Paris, IRCAM - Espace de projection, vendredi 8 juin 2012. Cité de la
Musique - Salle des concerts, mercredi 13 juin 2012
Juger de la musique de
compositeurs contemporains à l’aune de celle de Philippe Manoury (né en 1952) s’avère
riche en enseignements, et confirme combien ce dernier est bel et bien l’un de créateurs
les plus puissants et originaux de la génération des années 1950, celui qui
allie une créativité à l’énorme potentiel et en constante mutation au point de
ne cesser d’enrichir la panoplie des outils dont disposent et disposeront ses confrères,
à une expressivité toujours plus puissante et d’une richesse sonore infinie. L’élément
fédérateur des deux concerts évoqués ici est le pianiste-compositeur Ichiro
Nodaïra, créateur des partitions pour piano qui ont été jouée et dont l’une des
œuvres a été donnée en création mondiale vendredi.
La carrière Callet (Festival d'Avignon)
Ainsi, vendredi, à l’IRCAM, dans
un programme regroupant trois œuvres solistes, c’est en véritable chef-d’œuvre du
XXe siècle que s’est présenté Pluton
pour piano MIDI et électronique en temps réel de Philippe Manoury composé en
1988 et révisé en 1989. Près d’un quart de siècle après sa création dans ce
lieu impressionnant qu’est la carrière Callet à Boulbon un 14 juillet dans le
cadre du Festival d’Avignon où Pierre Boulez avait dirigé six jours plus tôt une
mémorable exécution de son propre Répons,
cette partition pour piano MIDI a inauguré une nouvelle relation entre l’instrumentiste
et l’ordinateur, ce dernier transmettant des partitions virtuelles à l’instrument
acoustique. Le principe en est la détection et le suivi par informatique en
temps réel du jeu de l’interprète afin d’intégrer certaines données de l’interprétation
(attaques, dynamiques, tempos, etc.) au processus de composition. Le tout étant
rigoureusement noté, aucune place n’est laissée à l’improvisation, ce qui n’empêche
pas chaque exécution d’en renouveler la teneur, au gré du jeu du pianiste. Les
cinq parties de l’œuvre qui s’ouvre sur une Toccata
qui se présente tel un prélude constituent ce qui peut être considéré comme
une sonate dont les mouvements de durées diverses trouvent leur développement
extrême dans les Variations conclusives
qui forment un gigantesque final d’une extrême virtuosité et donnent à l’œuvre une
forme cyclique en se présentant comme une excroissance de la toccata
introductive. Le titre Pluton n’évoque
pas la planète naine du système solaire, mais l’impitoyable dieu des Enfers,
troisième fils de Saturne et Rhéa, frère de Neptune et Jupiter, époux de
Proserpine. Membre de l’Ensemble Intercontemporain, Sébastien Vichard a
interprété cette œuvre immense qui dure plus de cinquante minutes avec une
aisance, une fluidité, une intensité et un nuancier si impressionnants qu’il a
amplifié l’évidence de cette partition au tour d’ores et déjà classique alors
qu’il s’agit d’un emblématique parangon de la musique d’aujourd’hui, la technique
s’avérant constamment au service de la musique, jouant même avec l’instrumentiste
tel un véritable partenaire, d’autant plus au sein de l’Espace de projection de
l’IRCAM, où les enceintes apparaissent si neutres que les sons électroniques
sonnent de façon naturelle.
En regard de cette grande œuvre,
l’essai du jeune compositeur grec Nicolas Tzortzis (né en 1978), fruit du Cursus
2 de l’IRCAM 2011-2012, est apparu pâle et laborieux quant à la régénérescence
du matériau, dans cette pièce, Incompatible(s)
V pour piano silencieux et électronique en temps réel. Le « piano
silencieux » est un instrument élaboré pour qu’un pianiste puisse jouer à
volonté sans gêner le voisinage, le son pouvant s’écouter au casque sans qu’il
sorte du coffre de l’instrument. Tzortzis a exploité cette particularité en
suscitant des sons restitués au public par les haut-parleurs résonnant différemment
de ceux qu’entend le pianiste le casque aux oreilles. A l’instar de 4’33’’ de John Cage, le piano peut
rester à tout instant muet pour l’auditeur, le son étant parfois soudain coupé
alors que les doigts du musicien continuent à courir sur le clavier sans
émettre le moindre son, l’instrumentiste pouvant par ailleurs mimer ses gestes…
Une fois toutes ces possibilités présentées, l’on se lasse de cet essai
qui peut durer de quatorze à trente-cinq minutes. Mais, fort heureusement,
Pavlos Antoniadis a choisi de couper la poire en deux, se limitant à une
vingtaine de minutes sans que l’on puisse émettre la moindre impression sur la
qualité de son jeu et, surtout, de son toucher.
