La magnifique pianiste française Brigitte Engerer est décédée samedi
23 juin 2012 des suites d’une longue maladie. Nostalgique, torturée, sujette à
de terribles angoisses, comme elle se définissait elle-même, mais aussi extrêmement
attentive et généreuse, la plus « Russe » des musiciens français était
l’une des artistes les plus sensibles et profondes de sa génération. Inquiète
pour l’avenir de la musique, elle vouait un véritable culte à Beethoven, au
point d’avoir prénommé sa fille Léonore. Brigitte
Engerer aimait jouer avec ses amis de toujours, comme les pianistes Boris
Berezovski et Michel Béroff, le violoniste Olivier Charlier, l’altiste Gérard Caussé, le violoncelliste Henri
Demarquette. Le festival de piano de La Roque d’Anthéron n’a pas connu d’édition
sans l’inviter. J’avais
interviewé pour la première fois Brigitte Engerer le 19 octobre 1993 à
l’occasion de la parution de son enregistrement des Nocturnes de Frédéric
Chopin chez Harmonia Mundi et peu avant un récital qu’elle s’apprêtait à donner
au Théâtre des Champs-Elysées, le 9 novembre suivant. Je garde de ces deux
grandes heures un souvenir ému, tant la jeune artiste déjà au sommet de sa
carrière m’avait touché. C’est cet entretien paru pour la première fois dans un
magazine aujourd’hui disparu, que je propose ici.
Bruno Serrou : Vous êtes à la tête d’une discographie
assez importante. Pourtant, l’on ne trouve aujourd’hui que peu de disques de vous.
Comment expliquer cette situation ?
BRIGITTE ENGERER : Les circonstances ont fait
que j’ai été contrainte de changer trop souvent d’éditeur. J’ai enregistré mon
tout premier disque chez Melodya. Il n’a jamais été disponible en France. Le
deuxième a été publié au Chant du Monde, qui avait racheté la bande Melodya. Ce
qui est normal, puisque j’arrivais de Russie. Puis la maison a dû déposer son
bilan... Je suis ensuite entrée chez Philips, chez qui j’ai fait plusieurs
disques et qui a gentiment racheté les enregistrements du Chant du Monde.
Ainsi, tout a pu être réédité chez Philips. Puis est arrivée la fusion avec
Polygram, qui a arrêté les productions françaises... C'est ainsi que je suis
entrée chez Harmonia Mundi, où je me sens vraiment chez moi. Mes
enregistrements Philips n’ont jamais été reportés en CD, à l’exception d’une
« compilation » dénommée Musique
romantique et publiée sans même que l’on m’en ait avertie. Il aurait
pourtant été préférable, en cette année du centenaire, que mes enregistrements
Tchaïkovski soient repris. Harmonia Mundi souhaitait acheter les bandes ; mais
cela n’a pas pu se faire. Sur le plan musical, je suis extrêmement satisfaite
d’être chez Harmonia Mundi. Je fais ce que je veux, comme je veux, quand je
veux. Je peux choisir mon répertoire, et l’enregistrer à mon rythme.
BS : Le répertoire que vous défendez semble assez sélectif, est-ce
le reflet de vos affinités musicales ?
BE : Evidemment la musique russe, Moussorgski, Tchaïkovski, Rachmaninov.
J’apprécie moins Prokofiev qu’autrefois, lui reprochant désormais son côté
percussif. Sa Huitième sonate est
cependant un chef-d’œuvre. Scriabine, que je n’ai pas encore enregistré et qui
est toujours considéré comme un compositeur à part... Evidemment la musique
romantique, Schumann, Chopin, Liszt. J’ai travaillé nombre de pages de ce
dernier, mais il y a trop longtemps que je ne l’ai pas donné en public. En
fait, tout dépend du moment, de mes sentiments, de mon état d’esprit. A l’occasion
du disque que je viens de consacrer à ses Nocturnes,
j’ai adoré me plonger dans l'univers de Chopin, embrasser une œuvre entière qui
s’échelonne sur des époques différentes de sa vie. Chaque Nocturne est en soi un chef-d’œuvre,
un poème, un morceau de vie, un caractère. Et Beethoven... Beethoven qui est
pour moi un dieu... Mes relations avec lui sont tout à fait particulières...
