Strasbourg, Opéra du Rhin, dimanche 17 juin 2012
Acte I : Melanie Diener (la Maréchale), Michaela Selinger (Octavian)
Voir et entendre le Chevalier à la rose de Richard
Strauss cinq jours après Arabella, c’est
comme prendre un délicieux dessert au début d’un repas de roi… Comme je l’ai rappelé
dans le compte-rendu de ce second ouvrage publié dans ces colonnes vendredi 15
juin à la suite de la première de la production d’Arabella actuellement programmée à l’Opéra de Paris-Bastille, les
deux œuvres nées de la fructueuse collaboration de Richard Strauss et Hugo von
Hofmannsthal ont quantité de points communs. Plus accompli néanmoins qu’Arabella, dont seul le premier acte a
été achevé par le poète autrichien, Der
Rosenkavalier est théâtre véritable, un théâtre qui fusionne à la perfection
avec une partition qui en souligne avec une incomparable maestria la moindre
inflexion, au point que le tout prend le tour d’une conversation en musique. Jamais
dans l’histoire de l’opéra depuis la mort de Monteverdi une telle fusion
texte/musique n’avait été atteinte à ce point. Pourtant, la musique emporte l’auditeur
sur des sommets d’expressivité, de lyrisme, d’émotion, une poésie exacerbée, quoique
simple, puissante, sans artifices, mais qui transcende et bouleverse. Comment
résister en effet au premier acte au grand monologue sur le temps qui s’écoule
inexorablement chanté par une Maréchale bouleversante d’humanité, à la
présentation de la rose au début du deuxième et aux premiers sentiments
amoureux qui emportent soudain le cœur d’Octavian et de Sophie, les valses aux
élans nostalgiques de la fin de ce même deuxième acte, enfin l’extraordinaire trio/duo
final du troisième acte que, à l’instar de Pauline Strauss, l’épouse du
compositeur, l’on souhaiterait plus long d’une demi-heure, au moins... Et la
comédie réjouissante qui fait vivre tout un monde de modiste, chapelier, perruquier,
marchand d’animaux, notaire, artistes, laquais, majordomes qui suit le petit
lever de la Maréchale au premier acte, d’aubergiste, policiers, orphelines,
garçons de restaurant dans le troisième acte, sont des moments de bonheur pur qui
peut prêter à la commedia dell’arte.
Acte I : Stefan Pop (le chanteur italien, au centre), Melanie Diener (la Maréchale, à droite)
C’est précisément cet aspect de
cette « comédie en musique en trois actes » qui a inspiré la
scénographie de la production strasbourgeoise de Mariame Clément. La metteuse
en scène a voulu un Chevalier à la rose
onirique et simple, sans décorum, le dispositif scénique conçu par Julia Hansen
s’inspirant du théâtre de tréteaux au cœur d’un décor de rideaux. Ce qui limite
les espaces de jeu, avec ses faibles dégagements jusqu’au finale où les
tréteaux, une fois les rideaux levés, courent jusqu’en fond de scène. Ce qui
est tout-à-fait respectable, mais a trop élaguer et simplifier, jusqu’à réduire
la rose d’argent aux seuls pétales protégés dans un écrin si petit qu’ils en
deviennent invisibles dans les mains d’Octavian, l’on finit par perdre l’âme-même
de l’œuvre, qui devient un pur exercice de style, une désacralisation qui
induit une distanciation si forte que l’œuvre en devient désincarnée, ce qui
conduit le spectateur à rester sur le seuil d’un ouvrage pourtant puissamment
évocateur. D’autant plus que, ce que Clément retire en enluminures et en pompe,
elle l’ajoute en faisant redondance par l’intervention de personnages de son
cru, un Arlequin muet qui anime le spectacle à force de gestes de clown, et une
Maréchale voutée et flétrie qui fait songer à la vieille Comtesse de la Dame
de Pique de Tchaïkovski, une Maréchale sénile et muette sensée revivre le
grand chagrin de sa vie en trois heures, le temps de l’opéra, puisqu’elle
arrive claudiquant pesant sur une canne aidée par Arlequin, avant que le chef
lance l’ouverture de l’opéra tandis qu’elle laisse choir un mouchoir qu’Arlequin
