque production d’Olivier Py
constitue un événement en soi. Fort attendue, sa première Carmen ne déroge pas à la règle. Si la première représentation présentée
lundi à l’Opéra de Lyon (1) a été fortement chahutée aux saluts, l’orchestre
suscitant de plus vives réactions encore que la mise en scène, ce qui a donné l’impression
d’une confusion de la part du public entre le chef et le metteur en scène – un certain
nombre de spectateurs avaient même quitté la salle en cours de représentation –, elle
aura surtout tenu en haleine une salle qui s’est avérée jusqu’à la fin concentrée
et comme pétrifiée par la stupéfaction et la beauté de ce qui lui était donné à
voir et à écouter.
Fort éloigné des sempiternelles
espagnolades dont Bizet s’est sans doute servi pour escamoter aux yeux de la
bourgeoisie de son temps des sujets qui ne pouvaient manquer de la troubler,
Olivier Py et son inséparable scénographe Pierre-André Weitz sont retournés à l’essence-même
de la nouvelle de Prosper Mérimée qui a inspiré Georges Bizet et ses
librettistes Henry Meilhac et Ludovic Halévy, faisant de l’héroïne de l’opéra la
sœur aînée de Lulu, l’héroïne de Frank Wedekind et d’Alban Berg qu’Olivier Py a
si admirablement servie à l’Opéra de Genève en février 2010 : une femme libre qui
se débat contre le machisme environnant et que les sociétés contemporaines n’ont
toujours pas réussi à transgresser. Tirant parti du statut de mythe de cette femme
affranchie de toute contingence, féline, le cheveu noir et la peau
brune, respirant à pleins poumons la joie de vivre et exaltant la beauté mais indigente, Py en
fait à la fois le symbole de la liberté, de l’égalité des sexes à travers la
libération sexuelle qui ne craint ni la vie ni la mort, ne fait aucune distinction
entre le bien et le mal, se confrontant résolument à l’indifférence des hommes à
l’égard des femmes, des exclus, des proscrits, des sans-papiers, des sans
domicile fixe, de « tous les basanés et les bougnoules que la bourgeoisie
n’accepte que quand ils dansent et chantent » (Olivier Py).
Transposée de nos jours dans une
métropole française, véritable mise en abîme, théâtre dans le théâtre, l’action de cette Carmen se situe dans un quartier chaud de cœur de ville autour d'un
cabaret type Folies Bergères ou Paradis Latin situé entre hôtel louche et commissariat de police
peu reluisant. Les policiers sont pourris, violentent les femmes et rackettent
les hommes, Don José incarne mollement la loi et l’ordre, Escamillo est l’artiste
pompeux dont la lumière factice éblouit Carmen qui le voit défiant la vie. Le désir et
son corolaire, la possession, sont aussi des fils conducteurs de la vision du
metteur en scène, dont le regard sur Carmen confronte les valeurs bourgeoises
et chrétiennes à l’affirmation de la vie et au refus de toutes les
justifications morales et métaphysiques. Le décor tournant conçu par Weitz
permet à l’action de circuler entre quatre lieux distincts, la scène du cabaret
vue côté public et côté coulisses, le café Lillas Pastia et les
loges des artistes du cabaret, tandis qu’à la fin le plateau nu verra l’assassinat
de Carmen, qui, d’un geste théâtral, se relèvera pour se retirer lentement vers les coulisses, dos
au public, tandis que le rideau tombe sur un Don José à genoux, hébété… Réduits
par les hommes à l’état d’objets, les corps des femmes sont souvent dénudés
(chanteuses solistes et choristes portent des collants chair) et emplumés dans de superbes costumes dessinés
par Weitz, tandis qu’une multitude de petits personnages muets (protecteur de
Carmen, nain, danseurs, jongleurs, athlètes, etc.) accompagnent et soulignent l’action,
tandis que Py plonge l’œuvre au cœur de l’opéra du XXesiècle, avec
des clins d’œil au vérisme du Pagliacci
de Leoncavallo (Don José) et à l’expressionnisme de la Lulu de Berg (Carmen). Superbement éclairé par Bertrand Killy, le
spectacle est à dominante rouge (couleur du théâtre et du sang de la femme et
du meurtre) et noires (les hommes, la mort), avec un nuancier blanchâtre, clinique et glacial (le costume d'Escamillo est blanc vif), tandis qu’une tâche bleue, celle de la robe de la blonde Micaëla, évoque le salut.