BS : Beethoven est un monument…
BE : C'est Dieu... Vraiment. Si je devais avoir besoin d’une image,
d’une voix qui représente Dieu, ce serait Beethoven. C’est le Père, celui qui
comprend, celui qui aime, celui qui gronde... Tout est en lui.
BS : Beethoven représente davantage que Jean-Sébastien Bach ?
BE : Pour moi ? Beaucoup plus ! J’admire, j’aime
énormément Bach, mais je trouve chez Beethoven une dimension humaine, un amour
de l’humanité qui est moins sensible chez Bach, qui est plus intellectuel et
« divin », peut-être. Il est moins humain, moins physique, moins
proche de nous, êtres humains que nous sommes. Alors que j’ai l'impression que
Beethoven a su complètement décrire et comprendre toute la gamme de nos
sentiments, de nos faiblesses, de nos espoirs, de nos désespoirs... Tandis que
chez Bach, tout est dans un monde tellement parfait que l’on est déjà dans
l'Au-delà, au paradis.
BS : Beethoven est donc Dieu. Est-ce pour cette raison que vous n’osez
vous y mesurer ?
BE : Je joue beaucoup de ses pièces de musique de chambre, et je
programme souvent le concerto l'Empereur,
le Triple concerto et quelques œuvres
pour piano. Mais j'ai un petit problème avec les sonates. Ce que je dis là risque de scandaliser beaucoup de gens.
Mais, voilà quelques temps, je suis tombée sur une phrase de Claude Debussy qui
m’a permis de comprendre mon sentiment à l’égard de Beethoven. Debussy écrit
que Beethoven a composé « trente
deux symphonies mal transcrites pour le piano ». Et c’est ce type de
frustration que je ressens. Dans ces œuvres, je trouve le piano extrêmement
restrictif ; et chaque fois que je les écoute, j’éprouve un sentiment de
frustration. Je pense que certaines sonates sont presque impossibles à jouer
comme il le faudrait. Je ne dis pas qu’elles sont mal écrites... Mais elles me
paraissent tellement sublimes que j’estime ne pas avoir le droit de faire
quelque chose qui ne se situe pas à un niveau extrêmement élevé. J’ai peur de
ne pas être à la hauteur et de leur porter préjudice...
BS : Le piano de Franz Liszt est un orchestre plus grand encore que celui de Beethoven.
BE : Liszt est sublime... Combien de fois je découvre dans sa musique
un accord, une phrase qui seront imparablement repris par ses contemporains. Et
je me scandalise, pensant « Voila
encore un moment superbe pillé par Wagner et consort »... Pillé y
compris dans Tristan, l’opéra que j’aimerais
emporter sur une île déserte... La générosité de Liszt est unique dans l’histoire
de la musique, notamment avec toutes les transcriptions qu’il a pu faire pour
permettre à la musique des autres de pénétrer dans les foyers de ses
contemporains. Il a vraiment mis son talent au service d’autrui... C’est fou ce
qu’il a fait ! Sans esprit de chapelle ; une générosité totale. Un immense
bonhomme ! Liszt, pourtant, est l'un des romantiques dont l’image est la plus
difficile à vendre. Pourquoi ?... J’ai lu voilà peu de temps l’interview d’un
célèbre pianiste hongrois qui disait en substance qu’il ne jouait pas Liszt
sous prétexte que sa musique est mauvaise
!!!... Comment peut-on oser porter de tels jugements ?! C’est extrêmement
prétentieux de dire des choses pareilles sur un compositeur aussi énorme, qui,
en plus de son talent personnel, a aussi bien compris les autres, inspiré
tant de compositeurs, qui ont pompé sa création sans vergogne. Liszt a ouvert
tout le XXe siècle... Que l'on dise que l’on n’aime pas sa musique, que
l’on ne la comprend pas, je veux bien, mais pas qu’elle ne vaut rien... Je joue
Liszt mais ne l’ai pas encore enregistré. Je vais bientôt m’y mettre...