Donné en première mondiale, Ik-no-Michi (Les voies du souffle) d’Ichiro Nodaïra, le créateur de Pluton de Manoury, fait appel à un
saxophoniste soliste qui joue quatre représentants de la grande famille
inventée par Adolphe Sax et électronique en temps réel. L’interprète, Claude
Delangle, l’un des plus grands saxophonistes de notre temps pour qui le compositeur
japonais écrit depuis 1981, joue tour à tour du saxophone alto, du saxophone
soprano, du saxophone ténor et du saxophone baryton, instruments répartis aux
quatre coins du plateau, que l’interprète parcourt dans le noir, n’apparaissant
que dans un rais de lumière lorsqu’il joue. La partition compte naturellement
quatre mouvements, chacun étant consacré à un aspect du souffle (souffle,
parole, instrument, vie). La demi-heure que dure la pièce s’écoule à la vitesse
du vent, légère et délicate, vive et colorée, tel un rêve.
L’Orchestre Philharmonique de
Radio France a investi mercredi la Salle des concerts de la Cité de la musique
pour un programme entièrement voué à la musique contemporaine, retrouvant ainsi
sa mission principale à laquelle il semble avoir trop longtemps renoncé. Du
moins pour ce qui concerne la musique la plus novatrice qui puisse se concevoir
aujourd’hui, du moins depuis que Radio France a donné au début des années 2000 la
priorité aux écoles dites « néo ». Il convient donc de saluer la
force de conviction des organisateurs de ManiFeste qui ont su éveiller l’intérêt
des responsables de l’Orchestre Philharmonique de Radio France pour la musique
de Philippe Manoury et pour la création d’un jeune compositeur au cursus peu
commun, Yann Robin. Composé en 1994 pour piano et dix-sept instrumentistes, Passacaille pour Tokyo est l’un des
fruits de la collaboration de Manoury avec le pianiste compositeur japonais
Ichiro Nodaïra, qui avait créé Pluton
cinq ans plus tôt. La partie piano solo, d’une extrême difficulté, a été assurée
avec une virtuosité de bon aloi par Dimitri Vassilakis, membre de l’Ensemble
Intercontemporain, mais l’orchestre n’est pas apparu en phase avec le soliste,
placé il est vrai complètement de côté, en jardin, l’orchestre se présentant
complètement à part et semblant jouer une autre partition. L’on retrouve
pourtant dans cette œuvre passionnante les prémisses du concerto pour piano et orchestre
Echo-Daimónon de Manoury qui a ouvert ManiFeste le 2 juin Salle Pleyel.
Premier
des concertos de Manoury, conçu en 2009-2010, Synapse pour violon et orchestre est une œuvre magistrale à l’écriture
serrée et d’une expressivité saisissante, aussi fondamentale que le concerto
pour violon Seven (2007) de Péter
Eötvös, de dimension et d’orchestration comparables. Les explications scientifico-techniques
que donne Manoury (zone de contact chimique… signal nerveux entre deux neurones…
structure motivique ou thématique répartie en dix-huit petites formules…) ne
peuvent dissimuler un propos plus dramatique et onirique que l’auditeur est
libre d’imaginer dans cette œuvre qui ne fait à aucun moment appel à l’électronique,
si ce n’est dans la conception acoustique de la partition. On y trouve aussi
des gestes du second mouvement (Direct)
de la Symphonie n° 2 (1967) de Witold
Lutoslawski (1913-1994). Après une introduction en solo et dans les premières
mesures avec orchestre où on la sentait contractée par un trac qui pesait
lourdement sur la main gauche et sur l’archet au point de susciter ce qui
pouvait apparaître pour des micro-intervalles, Hae-Sun Kang, violoniste de l’Ensemble
Intercontemporain qui en a donné la création le 13 février 2010 avec l’Orchestre
de la SWR de Stuttgart, a joué avec une vélocité et une luminosité qui a
confiné l’œuvre de Manoury dans la continuité des grands concertos pour violon
du répertoire, au point que l’on s’étonne que les jeunes virtuoses de l’archet ne
s’en soient pas encore emparés.