La Carmen lyonnaise bouleverse les repères sur le
plateau comme dans la fosse. Tandis que ce qui est donné à voir éblouit l'œil,
ce que donne à entendre l’orchestre surprend l'oreille. Stefano Montanari allège les textures, dynamise les tempos, vivifie
la partition. Forgé à l’école baroque, chef Mozart par excellence, il dirige Carmen avec un élan
et une musicalité conquérante, enchâssant les séquences avec raffinement et
infiniment de naturel. Le chef italien ne grossit jamais le trait et laisse les
chanteurs s’exprimer tout en leur assurant une assise sûre et harmonieuse et donnant à l’orchestre sa part de drame et de vie. Ainsi, l’Orchestre
de l’Opéra de Lyon s'avère virtuose et prend volontiers des risques, ce qui
suscite de temps à autres de petits dérapages. Vivifiée par une direction d’acteur
d’une efficacité redoutable, la distribution est dominée par l’éblouissante et brûlante
Carmen de Josè Maria Lo Monaco au mezzo de bronze et au physique idéal. La voix
est colorée, charnue, solide, le chant d’une plastique conquérante. Yonghoon
Lee, son Don José, a du mal à s’échauffer, mais son deuxième acte convainc, puis
il s’impose pour camper dans les deux derniers actes un Don José mâle emporté par
une folle jalousie. Plus contestables sont l’Escamillo de Giorgio Caoduro,
malgré un port élégant et une voix au beau médium mais manquant de
graves et aux aigus aléatoires, et la Micaëla de Nathalie Manfrino (qui
remplaçait il est vrai au pied levé Sophie Marin-Degor, malade), qui n’a ni le
timbre (trop sombre), ni la voix (trop épaisse), ni la ligne de chant (vibrato
excessif), ni le physique de l’emploi. Les rôles secondaires sont bien tenus,
particulièrement les deux complices de Carmen, Mercedes (Angélique Noldus) et
Frasquita (Elena Galitskaya), fort séduisantes. Si le Zuniga de Vincent Pavesi
est légèrement en-deçà du rôle, il convient de saluer la présence décisive de
Christophe Gay (le Dancaïre), Carl Ghazarossian (Remendado), Pierre Doyen
(Moralès) et Cédric Cazottes (Lillas Pastia). Les chœurs et la Maîtrise de l’Opéra
de Lyon participent à la réussite de cette production qui devrait marquer l’histoire
de l’interprétation de l’universel chef-d’œuvre de Bizet.
Bruno Serrou
(1) Multidiffusion le 7 juillet en simultané et sur écran géant dans 14 villes de la
région Rhône-Alpes, sur Arte Live Web, sur le site Internet de l’opéra de Lyon
(http://www.opera-lyon.com/spectacles/opera) et sur France Musique. Diffusion ultérieure sur France Télévisions et sur
Mezzo.
Paris, Théâtre de l’Athénée Louis Jouvet, vendredi 22 juin 2012
Noëmi Schindler (violon) et Laurent Cuniot (direction)
Composé en 1917 sur un texte de l’écrivain
suisse Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947), pour trois acteurs et sept
instruments (deux de plus que Pierrot
lunaire qu’Arnold Schönberg composera cinq ans plus tard, et sans piano,
considérant que l’œuvre était prévue pour une longue tournée qui n’eut
finalement pas lieu pour cause d’épidémie de grippe espagnole), l’Histoire dusoldat est l’une des pages les plus populaires d’Igor Stravinski
(1882-1971). Populaire à plus d’un titre : par son renom, mais aussi par
son contenu et ses influences littéraires et musicales, se fondant sur un conte
faussement innocent inspiré à la fois du Faust
de Goethe et d’un vieux conte russe, et sur une musique faussement populaire,
avec ses couleurs rustiques et ses rythmes aux atours de ragtime et de tango.
Contrairement à Pierrot lunaire, dont l’ensemble
instrumental doit être caché derrière un rideau selon les indication de
Schönberg, Stravinski entendait que les musiciens soient présents sur scène et
visibles du public, « combinés avec le théâtre et la narration, ces
éléments essentiels à la pièce, en étroite liaison, (devant) former un
tout », rappelait Stravinski, qui ajoutait que « dans notre pensée
(la sienne et celle de Ramuz), ces trois éléments tantôt se passent la parole
alternativement, tantôt se combinent en un ensemble ».
Cette histoire d’humble soldat violoneux
qui vend son âme au diable avec pour enjeu son instrument met naturellement en
relation directe musiciens et comédiens. Il suffit d’ajouter quelque figurant
et une ballerine pour en tirer une pièce de théâtre musical. Ce qu’a fait avec délicatesse
et beaucoup de goût le metteur en scène Jean-Christophe Saïs dans un spectacle présenté
la semaine dernière Théâtre de l’Athénée produit par l’ARCAL en coproduction
avec TM+, entre autres, et créé en janvier 2011 au Grand-Théâtre de Reims. Saïs
a demandé aux instrumentistes et au chef de participer à l’action. Tou se déplacent,
conversent, jouent la comédie, tout en jouant avec talent de leurs instruments,
singulièrement le chef, Laurent Cuniot, véritable Diabolus ex…musica du
spectacle, avec ses cheveux blancs hirsutes qui lui donnent l’allure d’un Léopold
Stokowski dans Fantasia de Walt
Disney. Outre cette remarquable performance d’acteur-chef d’orchestre, il
convient de saluer aussi celle des sept instrumentistes de l’ensemble TM+ qui
jouent par cœur une grande partie de la soirée une partition particulièrement
virtuose, de Noëmi Schindler au violon jusqu’à Claire Talibart à la percussion,
en passant par Laurène Durantel (contrebasse), Nicolas Fargeix (clarinette),
Yannick Mariller (basson), André Feydy (trompette) et Olivier Devaure
(trombone).