J'aimerais jouer la Dante Sonata, la Sonate, les Etudes d’exécution transcendantes. Je donne en concert les
concertos, les transcriptions de Schubert et des mélodies de Chopin... A chaque
fois, Liszt sait pénétrer l’univers du compositeur, ajouter juste ce qu’il faut
pour le faire sien sans jamais trahir...
BS : Le nom Engerer est-il d’origine germanique.
BE : Je suis née à Tunis de nationalité française et d’origine
austro-italienne. Je suis arrivée en France à l’âge de neuf ans, après l’indépendance
de la Tunisie. Mes parents ne sont absolument pas musiciens et n’aiment pas
particulièrement la musique. Néanmoins, ils m’emmenaient au concert une fois
par mois, notamment ceux de la Radio de Tunis et de quelques artistes qui
traversaient la Méditerranée. Je me souviens m’être parfois prodigieusement
ennuyée. Ce qui ne m’a pas empêchée d’aborder le piano à l’âge de trois ans et demi.
Mais, à l’époque, je n’aimais que le piano, pas la musique. Aujourd'hui, c’est
presque le contraire : j’adore quasi exclusivement la musique symphonique...
BS : .... Envisageriez-vous de vous tourner vers la direction d’orchestre
?...
BE : Non ! Parce que, personnellement, en tant que femme, je ne me
vois pas diriger un orchestre... J’apprécie le piano sur le plan physique. Mais
en tant que musicienne, je pense que rien ne vaut l’orchestre. J’aime jouer au
milieu d’un orchestre des pièces type Petrouchka,
c’est formidable ! La Fantaisie pour
piano, chœur et orchestre de Beethoven… La sensation de faire partie de l’orchestre
est fabuleuse. J’ai envie de faire le Poème
du feu de Scriabine... Mais lorsque
les organisateurs de concert engagent des pianistes, ce n’est pas pour les
fondre dans un orchestre... Ce sentiment de puissance que doit avoir un chef
quand il peut décider de chaque timbre, de chaque phrasé... ce doit être
fantastique. Rodin devait avoir la même sensation devant un bloc de marbre
brut... Mais je ne pense pas que diriger soit très féminin, et, humainement, je
ne me vois pas face à cent personnes... Je n’ai jamais vu de femme diriger...
Il paraît qu’il y a une Australienne, Simone Young, qui dirige en ce moment les Contes d'Hoffmann à l'Opéra de
Paris. Elle est à Bayreuth l’assistante de Daniel Barenboïm, qui vante son
talent. Fort heureusement pour moi, le piano est à lui seul un immense
orchestre. S’il reste un instrument bêtement pianistique, percussif, il n’a
guère d’intérêt.
BS : Après vos études au Conservatoire National Supérieur de Musique
de Paris, où vous avez été l’élève de Lucette Descaves, vous avez décidé de
vous rendre en U.R.S.S. Qu’est-ce qui vous a attirée vers ce pays ?
BE : A l’âge de dix ans, j’ai commencé à ouvrir des romans russes,
et je suis tombée sous le charme de la Russie, du caractère russe, des
descriptions des immenses paysages sous la neige, les bouleaux, les forêts, la
nostalgie... J’adorais me noyer dans cet univers infini. A douze ans, je
décidais d’apprendre le russe. J’ai vaguement commencé sans vraiment
travailler, car j’étais très paresseuse. J’avais un professeur que j’allais
voir une fois par semaine et qui, à la place des leçons, me parlait
littérature. Ce que j’aime en Russie et chez son peuple, c’est le côté
luxuriant du caractère, de l’architecture, des églises ; cet or, ce
sombre ; la sincérité, le sens du drame, de la vérité, la profondeur du
sentiment. La culture, la musique, les interprètes russes m’ont toujours
fascinée. A l’époque, je vouais une admiration illimitée à Emil Gilels, puis je
me suis tournée vers Sviatoslav Richter. Le Russe certes, et c'est tragique, a
toujours courbé l’échine... Mais d’ici peu il va se réveiller, et ce sera un
bain de sang. Les Russes sont des enfants, ils sont naïfs ; c'est en cela
qu’ils sont extraordinaires.
