Paris, Salle Pleyel, vendredi 1er juin 2012
Ingo Metzmacher - Photo : DR
Il régnait hier sur Paris comme
une augure d’événement majeur. C’est la musique qui en a été l’élément porteur,
et cela se passait Salle Pleyel, dans le huitième arrondissement, à deux pas
des Champs-Elysées. C’est dans cette salle mythique que s’est ouverte la
première édition du nouveau festival vitrine de l’IRCAM, ManiFeste, qui succède
à Agora en enchaînant spectacles et pédagogie tout ce mois de juin, devant un auditoire
plus large que de coutume, à l’instar de son programme : une création
mondiale entourée de trois œuvres pour grand orchestre majeures du vingtième
siècle, deux rares mais sublimes, la troisième plus courue et tout aussi
admirable.
Pollock
L’événement pressenti fera bel et
bien date. Le premier concerto pour piano, orchestre et électronique en temps
réel de Philippe Manoury (1) s’est en effet avéré dès sa création comme un véritable
accomplissement. Sous le titre Echo-Daimónon, cette partition de plus de vingt
minutes est d’une puissance et d’une richesse sonore extraordinaire. Elle associe
un piano acoustique soliste à une électronique qui engendre quatre claviers
virtuels. Le son mis en résonnance par l’informatique en temps réel est créé à
partir de ceux de pianos préexistants.
Bacon "Velázquez"
« C’est comme si l’on avait quatre
pianistes cachés dont la prestation était retransmise par le biais de haut-parleurs
répartis autour du public à l’extérieur de la salle », explique le
compositeur. Ces instruments virtuels n’ont donc pas tout à fait le son d’un vrai
piano, qui est plus présent puisque disposé classiquement au centre du plateau
devant l’orchestre et derrière le chef. Les pianos virtuels réagissent,
contredisent, imitent le soliste qu’ils cherchent à déstabiliser (d’où le terme
démons du titre), tandis que le pianiste cherche à juguler leurs attaques. Mais
à la fin, un petit geste du soliste dans le coffre du piano dit clairement que
le soliste participe à la diablerie, au point que l’on se demande finalement s’il
n’est pas l’un des leurs, voire leur maître. L’orchestre fait corps avec le
piano, comme dans un concerto de Brahms mais avec la présence de solistes virtuels
supplémentaires. « Ce que fait l’ordinateur n’est pas déterministe,
informe Manoury, ce que font les musiciens de l’orchestre est entièrement écrit
ainsi la partie dévolue au pianiste. L’action de l’ordinateur se fonde sur la
théorie des probabilités, et le chef ne peut pas prévoir ce que va exécuter
l’ordinateur. » A l’instar des concertos de Johannes Brahms, l’orchestre a une
place aussi importante que le piano, ce qui donne à l’œuvre le tour d’une
symphonie concertante. Mais l’on songe aussi par la virtuosité, la résonance et
la largeur de l’ambitus de la partie pianistique aux concertos de Serge
Rachmaninov. A cela s’ajoute une écriture instrumentale et orchestrale
comparable à la palette d’un peintre aux multiples facettes, avec ces éclats de
couleurs chaudes et bigarrées de Jackson Pollock, ces grands traits de pinceaux
jaillissants façon Pierre Soulages, ces à plat au centre de l’œuvre qui font
penser à Yves Klein, tandis que les apparitions des diables pianistes sont des
fantômes de Francis Bacon…
Soulages - 1957
L’écriture extrêmement pianistique séduit
immédiatement, d’autant plus qu’il était magistralement tenu par Jean-Frédéric
Neuburger jouant avec un bonheur évident les deus ex-machina luttant sans
faiblir avec les diables virevoltant qui prenaient un malin plaisir à essayer
de le piéger et à lui faire des croc-en-jambe (ou plutôt des croc-en-doigt),
leur échappant toujours plus fort, jusqu’à les piéger à son tour à la fin, se
levant l’air de rien pour se pencher dans le coffre de son piano et en pincer
les cordes graves, clouant du même coup le bec aux quatre pianos virtuels. Ce
qui convainc aussi dans cette œuvre est la discrétion de la technique Ircam,
qui s’efface au point que les claviers virtuels gardent les couleurs et les
timbres d’un piano classique s’exprimant dans le lointain. Seule la présence de
haut-parleurs sur les côtés du premier balcon trahissait une sonorisation. Manoury
confirme du même coup l’extraordinaire maîtrise de l’outil qu’il a désormais
acquise. Il convient aussi de saluer la prestation de l’Orchestre de Paris,
particulièrement les percussionnistes, avec la présence singulière de neuf
steel-drums au jeu d’une extrême difficulté, des bois et des cuivres. En chef
expérimenté, expert en création, Ingo Metzmacher a dirigé avec précision et
allant cette première exécution d’une œuvre qui fera assurément date.
Klein
Le chef allemand avait eu auparavant
l’occasion de démontrer son immense talent en dirigeant l’une des œuvres phares
pour orchestre du XXe siècle, Atmosphères
composée en 1961 par György Ligeti, autre proche de Pierre Boulez et fidèle de
l’IRCAM qu’il aimait fréquenter mais dont il n’a jamais utilisé les technologies.
Pourtant, dans cette partition pour orchestre sans percussion, l’on retrouve
des sonorités qui ne sont pas sans rappeler les musiques électroacoustiques. Le
compositeur hongrois renonce à la notion d’intervalles et de rythmes
perceptibles au profit d’une micropolyphonie déterminée à la façon des peintres
en couches de timbres statiques de surfaces, de couleurs et de viscosité
extraordinairement variées, distribuées en vingt-neuf parties réelles pour
quatre vingt neuf musiciens. Après le concerto de Manoury, Metzmacher a dirigé
une seconde partition de Ligeti, Lontano,
œuvre pour grand orchestre composée en 1967 pour le Festival de Donaueschingen,
à l’instar d’Atmosphères. Ici aussi,
l’absence de percussion, de harpe et de claviers est prégnante, mais l’impression
de jeu continu repose cette fois sur les jeux harmoniques et, comme le précise
le compositeur, de la métamorphose graduelle de constellations d’intervalles,
qui, contrairement à Atmosphères, redeviennent
perceptibles. Se concluant sur un impressionnant decrescendo des cordes, Lontano s’est superbement effacé pour
laisser la place à l’immobilité pianissimo
des altos de l’Adagio de la Symphonie n° 10 (1910-1911) de Gustav Mahler qui a conclu le
concert sur une note d’un sombre pessimisme mais d’une poignante beauté qui a
conforté l’impression d’accomplissement de l’Orchestre de Paris, en dépit de légères
défaillances de cors et de bois, et d’un étonnant vibrato de la trompette solo
à la fin de l’immense cri de désespoir de cette Xe de Mahler, où l’on
attend un son droit et ferme dont est pourtant capable l’infaillible Bruno
Tomba.
Bruno Serrou
1) A paraître chez Musica Falsa (MF) Philippe Manoury, la Musique en Temps réel, entretiens avec Omer Corlex et Jean-Guillaume Lebrun
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