Raphaëlle Delaunay (la Princesse) et Mathieu Genet (le Soldat)
Poétiquement mis en lumière par
Jean Tartaroli, cosignataire de la scénographie avec Saïs, cette production de l’Histoire dusoldat touche, émeut tout en suscitant le rire, donnant à regarder
autant qu’à écouter, liant intimement théâtre, danse et musique, chacun des
protagonistes participant à la réussite du spectacle de façon quasi organique.
Seule réserve qui perdure depuis sa première rémoise, l’exploitation trop
longue d’un portique de funambule sur lequel se déplace tout d’abord le soldat,
excellemment campé par Mathieu Genet, avant de pendre tristement jusqu’à la fin
de la représentation. Le comédien Serge Tranvouez n’est pas réduit à l’immobilité
et à la distanciation d’un narrateur, mais participe à l’action, à l’instar de
la danseuse Raphaëlle Delaunay, qui campe une féline apparition de la
Princesse. Ce spectacle sera repris la saison prochaine, notamment au Grand
Théâtre de Provence à Aix-en-Provence.
La magnifique pianiste française Brigitte Engerer est décédée samedi
23 juin 2012 des suites d’une longue maladie. Nostalgique, torturée, sujette à
de terribles angoisses, comme elle se définissait elle-même, mais aussi extrêmement
attentive et généreuse, la plus « Russe » des musiciens français était
l’une des artistes les plus sensibles et profondes de sa génération. Inquiète
pour l’avenir de la musique, elle vouait un véritable culte à Beethoven, au
point d’avoir prénommé sa fille Léonore. Brigitte
Engerer aimait jouer avec ses amis de toujours, comme les pianistes Boris
Berezovski et Michel Béroff, le violoniste Olivier Charlier, l’altiste Gérard Caussé, le violoncelliste Henri
Demarquette. Le festival de piano de La Roque d’Anthéron n’a pas connu d’édition
sans l’inviter.J’avais
interviewé pour la première fois Brigitte Engerer le 19 octobre 1993 à
l’occasion de la parution de son enregistrement des Nocturnes de Frédéric
Chopin chez Harmonia Mundi et peu avant un récital qu’elle s’apprêtait à donner
au Théâtre des Champs-Elysées, le 9 novembre suivant. Je garde de ces deux
grandes heures un souvenir ému, tant la jeune artiste déjà au sommet de sa
carrière m’avait touché. C’est cet entretien paru pour la première fois dans un
magazine aujourd’hui disparu, que je propose ici.
Bruno Serrou : Vous êtes à la tête d’une discographie
assez importante. Pourtant, l’on ne trouve aujourd’hui que peu de disques de vous.
Comment expliquer cette situation ?
BRIGITTE ENGERER : Les circonstances ont fait
que j’ai été contrainte de changer trop souvent d’éditeur. J’ai enregistré mon
tout premier disque chez Melodya. Il n’a jamais été disponible en France. Le
deuxième a été publié au Chant du Monde, qui avait racheté la bande Melodya. Ce
qui est normal, puisque j’arrivais de Russie. Puis la maison a dû déposer son
bilan... Je suis ensuite entrée chez Philips, chez qui j’ai fait plusieurs
disques et qui a gentiment racheté les enregistrements du Chant du Monde.
Ainsi, tout a pu être réédité chez Philips. Puis est arrivée la fusion avec
Polygram, qui a arrêté les productions françaises... C'est ainsi que je suis
entrée chez Harmonia Mundi, où je me sens vraiment chez moi. Mes
enregistrements Philips n’ont jamais été reportés en CD, à l’exception d’une
« compilation » dénommée Musique
romantique et publiée sans même que l’on m’en ait avertie. Il aurait
pourtant été préférable, en cette année du centenaire, que mes enregistrements
Tchaïkovski soient repris. Harmonia Mundi souhaitait acheter les bandes ; mais
cela n’a pas pu se faire. Sur le plan musical, je suis extrêmement satisfaite
d’être chez Harmonia Mundi. Je fais ce que je veux, comme je veux, quand je
veux. Je peux choisir mon répertoire, et l’enregistrer à mon rythme.
BS : Le répertoire que vous défendez semble assez sélectif, est-ce
le reflet de vos affinités musicales ?
BE : Evidemment la musique russe, Moussorgski, Tchaïkovski, Rachmaninov.