BS : Lorsque vous avez décidé de vous rendre en U.R.S.S., à 17 ans, saviez
ce qui vous ce qui vous y attendait ?
BE : J’avais extrêmement peur. D’autant plus que l’on racontait
alors des histoires abracadabrantes, comme celle de gardes-chiourmes qui
gardaient les étudiants toute la journée, les forçaient à travailler, les
battaient… C’était n'importe quoi. Mais lorsque, après le Concours
Long/Thibaud, j’ai été invitée à me rendre en Russie par Yevguini Malinine, disciple de Stanislav Neuhaus, mes parents
sont allés le voir et lui ont dit que j’avais très envie d’aller en Russie mais
qu’ils n’étaient pas communistes et qu’ils n’avaient pas l’intention que leur
fille le devienne. Il leur a assuré qu’il n'était pas question pour moi de
bourrage de crâne, de manipulation intellectuelle : « Nous sommes des musiciens, et nous n’avons rien à faire du communisme.
Au Conservatoire de Moscou, elle n'entendra parler que de musique »,
leur assura-t-il. Ce qui fut précisément le cas. Il est néanmoins vrai que, au
Conservatoire Tchaïkovski, les étudiants russes devaient impérativement suivre
quatre heures de cours par semaine consacrés à l’histoire du
marxisme-léninisme. Cette matière était la plus importante, car si vous aviez
un « deux » dans cette discipline, vous pouviez être renvoyés du conservatoire.
En revanche, un « deux » en piano n’avait aucune incidence dans
l’obtention d’un Premier Prix. Incroyable ! Etrangère, j’ai été dispensée de ce
programme, qui m’a néanmoins été proposé... Pour les Russes, c’était vraiment
l’horreur : au moment de l’examen, ils mettaient des kilomètres d’antisèches
dans leurs chaussettes ; c'était terrible. Personne ne voulait apprendre ça,
mais il fallait bien y passer ! Remarquez, pour moi c’était une aubaine : si
chacune de nos chambres était pourvue d’un piano droit, il y avait des pianos à
queue uniquement dans les quelques studios du rez-de-chaussée. Il fallait donc
faire la queue pour pouvoir avoir accès à ces studios. Or, pendant les périodes
d’examen de marxisme-léninisme, les studios étaient libres, il n’y avait plus
personnes pendant trois semaines, les élèves bachotant nuit et jour leurs cours
de marxisme. A l’époque où j’étais à Moscou, celle de Leonid Brejnev, nous
sentions l’atmosphère pesante. Nous savions que parmi les étudiants certains
étaient des mouchards. Très peu de gens étaient sincères, et je ne pouvais
compter que sur mon professeur. Le reste du temps, il fallait que je dise que
la vie était merveilleuse, que je ne comprenais rien à la politique, que l'U.R.S.S.
était un rêve pour l’avenir de l’humanité... J’étais installée dans le même
bâtiment que tous les étudiants du Conservatoire et je vivais comme eux : deux
étages pour les filles, deux étages pour les garçons. Au rez-de-chaussée se
trouvait une grosse dame que l’on appelait la Commandante et qui nous
surveillait, faisait la police. Certains étudiants lisaient des ouvrages
interdits (à cette époque, l’on ne trouvait pas un livre de Boris Pasternak !),
jouaient des œuvres qui l’étaient tout autant.