Déception en revanche avec Inferno de Yann Robin (né en 1974).
Faisant appel à un grand orchestre symphonique et électronique en temps réel,
cette œuvre n’apporte rien de plus que Vulcano
pour 29 musiciens que Robin donna en création en octobre 2010 au Festival
Musica de Strasbourg avec l’Ensemble Intercontemporain. Puisant son inspiration
dans l’Enfer de Dante, cette nouvelle
partition de trois quarts d’heure, aussi impressionnante que Vulcano, n’en renouvelle pourtant pas le propos. Au
contraire, il en alourdit les contours, au point que l’œuvre en devient trop
longue et par trop sonore, au point que l’oreille sature et a du mal à s’en
remettre à la fin de l’exécution, restant un long moment dans du coton au point
qu’elle en devient hermétique aux grincements suraigus du vieux matériel
roulant qui circule encore sur la ligne 5 du métro parisien... Commençant dans
les profondeurs abyssales des énormes haut-parleurs disséminés autour du public
dans des sonorités semblant émaner des entrailles de la terre (tant le sol
vibre) ou des confins du cosmos, et se terminant de la même façon mais decrescendo,
concept rappelant le film 2001 :
Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick,
l’œuvre se découpe en trois grandes séquences ponctuées par ces même infrasons
venus de l’origine du monde ou du fin-fond de l’enfer, où de toute évidence d’après
ce qu’en donne Yann Robin à entendre, il ne doit pas faire bon vivre. L’œuvre est
assurément grandiose, menaçante, terrifiante, grondante, mais l’on reste en deçà
de ce que Vulcano laissait espérer.
Tout au long de la soirée, Jean
Deroyer a dominé les partitions qu’il dirigeait, attentif à indiquer les
départs et à écouter le plus possible ses solistes, la battue claire et variée,
mais les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France sont restés en
dehors des œuvres qu’ils étaient chargés de défendre, certains manifestant à
leurs voisins de pupitres leur désapprobation par des sourires ironiques ou des
regards en coin qui en disaient long. On était loin hier de l’engagement de l’Orchestre
de Paris, le 2 juin, lors de l’ouverture de ManiFeste…
Bruno Serrou
Photos : DR, IRCAM, EIC
C'est à n'y rien comprendre, on se demande pourquoi on n'entend pas plus de Musique Contemporaine dans nos charmantes contrées, vu le nombre de compositeurs qu'il y avait ces soirs-là dans le Hall de la Cité de la Musique. Nonobstant les personnes travaillant activement dans ce microcosme. Je ne parle même pas de ceux que je n'ai pas reconnus, encore moins de ceux que je n'ai pas la chance de connaître.
RépondreSupprimerJe n'ose en faire le catalogue, de peur d'effrayer notre nouvelle Ministre de la Culture, que je n'ai d'ailleurs pas repérée…
Il y avait un colloque dans la journée, et on ne m'a rien dit. ;-)
Ceci dit, je partage ton avis sur Jean Deroyer, sur l'OPRF, et n'ai été séduit par aucune œuvre du concert d'hier soir (Avoir un très, très grand orchestre - des cordes en veux-tu en voilà - pour ça, je m'interroge…). Ce qui ne fut pas le cas du concert d'avant hier, où je mettais rendu.
Mon jugement fut certainement perturbé de par ma position dans la salle, 3ème rang, totalement à droite : contrebasses et une seule percussion…
RépondreSupprimerJ'ai oublié de signalé la performance de Dimitri Vassilakis, dans Passacaille pour Tokyo, tout de même.
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