J’apprécie moins Prokofiev qu’autrefois, lui reprochant désormais son côté
percussif. Sa Huitième sonate est
cependant un chef-d’œuvre. Scriabine, que je n’ai pas encore enregistré et qui
est toujours considéré comme un compositeur à part... Evidemment la musique
romantique, Schumann, Chopin, Liszt. J’ai travaillé nombre de pages de ce
dernier, mais il y a trop longtemps que je ne l’ai pas donné en public. En
fait, tout dépend du moment, de mes sentiments, de mon état d’esprit. A l’occasion
du disque que je viens de consacrer à ses Nocturnes,
j’ai adoré me plonger dans l'univers de Chopin, embrasser une œuvre entière qui
s’échelonne sur des époques différentes de sa vie. Chaque Nocturne est en soi un chef-d’œuvre,
un poème, un morceau de vie, un caractère. Et Beethoven... Beethoven qui est
pour moi un dieu... Mes relations avec lui sont tout à fait particulières...
BS : Beethoven est un monument…
BE : C'est Dieu... Vraiment. Si je devais avoir besoin d’une image,
d’une voix qui représente Dieu, ce serait Beethoven. C’est le Père, celui qui
comprend, celui qui aime, celui qui gronde... Tout est en lui.
BS : Beethoven représente davantage que Jean-Sébastien Bach ?
BE : Pour moi ? Beaucoup plus ! J’admire, j’aime
énormément Bach, mais je trouve chez Beethoven une dimension humaine, un amour
de l’humanité qui est moins sensible chez Bach, qui est plus intellectuel et
« divin », peut-être. Il est moins humain, moins physique, moins
proche de nous, êtres humains que nous sommes. Alors que j’ai l'impression que
Beethoven a su complètement décrire et comprendre toute la gamme de nos
sentiments, de nos faiblesses, de nos espoirs, de nos désespoirs... Tandis que
chez Bach, tout est dans un monde tellement parfait que l’on est déjà dans
l'Au-delà, au paradis.
BS : Beethoven est donc Dieu. Est-ce pour cette raison que vous n’osez
vous y mesurer ?
BE : Je joue beaucoup de ses pièces de musique de chambre, et je
programme souvent le concerto l'Empereur,
le Triple concerto et quelques œuvres
pour piano. Mais j'ai un petit problème avec les sonates. Ce que je dis là risque de scandaliser beaucoup de gens.
Mais, voilà quelques temps, je suis tombée sur une phrase de Claude Debussy qui
m’a permis de comprendre mon sentiment à l’égard de Beethoven. Debussy écrit
que Beethoven a composé « trente
deux symphonies mal transcrites pour le piano ». Et c’est ce type de
frustration que je ressens. Dans ces œuvres, je trouve le piano extrêmement
restrictif ; et chaque fois que je les écoute, j’éprouve un sentiment de
frustration. Je pense que certaines sonates sont presque impossibles à jouer
comme il le faudrait. Je ne dis pas qu’elles sont mal écrites... Mais elles me
paraissent tellement sublimes que j’estime ne pas avoir le droit de faire
quelque chose qui ne se situe pas à un niveau extrêmement élevé. J’ai peur de
ne pas être à la hauteur et de leur porter préjudice...
BS : Le piano de Franz Liszt est un orchestre plus grand encore que celui de Beethoven.
BE : Liszt est sublime... Combien de fois je découvre dans sa musique
un accord, une phrase qui seront imparablement repris par ses contemporains. Et
je me scandalise, pensant « Voila
encore un moment superbe pillé par Wagner et consort »... Pillé y
compris dans Tristan, l’opéra que j’aimerais
emporter sur une île déserte... La générosité de Liszt est unique dans l’histoire
de la musique, notamment avec toutes les transcriptions qu’il a pu faire pour
permettre à la musique des autres de pénétrer dans les foyers de ses
contemporains. Il a vraiment mis son talent au service d’autrui... C’est fou ce
qu’il a fait ! Sans esprit de chapelle ; une générosité totale. Un immense
bonhomme ! Liszt, pourtant, est l'un des romantiques dont l’image est la plus
difficile à vendre. Pourquoi ?... J’ai lu voilà peu de temps l’interview d’un
célèbre pianiste hongrois qui disait en substance qu’il ne jouait pas Liszt
sous prétexte que sa musique est mauvaise
!!!... Comment peut-on oser porter de tels jugements ?! C’est extrêmement
prétentieux de dire des choses pareilles sur un compositeur aussi énorme, qui,
en plus de son talent personnel, a aussi bien compris les autres, inspiré
tant de compositeurs, qui ont pompé sa création sans vergogne. Liszt a ouvert
tout le XXe siècle... Que l'on dise que l’on n’aime pas sa musique, que
l’on ne la comprend pas, je veux bien, mais pas qu’elle ne vaut rien... Je joue
Liszt mais ne l’ai pas encore enregistré. Je vais bientôt m’y mettre...
J'aimerais jouer la Dante Sonata, la Sonate, les Etudes d’exécution transcendantes. Je donne en concert les
concertos, les transcriptions de Schubert et des mélodies de Chopin... A chaque
fois, Liszt sait pénétrer l’univers du compositeur, ajouter juste ce qu’il faut
pour le faire sien sans jamais trahir...