Stanislav Neuhaus
BS : Votre maître Stanislav Neuhaus était un Russe authentique…
BE : Les Russes goûtent le temps présent, la joie d’être avec
quelqu’un. C’est plus fort que tout. Ils ont une telle vitalité de l’instant,
une telle force pour surmonter le drame, pour rire... Stanislav Neuhaus était
un peu comme cela, mais son caractère était également marqué par l’Occident. Sa
mère était russe, son père Heinrich d’origine allemande. Il avait travaillé
avec Léopold Godowsky, et il a lui-même contribué au développement de la tradition
russe du piano, placé dans l’héritage de son père, qui a été son professeur et
dont il fut pendant dix ans l’assistant au Conservatoire de Moscou avant de lui
succéder à sa mort. Stanislas Neuhaus a été mon professeur au Conservatoire
Tchaïkovski de Moscou pendant quatre ans. Chaque année, je craignais de ne pas
obtenir le renouvellement de ma bourse d’études. La cinquième année devait être
la dernière. L’idée de quitter la Russie me paniquait. Je vivais en effet un
rêve. Un exemple : la mère de Neuhaus avait épousé Boris Pasternak alors que
son fils avait tout juste quatre ans. Il vivait donc chez cet immense écrivain,
dont il avait gardé la vieille demeure en bois perdue dans la forêt où j’allais
prendre mes leçons... Il n’y avait ni téléphone ni eau courante, mais un
immense piano... C’était mon rêve de petite fille !
BS : Comment travailliez-vous avec Stanislav Neuhaus ?
BE : Je le voyais trois fois par semaine, deux ou trois heures. Il y
avait une telle générosité dans sa façon de transmettre... Il connaissait toute
la musique, il pouvait avoir les larmes aux yeux si un élève faisait quelque
chose de mal, jouait une phrase qui n’était pas bien, si nous étions
indifférents. Parfois, il était prêt à casser une chaise sur la tête du
pianiste, hurlait, déchirait ou jetait à terre la partition, priant le
maladroit d’aller voir ailleurs. C’était un homme qui brulait pour la musique !
Néanmoins, il n’était pas très musique contemporaine. Il n’allait guère au-delà
de Debussy et Rachmaninov. Ses élèves ne rataient cependant jamais la création
d’une symphonie de Chostakovitch.
BS : Envisagez-vous de transmettre l'héritage de Neuhaus ?
BE : J'enseigne au Conservatoire National Supérieur de Musique de
Paris depuis plus de deux ans. J’ai une demi classe : cinq élèves du cycle
normal et deux du troisième cycle préparant les concours internationaux. Ce
qui, pour moi, est idéal, car cela ne me prend pas trop de temps pour mes concerts
et tournées, et me permet d’avoir des contacts avec les jeunes artistes, de dire,
formuler les choses, car depuis la mort de mon maître en 1980, j’ai passé mon
temps seule devant mon instrument, à l’exception de quelques rencontres de
musique de chambre. Je ne pouvais donc exprimer et partager mes sentiments
musicaux avec quiconque. L’enseignement m’est donc vital. C’est très dynamisant
et intellectuellement d’une richesse infinie, même s’il faut soi-même
s’investir. C’est très enrichissant de pouvoir dire avec des mots ce que l’on
ressent dans son travail, seule devant sa partition, d’être obligée l’exprimer
aux autres. Non seulement musicalement, mais aussi techniquement, de chercher à
résoudre tel problème sur telle main ou telle morphologie, d’expliquer tout ce
que j’ai appris quasi naturellement en Russie, c’est-à-dire la décontraction
des épaules, du bras, la force de la main. Je trouve à la fois passionnant et
normal de transmettre tout ce que m’a donné Neuhaus. Je dois à mon tour donner
une partie de ce qu’il m’a transmis, une incomparable tradition. Cependant, je
pense qu’il me serait difficile d’avoir trop d’élèves. Dix heures par semaine
me suffisent. Lorsque je pars en tournée, je me fais parfois remplacer par des
amis russes de passage à Paris. C’est bon pour les élèves de voir autre chose.
Cependant, comme pour tout, la fidélité est importante ; je ne pense pas que
Neuhaus eut accepté que l’on travaille avec d’autres professeurs, mais il
trouvait très bien que nous écoutions les cours d’un Kirill Kondrachine ou d’un
Mstislav Rostropovitch, qui enseignaient alors tout deux au Conservatoire de
Moscou.
BS : Autre moment important de votre vie, la rencontre avec Herbert
von Karajan.
