Paris, Café de la Danse, lundi 4 juin 2012
L'Instant Donné
Fondé en 2002, installé à
Montreuil, proche banlieue à l’Est de Paris, L’Instant Donné est un ensemble
instrumental au large répertoire, puisqu’il se consacre à la musique de chambre
de la fin du XIXe siècle à nos jours. Ses particularités sont un
fonctionnement collégial, une équipe de musiciens soudée et des projets de
musique de chambre non dirigée. Pour ses instrumentistes, jouer sans direction
n’a rien de dogmatique, mais ils entendent travailler de façon singulière pour une
approche plus globale des partitions, une écoute mutuelle plus intense, une
attention à l’autre qui sous-tend un engagement indéfectible. En dix ans, L’Instant
Donné s’est imposé comme une référence en matière de musique de chambre
d’aujourd’hui. Le disque monographique consacré à Frédéric Pattar (1) qui vient
de paraître et le concert donné hier soir qui en est le reflet, confirment
combien ce qui se présentait voilà une décennie comme une gageure a pris forme
et s’avère finalement extrêmement porteur, même si, parfois, les musiciens sont
conduits à se contorsionner sur leurs sièges pour battre la mesure et donner
les départs à l’ensemble afin d’éviter les décalages. Mais pas davantage il est
vrai que les orchestres de chambre baroques et classiques à effectifs plus
réduits ou les formations dirigées par des chefs peu aguerris ou sûrs.
Frédéric Pattar
Il faut dire aussi que la création
de Frédéric Pattar, singulière, riche et exigeante, tant elle est fine,
colorée, élancée, tendue, rythmiquement et harmoniquement complexe, est à la
fois d’une rare difficulté d’exécution et extrêmement signifiante. Ce qui lui
donne un tour dramatique et lyrique incroyablement prégnant. L’Instant Donné,
qui a vingt-cinq des œuvres de ce compositeur de 42 ans à son répertoire,
connaît fort bien cette musique. Né à
Dijon le 24 novembre 1969, élève de Gilbert Amy au Conservatoire de Lyon, études
qu’il a complétées en suivant le le cursus de composition et d’informatique
musicale de l’IRCAM en 1999, lauréat de la Fondation André Boucourechliev en
2005, en résidence au DAAD Künstlerprogramm de Berlin en 2010, marqué par le
matérialisme poétique de Gaston Bachelard (1884-1962), Frédéric Pattar se
préoccupe principalement d’articulation musique, texte et représentation visuelle. Dans ses œuvres, les flux rythmiques
déferlent en vagues continues et nourrissent la toile harmonique, créant ainsi
des perspectives sonores souvent inouïes. Il ne faut pas néanmoins y chercher de
liens directs entre les mots et la partition, comme le souligne le compositeur,
car il ne s’agit pas d’illustrer ou de mettre en musique des textes, mais d’une
relation plus diffuse et intime qui touche non pas au propos de l’œuvre mais à
sa genèse. Ces œuvres sont principalement destinées à de petites formations, Acte (1999), Nuées noires (2003), Délie ! (2009,
commande du Festival d’Automne), pour la harpe (La part de l’ange, 1994 ; Chaman, 2000 ; Jeu de deuils, 2001), et,
plus rarement, pour des effectifs plus importants (Hé, 2001; Tourbillons, 1998). Parmi ses autres
créations, il convient de citer le conte musical L'homme qui faisait fleurir les arbres (2002)
et Soleils-Filaments
(2006). Joué par de nombreuses formations spécialisées dans le monde comme les Ensembles
Intercontemporain, Cairn, Ictus, Quatuor Arditti, etc., Pattar entretient des
relations privilégiées avec L’Instant Donné.
Le programme
proposé par L’Instant Donné réunissait quatre des six pièces du disque (1) et
une œuvre nouvelle composée spécialement pour cette soirée-anniversaire. Commande
de l’Antenne Culturelle Française de Basse-Saxe en 2008, Miroir noir II pour clarinette et trio à cordes puise son inspiration dans le roman Miroirs Noirs (Schwarze
Spiegel, 1951, traduction française
Christian Bourgois 1994) d’Arno Schmidt (1914-1979) qui évoque un cataclysme suscitant
l’anéantissement de l’humanité auquel un seul être échappe. « Mais l’errance
du protagoniste dans les ruines de la société est paradoxalement remplie de
joie, constate le compositeur, la joie d’un homme dont la puissance d’être au
monde ne semble plus rencontrer de limite. » C’est cette part du roman qui
a conduit Frédéric Pattar à concevoir un univers sonore bâti sur les vestiges
du passé. Ainsi, en superposition à une boucle rythmique, la clarinette expose un
ostinato de sept notes bientôt mêlé de ritournelles plus courtes, d’abord
exposé dans le registre médium-aigu propre à l’instrument avant de jouer sur l’ensemble
de ses registres la formule initiale éclatée sur deux octaves, dédoublement qui
trahit la projection de propre reflet de la clarinette. Après avoir préparé l’une
de leurs cordes avec une pince, ce qui leur permet d’émettre une ou plusieurs
harmoniques en même temps que la note fondamentale, les instruments à archet s’associent
au clarinettiste, dont la voix est sollicitée à son tour.