BS : Le nom Engerer est-il d’origine germanique.
BE : Je suis née à Tunis de nationalité française et d’origine
austro-italienne. Je suis arrivée en France à l’âge de neuf ans, après l’indépendance
de la Tunisie. Mes parents ne sont absolument pas musiciens et n’aiment pas
particulièrement la musique. Néanmoins, ils m’emmenaient au concert une fois
par mois, notamment ceux de la Radio de Tunis et de quelques artistes qui
traversaient la Méditerranée. Je me souviens m’être parfois prodigieusement
ennuyée. Ce qui ne m’a pas empêchée d’aborder le piano à l’âge de trois ans et demi.
Mais, à l’époque, je n’aimais que le piano, pas la musique. Aujourd'hui, c’est
presque le contraire : j’adore quasi exclusivement la musique symphonique...
BS : .... Envisageriez-vous de vous tourner vers la direction d’orchestre
?...
BE : Non ! Parce que, personnellement, en tant que femme, je ne me
vois pas diriger un orchestre... J’apprécie le piano sur le plan physique. Mais
en tant que musicienne, je pense que rien ne vaut l’orchestre. J’aime jouer au
milieu d’un orchestre des pièces type Petrouchka,
c’est formidable ! La Fantaisie pour
piano, chœur et orchestre de Beethoven… La sensation de faire partie de l’orchestre
est fabuleuse. J’ai envie de faire le Poème
du feu de Scriabine... Mais lorsque
les organisateurs de concert engagent des pianistes, ce n’est pas pour les
fondre dans un orchestre... Ce sentiment de puissance que doit avoir un chef
quand il peut décider de chaque timbre, de chaque phrasé... ce doit être
fantastique. Rodin devait avoir la même sensation devant un bloc de marbre
brut... Mais je ne pense pas que diriger soit très féminin, et, humainement, je
ne me vois pas face à cent personnes... Je n’ai jamais vu de femme diriger...
Il paraît qu’il y a une Australienne, Simone Young, qui dirige en ce moment les Contes d'Hoffmann à l'Opéra de
Paris. Elle est à Bayreuth l’assistante de Daniel Barenboïm, qui vante son
talent. Fort heureusement pour moi, le piano est à lui seul un immense
orchestre. S’il reste un instrument bêtement pianistique, percussif, il n’a
guère d’intérêt.
BS : Après vos études au Conservatoire National Supérieur de Musique
de Paris, où vous avez été l’élève de Lucette Descaves, vous avez décidé de
vous rendre en U.R.S.S. Qu’est-ce qui vous a attirée vers ce pays ?
BE : A l’âge de dix ans, j’ai commencé à ouvrir des romans russes,
et je suis tombée sous le charme de la Russie, du caractère russe, des
descriptions des immenses paysages sous la neige, les bouleaux, les forêts, la
nostalgie... J’adorais me noyer dans cet univers infini. A douze ans, je
décidais d’apprendre le russe. J’ai vaguement commencé sans vraiment
travailler, car j’étais très paresseuse. J’avais un professeur que j’allais
voir une fois par semaine et qui, à la place des leçons, me parlait
littérature. Ce que j’aime en Russie et chez son peuple, c’est le côté
luxuriant du caractère, de l’architecture, des églises ; cet or, ce
sombre ; la sincérité, le sens du drame, de la vérité, la profondeur du
sentiment. La culture, la musique, les interprètes russes m’ont toujours
fascinée. A l’époque, je vouais une admiration illimitée à Emil Gilels, puis je
me suis tournée vers Sviatoslav Richter. Le Russe certes, et c'est tragique, a
toujours courbé l’échine... Mais d’ici peu il va se réveiller, et ce sera un
bain de sang. Les Russes sont des enfants, ils sont naïfs ; c'est en cela
qu’ils sont extraordinaires.
BS : Lorsque vous avez décidé de vous rendre en U.R.S.S., à 17 ans, saviez
ce qui vous ce qui vous y attendait ?
BE : J’avais extrêmement peur. D’autant plus que l’on racontait
alors des histoires abracadabrantes, comme celle de gardes-chiourmes qui
gardaient les étudiants toute la journée, les forçaient à travailler, les
battaient… C’était n'importe quoi. Mais lorsque, après le Concours
Long/Thibaud, j’ai été invitée à me rendre en Russie par Yevguini Malinine, disciple de Stanislav Neuhaus, mes parents
sont allés le voir et lui ont dit que j’avais très envie d’aller en Russie mais
qu’ils n’étaient pas communistes et qu’ils n’avaient pas l’intention que leur
fille le devienne. Il leur a assuré qu’il n'était pas question pour moi de
bourrage de crâne, de manipulation intellectuelle : « Nous sommes des musiciens, et nous n’avons rien à faire du communisme.