BE : J’avais pris moi-même l’initiative de lui envoyer un
enregistrement réalisé lors du Concours Reine Elisabeth de Belgique. Je me
souviens avoir passé mon audition devant Karajan un 5 décembre, jour
anniversaire de la mort de Mozart. Il m’invita aussitôt à donner un concert
avec le Philharmonique de Berlin. J’avais vingt-cinq ans. C’est finalement
Zubin Mehta qui dirigea ce premier concert berlinois dans le Concerto pour piano n° 27 de Mozart, que
Karajan m’invita à travailler avec lui à Salzbourg. Six mois plus tard, je
passais une audition devant Daniel Barenboïm, qui m'invita aussitôt à
participer à une tournée de l’Orchestre de Paris. Une semaine après cette
audition, je faisais mes débuts avec cette formation, remplaçant au pied levé
Alfred Brendel. Ces deux immenses personnalités que sont Karajan et Barenboïm m’ont
ouvert les portes des grands orchestres internationaux. Depuis, je me produis à
peu près tous les ans à Berlin. Je me souviens que, à la fin de sa vie, Karajan
était obsédé par le Concerto n° 2 de
Brahms, qu’il voulait impérativement réenregistrer, notamment avec moi. Mais il
n’a jamais pu le faire...
BS : Parmi les pianistes, quels sont ceux qui vous sont les plus
proches ?
BE : Vladimir Sofronitski, admirable interprète de Scriabine.
Vladimir Horowitz est à part. Je ne peux pas ne pas admirer le virtuose, cette
beauté parfumée qui vient d’un autre siècle et que nous avons eu la chance de
voir et d’entendre. Mais si je devais jouer à « l'île déserte », ce n’est
pas lui que je choisirais... Sofronitski, Sviatoslav Richter, Neuhaus,
Samson-François, et deux immenses musiciens d’aujourd'hui, sur lesquels je
porte une admiration sans limites : Radu Lupu et Daniel Barenboïm. Ils savent
comme nul autre solliciter le côté vocal du piano, chaleureux, humain du son,
faire parler, faire chanter, dire avec un piano. Barenboïm est une montagne, il
se fait de plus en plus grandiose. Je comprends qu’il ne veuille pas se restreindre
au seul univers du piano. Il a la chance d’être homme pour pouvoir faire ce
dont je rêve : diriger un orchestre. Il peut tout faire ; il a une mémoire
fabuleuse, et n'a donc pas besoin de retravailler une œuvre : il la possède
déjà toute dans sa tête, dans son sang... Il est exceptionnel.
Brigitte Engerer et Boris Berezovski
BS : Vous vous produisez également avec des formations de musique de
chambre.
BE : Ce répertoire est essentiel ; là est la vraie musique. Au
début de ma carrière, je jouais avec des musiciens de rencontre. Aujourd’hui,
je tends à être plus fidèle. Je me produits plus particulièrement avec le
violoniste Olivier Charlier, avec qui je viens d’enregistrer les sonates de
Schumann et celles de Grieg, et je commence à travailler à deux pianos avec
Oleg Meisenberg, avec qui j’ai fait l’intégrale Rachmaninov, et Elena Vashkirova, l’épouse
de Daniel Barenboïm que je connais depuis vingt-cinq ans. J'ai enregistré Ravel
avec Régis Pasquier. J’ai quantité de projets, notamment avec le Quatuor Melos
avec qui je dois enregistrer le Quintette et le Quatuor de Schumann, les Concertos de Mendelssohn à
Anvers, un récital Schumann en soliste ; avec Olivier Charlier, nous envisageons
de graver Fauré, Beethoven. Puis ce sera Brahms... mais il me faut d’abord
beaucoup travailler !
BS : Qu’est-ce qui vous incite à enregistrer vos disques après avoir
« rodé » les œuvres au concert ?
BE : Lorsque j’ai enregistré une partition, je ressens une certaine
saturation qui m’empêche de la rejouer pendant un certain temps. Les séances d’enregistrement
sont intellectuellement fatigantes. Après avoir longuement préparé l’œuvre, il
faut s’investir pleinement pendant les deux ou trois jours de studio, avant de
s’écouter, puis de recommencer jusqu’à ce que l’on soit satisfait...