Composé en
2007, Lierre est une courte pièce qui associe deux instruments antinomiques, la harpe
aristocratique et bourgeoise à un instrument à clavier populaire, le Fender-Rhodes,
piano électrique utilisé dans la variété dont le son est apparu hier étriqué et
sans relief, sinon sec et atone, voire
désagréable, en tout cas mal réglé. Ici aussi, Pattar puise son inspiration
dans la littérature, cette fois chez Federico Garcia Lorca (1898-1936),
particulièrement à la phrase « La
question est le lierre de la réponse ». Beaucoup plus développée (19 minutes), la troisième œuvre, qui donne
son titre au disque, Outlyer est le fruit d’une commande du Festival d’Automne à Paris et du Musée
du Louvre où elle a été créée en 2007. Ecrite pour septuor (flûte hors scène,
violon, harpe, Fender-Rhodes, percussion, alto et violoncelle), cette partition
emprunte son titre d’un poème de l’écrivain des grands espaces américains Jim
Harrison (né en 1937), Outlyer and Ghazals (Lointains et Ghazals, 1971) qui « oscille entre trivial
et sublime » et s’articule autour de l’idée d’écho et de lointain, incarné
par la flûte invisible. Cette œuvre ménage admirablement la surprise, lorsque,
à la première apparition du bois, l’oreille est déstabilisée, l’auditeur non
averti se demandant d’où peut provenir soudain ce souffle, avant de chercher
qui du sextuor présent sur scène se met à siffler, avant que le son de la flûte
perce enfin et son timbre soit clairement identifiable. Autre particularité de
cette partition parmi d’autres, le jeu détimbré du violon, le tutti fracassant d’où émerge la flûte, celle en ut évoquant un merle noir et
celle à coulisse un oiseau nocturne, dont les appels font songer à La Question
sans Réponse (1908) de Charles Ives (1874-1957)
pour trompette et orchestre, l’utilisation appuyée du zarb au sein de la
partition, etc.
La seconde
partie du concert était entièrement dévolue à Snowdrift donné en création mondiale. Commande du ministère de la Culture pour L’Instant
Donné, cette partition fait appel à la voix de soprano. Ecrit pour un ensemble
de neuf instruments (flûte, hautbois, clarinette, harpe, piano et Fender
Rhodes, percussion, violon, alto, violoncelle), Snowdrift (Congère) puise son matériau littéraire d’une phrase extraite une nouvelle fois
du poème Outlyer de Harrison qui a inspiré pour l’occasion un autre poème alternant
allemand, anglais, turc et français de la poétesse germano-turque Oya Erdoğan (née en 1970) dont la rythmique et le découpage en forme de
phonèmes (excellemment chanté par la jeune soprano Marion Tessou), incroyablement
souligné par la musique dont les motifs se détruisent les uns les autres qui rend
parfaitement perceptible le sentiment de froid et de blanc immaculé qui
tétanise littéralement l’auditeur, tandis que la voix se fait de plus en plus
présente, au point d’éteindre à la fin tout élan instrumental.
En guise
de gâteau d’anniversaire, les neuf musiciens de l’ensemble L’Instant Donné ont
donné en bis une autre première, un arrangement par Frédéric Pattar d’une page pour
piano amplifié de Gérard Pesson (né en 1958), la Lumière
n’a pas de bras pour nous porter (1994-1995), hommage au
compositeur Dominique Troncin (1961-1994), autre partition d’obédience
littéraire puisque le titre est emprunté à un poème de Pierre-Albert Jourdan (1924-1981).
Joué en présence de l’auteur de l’original, cet arrangement merveilleusement chaloupé
fondé sur le souffle et le susurré, évoque à la fois le style propre à Gérard Pesson,
toujours à la frontière du silence, et la richesse foisonnante et sensuelle de
l’arrangeur, Frédéric Pattar.
Les neuf
musiciens de L’Instant Donné (Cédric Jullion (flûte), Philippe Régana
(hautbois), Matthieu Steffanus (clarinette), Esther Davoust (harpe), Caroline
Cren (piano, Fender-Rhodes), Maxime Echardour (percussion), Saori Furukawa
(violon, particulièrement remarquable dans la longue et virtuose introduction
de Snowdrift), Elsa Balas (alto), Nicolas Carpentier (violoncelle)) ont pu
démontrer s’il en était encore besoin le bien fondé de leur politique
artistique de jouer sans chef, attaques, rythmes et tutti étant parfaitement en place.
Bruno Serrou
1) 1 CD Césaré/MFA II/II/II/I
(Distribution www.metamkine.com)
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