Au Conservatoire de Moscou, elle n'entendra parler que de musique »,
leur assura-t-il. Ce qui fut précisément le cas. Il est néanmoins vrai que, au
Conservatoire Tchaïkovski, les étudiants russes devaient impérativement suivre
quatre heures de cours par semaine consacrés à l’histoire du
marxisme-léninisme. Cette matière était la plus importante, car si vous aviez
un « deux » dans cette discipline, vous pouviez être renvoyés du conservatoire.
En revanche, un « deux » en piano n’avait aucune incidence dans
l’obtention d’un Premier Prix. Incroyable ! Etrangère, j’ai été dispensée de ce
programme, qui m’a néanmoins été proposé... Pour les Russes, c’était vraiment
l’horreur : au moment de l’examen, ils mettaient des kilomètres d’antisèches
dans leurs chaussettes ; c'était terrible. Personne ne voulait apprendre ça,
mais il fallait bien y passer ! Remarquez, pour moi c’était une aubaine : si
chacune de nos chambres était pourvue d’un piano droit, il y avait des pianos à
queue uniquement dans les quelques studios du rez-de-chaussée. Il fallait donc
faire la queue pour pouvoir avoir accès à ces studios. Or, pendant les périodes
d’examen de marxisme-léninisme, les studios étaient libres, il n’y avait plus
personnes pendant trois semaines, les élèves bachotant nuit et jour leurs cours
de marxisme. A l’époque où j’étais à Moscou, celle de Leonid Brejnev, nous
sentions l’atmosphère pesante. Nous savions que parmi les étudiants certains
étaient des mouchards. Très peu de gens étaient sincères, et je ne pouvais
compter que sur mon professeur. Le reste du temps, il fallait que je dise que
la vie était merveilleuse, que je ne comprenais rien à la politique, que l'U.R.S.S.
était un rêve pour l’avenir de l’humanité... J’étais installée dans le même
bâtiment que tous les étudiants du Conservatoire et je vivais comme eux : deux
étages pour les filles, deux étages pour les garçons. Au rez-de-chaussée se
trouvait une grosse dame que l’on appelait la Commandante et qui nous
surveillait, faisait la police. Certains étudiants lisaient des ouvrages
interdits (à cette époque, l’on ne trouvait pas un livre de Boris Pasternak !),
jouaient des œuvres qui l’étaient tout autant.
Stanislav Neuhaus
BS : Votre maître Stanislav Neuhaus était un Russe authentique…
BE : Les Russes goûtent le temps présent, la joie d’être avec
quelqu’un. C’est plus fort que tout. Ils ont une telle vitalité de l’instant,
une telle force pour surmonter le drame, pour rire... Stanislav Neuhaus était
un peu comme cela, mais son caractère était également marqué par l’Occident. Sa
mère était russe, son père Heinrich d’origine allemande. Il avait travaillé
avec Léopold Godowsky, et il a lui-même contribué au développement de la tradition
russe du piano, placé dans l’héritage de son père, qui a été son professeur et
dont il fut pendant dix ans l’assistant au Conservatoire de Moscou avant de lui
succéder à sa mort. Stanislas Neuhaus a été mon professeur au Conservatoire
Tchaïkovski de Moscou pendant quatre ans. Chaque année, je craignais de ne pas
obtenir le renouvellement de ma bourse d’études. La cinquième année devait être
la dernière. L’idée de quitter la Russie me paniquait. Je vivais en effet un
rêve. Un exemple : la mère de Neuhaus avait épousé Boris Pasternak alors que
son fils avait tout juste quatre ans. Il vivait donc chez cet immense écrivain,
dont il avait gardé la vieille demeure en bois perdue dans la forêt où j’allais
prendre mes leçons... Il n’y avait ni téléphone ni eau courante, mais un
immense piano... C’était mon rêve de petite fille !
BS : Comment travailliez-vous avec Stanislav Neuhaus ?
BE : Je le voyais trois fois par semaine, deux ou trois heures. Il y
avait une telle générosité dans sa façon de transmettre... Il connaissait toute
la musique, il pouvait avoir les larmes aux yeux si un élève faisait quelque
chose de mal, jouait une phrase qui n’était pas bien, si nous étions
indifférents. Parfois, il était prêt à casser une chaise sur la tête du
pianiste, hurlait, déchirait ou jetait à terre la partition, priant le
maladroit d’aller voir ailleurs. C’était un homme qui brulait pour la musique !
Néanmoins, il n’était pas très musique contemporaine. Il n’allait guère au-delà
de Debussy et Rachmaninov. Ses élèves ne rataient cependant jamais la création
d’une symphonie de Chostakovitch.
BS : Envisagez-vous de transmettre l'héritage de Neuhaus ?
