Paris, Salle Pleyel, jeudi 7 juin 2012
Guennadi Rojdestvenski - Photo : DR
Guennadi Rojdestvenski est à 81 ans
le chef d’orchestre qui a indubitablement le plus d’affinités avec la musique
de Dimitri Chostakovitch, dont il fut un proche. Ce qui en fait l’un des rares
héritiers directs encore vivants de la tradition de l’interprétation de l’œuvre
du compositeur. Il est également celui qui, en 1974, réhabilita en URSS le
premier des deux opéras du compositeur russe, Le Nez, ouvrage dans lequel depuis sa création quarante ans plus
tôt, le régime soviétique ne voyait qu’une anthologie formaliste d’expériences
musicales (1). Rojdestvenski est par ailleurs l’auteur de l’arrangement en
suite de la musique du film la Nouvelle
Babylone, autre œuvre de Chostakovitch vivement critiquée au moment de sa
création en 1928, suite que l’arrangeur créa en 1976. Deux documentaires de Bruno
Monsaingeon (2) consacrés à Rojdestvenski content les relations du chef
avec le compositeur et la dictature stalinienne.
Appelé mardi pour le concert du
lendemain mercredi, le chef initialement annoncé, le jeune Finlandais Mikko
Franck, qui devait faire ses débuts à l’Orchestre de Paris, étant malade,
Guennadi Rojdestvenski, réputé pour sa détestation des répétitions, plus encore
que Valeri Gergiev, a dirigé une Symphonie
n° 10 en mi mineur op. 93 d’anthologie, une vision hallucinée, épique, brûlante
comme la lave en fusion. Installé à même le plancher du plateau, le pupitre
ayant été disposé à l’envers pour que le garde-fou soit directement dans son
dos, comme de coutume avec ce chef, Rojdestvenski était hier à son meilleur.
Guennadi Rojdestvenski et Dimitri Chostakovitch
Commencée peu après la mort de Prokofiev
et de Staline (le compositeur écrit dans ses Mémoires qu’il y est question de Staline, alors qu’il avait déclaré
lors de la création qu’il avait voulu y exprimer les sentiments et passions
humains), achevée en octobre de la même année, créée à Leningrad le 17 décembre
1953 sous la direction d’Evgueni Mravinski, la Dixième Symphonie de Chostakovitch s’ouvre sur un vaste Moderato sombre et pessimiste qui lui donne le ton de l'accablement. Les thèmes longuement étirés et la tension croissante qui
perdure jusqu’au point culminant final ramènent au climat de la Huitième Symphonie composée dix ans plus
tôt. Rojdestvenski bâtit ce mouvement dramatique tel un architecte, donnant d’un
geste ample mais précis de la main gauche départs, nuances et expression,
tandis que la battue de la main droite tenant une longue baguette marque la
moindre modulation de tempo, occasion de gouter l’onirisme volubile des solos
de clarinette puis de flûte, enfin des deux piccolos. Le chef russe a dirigé l’air
de ne pas y toucher le bref mais implacable Scherzo
aux rythmes fantastiques tandis que l’orchestre lui donnait toute sa puissance
avec un son droit et ardent. Dans le complexe Allegretto, où Chostakovitch intègre un thème fondé sur ses propres
initiales en allemand (D Sch - ré (D) mi bémol (Es), do (C), si (H)) et dont le
climat retourne à celui du mouvement initial, dont le premier thème réapparaît
au cœur du morceau. Ce pessimisme patent magnifié par le chant plaintif des
hautbois, flûte et basson solos, s’éclaire peu à peu dans la frénésie de l’Allegro final, où la musique se fait
soudain enjouée, simple, gorgée d’humour. Tout au long de l’exécution de l’œuvre,
il était impossible de résister au lustre des mémorables soli de bois, particulièrement de clarinette (auquel s’est ajouté
le superbe duo du troisième mouvement (Pascal Moraguès et Arnaud Leroy)) et de
flûte (Vincens Prats), mais aussi de basson (Giorgio Mandolesi), puis de cor anglais (Gildas Prado) et de hautbois (Michel Bénet),
tandis que solo de cor (André Cazalet) et de violon (Philippe Aïche) ont complété
la remarquable performance des premiers pupitres de l’Orchestre de Paris confortée
par une prestation d’ensemble magique des altos.
Arabella Steinbacher - Photo : DR
Cette exceptionnelle
interprétation de la Symphonie n° 10
de Chostakovitch était précédée d’une décevante exécution du Concerto pour violon et orchestre n° 1 en ré majeur op. 19 de Serge
Prokofiev. Déception due autant au chef qu’à la soliste, tout deux n’ayant assurément
pas eu le temps de travailler ensemble avant le concert, si ce n’est pour s’indiquer
mutuellement quelques intentions plus ou moins approximatives. Prokofiev,
Rojdestvenski le connaît mieux encore que Chostakovitch. Au-delà de ce qu’atteste
son intégrale des symphonies (3), plus fondamentale encore que celle qu’il a
consacrée aux symphonies de Chostakovitch, le chef russe s’est vu confier en
1953 par la veuve de Prokofiev le manuscrit de la seconde version alors inédite
de la Symphonie n° 4, qu’il ne put
créer qu’en 1957 en raison du véto posé par Dimitri Kabalevski, à l’époque
président de l’Union des compositeurs soviétiques. Tant et si bien que, appelé
au dernier moment pour ce concert, il est resté dans son univers, celui de
Prokofiev, certes, mais sans écoute pour sa soliste, Arabella Steinbacher. La
violoniste allemande est restée pour sa part en dehors du propos de Prokofiev,
jouant proprement mais trop sagement et rencontrant de temps à autre quelque
problème technique. Comme pour se racheter, elle a offert à un public qui l’applaudissait
vivement deux bis, l’Obsession
extraite de la Sonate n° 2 d’Eugène
Ysaÿe et Récitatif et Scherzo caprice
de Fritz Kreisler dans lesquels elle n’a fait que conforter les impressions
premières. Après ce premier concert, qui a peut-être servi de générale, celui
de ce jeudi soir devrait être au top…
Bruno Serrou
1) Le témoignage de cette « résurrection »
à l’Opéra de Chambre de Moscou est
préservé par le remarquable enregistrement qui fut longtemps le seul disponible
au disque (1CD Melodya et en DVD chez VAI). L’intégrale de ses symphonies et
concertos pour violon (avec David Oïstrakh) de Chostakovitch avec l’Orchestre
Symphonique du ministère de la Culture d’URSS est également disponible chez
Melodya. D’autres enregistrements sont proposés par divers label, notamment
chez BBC Legends
2) « Notes interdites » (1 DVD Ideale Audience
International)
3) 3 CD Melodya, avec l’Orchestre
Symphonique de la Radio de Moscou
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