Paris, Théâtre
des Champs-Elysées, mardi 19 juin 2012
Photo : DR
Fidèle invité du Théâtre des Champs-Elysées, l’Orchestre Philharmonique de
Vienne, qui n’a pas de directeur musical mais qui aime à se produire avec la fine
fleur de chefs avec qui il entretient des relations privilégiées, était dirigé
hier soir par le patron du seul orchestre au monde qui lui soit comparable dans
les hautes sphères des formations symphoniques, l’Orchestre Philharmonique de
Berlin, dont la réputation est si forte qu’ils sont tout deux connus même du
profane, Sir Simon Rattle. La coïncidence (mais en était-ce une ?) a voulu
que le programme proposé soit placé sous le signe du nombre 3, chiffre premier
impair, fondamental et incarnation de la Trinité : les Troisièmes
Symphonies de Johannes Brahms et de Robert Schumann, l’une portant le numéro d’opus
90 (3x3x10), l’autre le rang d’opus 97 (3x3 et 7 – 7, chiffre mystique par
excellence) entouraient les Six Pièces
op. 6 (deux fois trois) d’Anton Webern.
Les Wiener Philharmoniker étaient disposés selon la répartition la plus
fréquemment utilisée avant la Seconde Guerre mondiale, violons I et II se
faisant face sur le plateau, altos à côté des premiers violons, les
violoncelles à droite des seconds, et les contrebasses derrière les
violoncelles, a côté des hautbois, bassons et cors. Le « son »
de l’orchestre est toujours aussi raffiné, soyeux et coloré, avec une prépondérance
du spectre grave, une sonorité unique et facilement identifiable qui était hier
au rendez-vous, attisée par la direction souple et élancée de Simon Rattle. Ce
dernier semblait jouir de la malléabilité du jeu et du son des Viennois, apparemment
réjoui de se retrouver devant la phalange autrichienne fort différente d’esprit
et de couleurs de celle dont il est titulaire, le Philharmonique de Berlin,
plus discipliné, précis et concentré. Plaisir du son, sensuel et charnel, couleurs polychromes, moins rigoureux
et sombre que Berlin, mais au contraire plus brillant et lumineux, exaltant une
liberté de jeu et de ton qui transcende l’homogénéité et le fondu sonore des
Berlinois et qui donne aux Viennois leur spécificité unique qui le rend si
précieux et qui a inspiré tant de compositeurs depuis le milieux du XIXe
siècle. Rattle laisse l’orchestre respirer, donnant peu d’indications aux
musiciens mais les poussant à chanter avec des gestes larges et des regards
respirant le bonheur. D’où une élasticité du discours qui n’a d’égale que celle
des textures.
Ainsi, la Symphonie n° 3 en fa majeur op. 90 de Brahms qui occupait entièrement
la première partie du concert s’est avérée prodigieuse de rythmes et de danses,
d’une sensualité respirant la félicité et la grâce à pleins poumons, l’Orchestre
sonnant avec un éclat éblouissant, tandis que les cors, malgré d’infimes
approximations dans les attaques, ont enluminé cette partition qui leur donne
la part belle, particulièrement dans le Poco
allegretto. En ouverture de seconde partie du programme, les Six Pièces op. 6 d’Anton Webern, à l’orchestration
si riche (bois par quatre ou cinq, cuivres par six, tuba, riche percussion –
dont cloches tubes et célesta – harpe, cordes – 18, 16, 14, 12, 10 – Rattle a
opté pour la version révisée en 1928 aux vents et cordes plus limités) et si
peu exploitée dans les tutti qu’elle
suscita la colère des premiers auditeurs en 1913 à la Musikverein de Vienne lors
d’un mémorable concert cadre de l’un des scandales les plus retentissants de l’histoire
de la musique. Rattle, qui dirige cette œuvre avec partition contrairement au
deux autres, tire un merveilleux parti des textures légères et somptueusement colorées des Viennois, ménageant une
puissance phénoménale préparée par des ppp
sublimes et subtiles et concluant avec une fluidité et une transparence
extraordinaire. Malgré ses cent ans, cette œuvre magistrale continue à
désorienter le public, qui s’est fait plus bruyant et déconcentré que dans les œuvres
qui l’encadraient. De la Symphonie n° 3
en mi bémol majeur dite « Rhénane » op. 97 de Robert Schumann
qui concluait le concert, Rattle et les Wiener Philharmoniker ont tiré une
luminosité inusitée, allégeant la trame trop souvent embrumée pour magnifier
les lignes et les harmonies, servi par un orchestre moins fourni que celui de
la symphonie de Brahms (14, 12, 10, 8, 6 cordes, bois et trompettes par deux,
quatre cors, trois trombones), exaltant l’onirisme et l’expressivité de l’œuvre
tout en soulignant sa rythmique vigoureuse. Un concert à marquer d’une pierre
blanche.
Bruno Serrou
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