BE : J'enseigne au Conservatoire National Supérieur de Musique de
Paris depuis plus de deux ans. J’ai une demi classe : cinq élèves du cycle
normal et deux du troisième cycle préparant les concours internationaux. Ce
qui, pour moi, est idéal, car cela ne me prend pas trop de temps pour mes concerts
et tournées, et me permet d’avoir des contacts avec les jeunes artistes, de dire,
formuler les choses, car depuis la mort de mon maître en 1980, j’ai passé mon
temps seule devant mon instrument, à l’exception de quelques rencontres de
musique de chambre. Je ne pouvais donc exprimer et partager mes sentiments
musicaux avec quiconque. L’enseignement m’est donc vital. C’est très dynamisant
et intellectuellement d’une richesse infinie, même s’il faut soi-même
s’investir. C’est très enrichissant de pouvoir dire avec des mots ce que l’on
ressent dans son travail, seule devant sa partition, d’être obligée l’exprimer
aux autres. Non seulement musicalement, mais aussi techniquement, de chercher à
résoudre tel problème sur telle main ou telle morphologie, d’expliquer tout ce
que j’ai appris quasi naturellement en Russie, c’est-à-dire la décontraction
des épaules, du bras, la force de la main. Je trouve à la fois passionnant et
normal de transmettre tout ce que m’a donné Neuhaus. Je dois à mon tour donner
une partie de ce qu’il m’a transmis, une incomparable tradition. Cependant, je
pense qu’il me serait difficile d’avoir trop d’élèves. Dix heures par semaine
me suffisent. Lorsque je pars en tournée, je me fais parfois remplacer par des
amis russes de passage à Paris. C’est bon pour les élèves de voir autre chose.
Cependant, comme pour tout, la fidélité est importante ; je ne pense pas que
Neuhaus eut accepté que l’on travaille avec d’autres professeurs, mais il
trouvait très bien que nous écoutions les cours d’un Kirill Kondrachine ou d’un
Mstislav Rostropovitch, qui enseignaient alors tout deux au Conservatoire de
Moscou.
BS : Autre moment important de votre vie, la rencontre avec Herbert
von Karajan.
BE : J’avais pris moi-même l’initiative de lui envoyer un
enregistrement réalisé lors du Concours Reine Elisabeth de Belgique. Je me
souviens avoir passé mon audition devant Karajan un 5 décembre, jour
anniversaire de la mort de Mozart. Il m’invita aussitôt à donner un concert
avec le Philharmonique de Berlin. J’avais vingt-cinq ans. C’est finalement
Zubin Mehta qui dirigea ce premier concert berlinois dans le Concerto pour piano n° 27 de Mozart, que
Karajan m’invita à travailler avec lui à Salzbourg. Six mois plus tard, je
passais une audition devant Daniel Barenboïm, qui m'invita aussitôt à
participer à une tournée de l’Orchestre de Paris. Une semaine après cette
audition, je faisais mes débuts avec cette formation, remplaçant au pied levé
Alfred Brendel. Ces deux immenses personnalités que sont Karajan et Barenboïm m’ont
ouvert les portes des grands orchestres internationaux. Depuis, je me produis à
peu près tous les ans à Berlin. Je me souviens que, à la fin de sa vie, Karajan
était obsédé par le Concerto n° 2 de
Brahms, qu’il voulait impérativement réenregistrer, notamment avec moi. Mais il
n’a jamais pu le faire...
BS : Parmi les pianistes, quels sont ceux qui vous sont les plus
proches ?
BE : Vladimir Sofronitski, admirable interprète de Scriabine.
Vladimir Horowitz est à part. Je ne peux pas ne pas admirer le virtuose, cette
beauté parfumée qui vient d’un autre siècle et que nous avons eu la chance de
voir et d’entendre. Mais si je devais jouer à « l'île déserte », ce n’est
pas lui que je choisirais... Sofronitski, Sviatoslav Richter, Neuhaus,
Samson-François, et deux immenses musiciens d’aujourd'hui, sur lesquels je
porte une admiration sans limites : Radu Lupu et Daniel Barenboïm. Ils savent
comme nul autre solliciter le côté vocal du piano, chaleureux, humain du son,
faire parler, faire chanter, dire avec un piano. Barenboïm est une montagne, il
se fait de plus en plus grandiose. Je comprends qu’il ne veuille pas se restreindre
au seul univers du piano. Il a la chance d’être homme pour pouvoir faire ce
dont je rêve : diriger un orchestre. Il peut tout faire ; il a une mémoire
fabuleuse, et n'a donc pas besoin de retravailler une œuvre : il la possède
déjà toute dans sa tête, dans son sang... Il est exceptionnel.
Brigitte Engerer et Boris Berezovski
BS : Vous vous produisez également avec des formations de musique de
chambre.
BE : Ce répertoire est essentiel ; là est la vraie musique. Au
début de ma carrière, je jouais avec des musiciens de rencontre. Aujourd’hui,
je tends à être plus fidèle. Je me produits plus particulièrement avec le
violoniste Olivier Charlier, avec qui je viens d’enregistrer les sonates de
Schumann et celles de Grieg, et je commence à travailler à deux pianos avec
Oleg Meisenberg, avec qui j’ai fait l’intégrale Rachmaninov, et Elena Vashkirova, l’épouse
de Daniel Barenboïm que je connais depuis vingt-cinq ans. J'ai enregistré Ravel
avec Régis Pasquier. J’ai quantité de projets, notamment avec le Quatuor Melos
avec qui je dois enregistrer le Quintette et le Quatuor de Schumann, les Concertos de Mendelssohn à
Anvers, un récital Schumann en soliste ; avec Olivier Charlier, nous envisageons
de graver Fauré, Beethoven. Puis ce sera Brahms... mais il me faut d’abord
beaucoup travailler !