BS : Voilà quelques années, vous étiez très présente dans les
médias. Aujourd’hui vous semblez être plus attentive à votre réputation de
musicienne.
BE : J’arrivais de Russie... J’avais de ce fait un réel problème d’adaptation
à la vie professionnelle. Il m’a fallu faire de la publicité, me montrer à la
télévision, parler à la radio... Mais la musique, pour moi, ce n’était - et ce
n’est toujours - pas cela. La musique, c’est rester enfermée dans ma tour, travailler
mon piano ; le reste n’est pas mon problème. Or, je me suis assez vite rendue
compte que la publicité est comme un sas à travers lequel il faut passer avant
d’avoir le luxe de dire « non », de pouvoir imposer son programme, de
choisir son orchestre, ses partenaires, d’avoir un public qui nous suive. Si je
reste dans ma tour, pas de public, pas de concert, pas le moindre contact pour
partager son amour de la musique... C’est un cercle infernal, un sacrifice, un
passage obligé avant de prétendre à plus de vigilance et être plus attentif à
sa sélection.
BS : En Allemagne, Autriche, Grande-Bretagne les carrières se font
avec d’autres moyens.
BE : Il est vrai que je n’ai pas eu besoin de faire ce genre de
choses. Cela dit, si je voulais faire aux Etats-Unis une carrière suffisamment
importante, je ferais des shows télévisés. Pour être connu, il faut faire de la
télévision... pour faire de la télévision, il faut être connu... C’est très
bizarre.
BS : Les Etats-Unis sont pourtant une sorte de passage obligé, pour
un musicien…
BE : Les Etats-Unis sont très spéciaux. Je m’y produits avec de très
grands orchestres (Chicago, Los Angeles, New York, Minneapolis, Baltimore),
mais je n’y fais pas à proprement parler une carrière populaire. La musique de
chambre n’a plus guère de succès. L’une des toutes dernières séries proposées
au public américain se déroule à Chicago. Les concerts de musique de chambre,
les récitals s’effondrent tragiquement. Ce qui reste, c’est l'opéra, l’orchestre,
le côté festif de la musique symphonique. On s’habille pour aller à l’opéra, au
concert. Carnegie Hall est de plus en plus difficile, les plus grands noms ne
remplissent que des demi-salles ! La musique doit être une fête... sinon, il y
aura autre chose : le rock, le cinéma... Autrefois, l’Amérique du nord était un
passage obligé pour les musiciens classiques parce que le public était
constitué d’émigrés anglais, irlandais, italiens, allemands, hollandais...
Maintenant, ce sont leurs enfants qui représentent le gros du public. Ils n’ont
plus les mêmes pratiques, le même bagage culturel. Là est le drame ! Les concerts
de musique classique sont restés une institution plus ou moins bourgeoise. Les
mécènes préfèrent investir ailleurs, Madonna, les Jeux Olympiques d’Atlanta...
Nous autres, musiciens classiques, devenons des dinosaures. Nous sommes en
train de réduire notre audience ; le vase va être de plus en plus petit. C’est
grave ! Attention donc à ne pas trop critiquer les rares émissions qui
restent à la télévision.
BS : Vous n’êtes guère optimiste…
BE : Je ne sais vraiment pas vers quoi le monde tend, mais j’ai le
pressentiment que ce n’est pas très joyeux. Vivons-nous un moment de mutation
qui pousse les gens à s’éloigner des valeurs qui les bouleversent, à chercher
des choses qui les aident à oublier les difficultés présentes ? Peut-être la
musique classique est-elle trop forte, trop profonde et bouleversante. C’est la
même chose avec le cinéma : Fellini, Bergman passent à la trappe. Vous allez
voir un film de Bergman, vous êtes malades pendant trois heures, et le drame reste
gravé au fond de votre être. Si vous allez voir Le Fugitif, vous passez un bon moment, mais vous l’oubliez
immédiatement. C’est comme un sandwich... Les hommes ont peut-être peur de
leurs émotions...
Recueilli par Bruno
Serrou
Paris, le 19 octobre
1993
Photos : DR
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