BS : Qu’est-ce qui vous incite à enregistrer vos disques après avoir
« rodé » les œuvres au concert ?
BE : Lorsque j’ai enregistré une partition, je ressens une certaine
saturation qui m’empêche de la rejouer pendant un certain temps. Les séances d’enregistrement
sont intellectuellement fatigantes. Après avoir longuement préparé l’œuvre, il
faut s’investir pleinement pendant les deux ou trois jours de studio, avant de
s’écouter, puis de recommencer jusqu’à ce que l’on soit satisfait...
BS : Voilà quelques années, vous étiez très présente dans les
médias. Aujourd’hui vous semblez être plus attentive à votre réputation de
musicienne.
BE : J’arrivais de Russie... J’avais de ce fait un réel problème d’adaptation
à la vie professionnelle. Il m’a fallu faire de la publicité, me montrer à la
télévision, parler à la radio... Mais la musique, pour moi, ce n’était - et ce
n’est toujours - pas cela. La musique, c’est rester enfermée dans ma tour, travailler
mon piano ; le reste n’est pas mon problème. Or, je me suis assez vite rendue
compte que la publicité est comme un sas à travers lequel il faut passer avant
d’avoir le luxe de dire « non », de pouvoir imposer son programme, de
choisir son orchestre, ses partenaires, d’avoir un public qui nous suive. Si je
reste dans ma tour, pas de public, pas de concert, pas le moindre contact pour
partager son amour de la musique... C’est un cercle infernal, un sacrifice, un
passage obligé avant de prétendre à plus de vigilance et être plus attentif à
sa sélection.
BS : En Allemagne, Autriche, Grande-Bretagne les carrières se font
avec d’autres moyens.
BE : Il est vrai que je n’ai pas eu besoin de faire ce genre de
choses. Cela dit, si je voulais faire aux Etats-Unis une carrière suffisamment
importante, je ferais des shows télévisés. Pour être connu, il faut faire de la
télévision... pour faire de la télévision, il faut être connu... C’est très
bizarre.
BS : Les Etats-Unis sont pourtant une sorte de passage obligé, pour
un musicien…
BE : Les Etats-Unis sont très spéciaux. Je m’y produits avec de très
grands orchestres (Chicago, Los Angeles, New York, Minneapolis, Baltimore),
mais je n’y fais pas à proprement parler une carrière populaire. La musique de
chambre n’a plus guère de succès. L’une des toutes dernières séries proposées
au public américain se déroule à Chicago. Les concerts de musique de chambre,
les récitals s’effondrent tragiquement. Ce qui reste, c’est l'opéra, l’orchestre,
le côté festif de la musique symphonique. On s’habille pour aller à l’opéra, au
concert. Carnegie Hall est de plus en plus difficile, les plus grands noms ne
remplissent que des demi-salles ! La musique doit être une fête... sinon, il y
aura autre chose : le rock, le cinéma... Autrefois, l’Amérique du nord était un
passage obligé pour les musiciens classiques parce que le public était
constitué d’émigrés anglais, irlandais, italiens, allemands, hollandais...
Maintenant, ce sont leurs enfants qui représentent le gros du public. Ils n’ont
plus les mêmes pratiques, le même bagage culturel. Là est le drame ! Les concerts
de musique classique sont restés une institution plus ou moins bourgeoise. Les
mécènes préfèrent investir ailleurs, Madonna, les Jeux Olympiques d’Atlanta...
Nous autres, musiciens classiques, devenons des dinosaures. Nous sommes en
train de réduire notre audience ; le vase va être de plus en plus petit. C’est
grave ! Attention donc à ne pas trop critiquer les rares émissions qui
restent à la télévision.
BS : Vous n’êtes guère optimiste…
BE : Je ne sais vraiment pas vers quoi le monde tend, mais j’ai le
pressentiment que ce n’est pas très joyeux. Vivons-nous un moment de mutation
qui pousse les gens à s’éloigner des valeurs qui les bouleversent, à chercher
des choses qui les aident à oublier les difficultés présentes ? Peut-être la
musique classique est-elle trop forte, trop profonde et bouleversante. C’est la
même chose avec le cinéma : Fellini, Bergman passent à la trappe. Vous allez
voir un film de Bergman, vous êtes malades pendant trois heures, et le drame reste
gravé au fond de votre être. Si vous allez voir Le Fugitif, vous passez un bon moment, mais vous l’oubliez
immédiatement. C’est comme un sandwich... Les hommes ont peut-être peur de
leurs émotions...