ramasse, comme il le fera à la fin lorsque Sophie fera tomber le même mouchoir
mais plus neuf, et qu’elle revient une fois le spectacle achevé, tandis qu’Arlequin
ramasse encore ledit mouchoir… L’on se demande à quoi bon cette mascarade qui
forme non seulement pléonasme mais aussi hiatus, tant tout est déjà dit, et de
sublime façon, dans le texte extraordinaire de Hofmannsthal et magnifié par l’admirable
musique de Strauss…
Acte II : la présentation de la rose, Daniela Fally (Sophie), Michaela Selinger (Octavian), Sophie Angebault (Marianne)
Cela est d’autant plus
regrettable que la direction d’acteur est efficace, et corrobore l’esprit de l’œuvre,
où théâtre et musique sont sur un pied d’égalité. Aucun des protagonistes ne
surcharge le trait, pas même le baron Ochs auf Lerchenau, alliage de Comte des Noces de Figaro et de Don Giovanni, que
la metteuse en scène considère à juste titre comme un noble provincial et non pas
tel un vulgaire plouc. « Sans séduction et mélancolie le personnage
perd en force », me déclarait pour La
Croix Mariame Clément, qui ajoutait : « Octavian est peut-être un
futur Ochs, mais Sophie et la Maréchale sont deux facettes d’une même femme. »
Wolfgang Bankl est bien dans ce personnage de noble importun et bonhomme qui ne
pense qu’aux femmes, les brusquant plus ou moins tout en les célébrant. Il n’épaissit
jamais le trait, dans le jeu comme dans la voix, qui est sûre, pleine et bien
chantante, atteignant sans difficulté l’extrême grave dans le finale du
deuxième acte. Werner Van Mechelen est un Faninal empressé mais un peu trop
sonore, s’avérant guère à l’écoute de ses partenaires.
Acte II : Daniela Fally (Sophie), Wolfgang Bankl (le baron Ochs), Sophie Angebault (Marianne), Werner Van Mechelen (Faninal), Yuriy Tsiple (le notaire)
Le trio féminin est
quasi parfait. Melanie Diener est une belle Maréchale, naturellement émouvante,
à la fois magnanime et sensible. Elle est assurément investie du personnage,
lui donnant chair et vie. Aniela Fally a le charme, la grâce et la spontanéité
de Sophie, mais la voix est un peu lourde et trop ombrée pour ce rôle de jeune
fille découvrant l’amour, mais cette voix charnue souligne la femme qu’elle va
devenir, ce qui entre en résonnance avec l’esprit de l’œuvre. Mais c’est
Michaela Selinger qui est assurément la reine du spectacle. Son Octavian est d’une
beauté stupéfiante. Le chant est somptueux, la voix flexible et pleine, la
ligne de chant ferme et ample, le timbre lumineux et charnel. Capable des
nuances les plus subtiles, la mezzo-soprano autrichienne est le plus délicieux
des chevaliers qui se puisse écouter aujourd’hui, tout de spontanéité, de
fraîcheur, de vigoureuse jeunesse. Le petit monde qui gravite autour de ce
quintette est d’une totale homogénéité, avec Hilke Andersen en Annina, Enrico
Casari en Valzacchi, le solide et lumineux ténor Stefan Pop en chanteur
italien, Roger Padullès en Aubergiste, Dimitri Pkhaladze en Commissaire, Yuriy
Tsiple en notaire, etc.
Acte III : Michaela Selinger (Octavian), Melanie Diener (la Maréchale), Daniela Fally (Sophie)
Marko Letonja, directeur musical
désigné de l’Opéra du Rhin qui s’était déjà illustré dans la Walkyrie et dans le
Crépuscule des dieux de Wagner dans cette même fosse de l’Opéra du Rhin à
Strasbourg en 2008 et 2011 dans la superbe mise en scène de David McVicar, dirige
un Chevalier à la rose onirique et
chatoyant, laissant son orchestre s’exprimer pleinement tout en ne couvrant
jamais les chanteurs, l’orchestre s’avérant au contraire non seulement un
partenaire mais aussi et surtout un personnage aux multiples facettes, le chef
ayant trouvé le juste équilibre fosse/plateau. La scène finale s’est avérée un
moment d’intense émotion où le chef slovène a su tirer des larmes parmi le
public… Certes, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg n’est pas celui de l’Opéra
de Paris, mais il atteste d’une bonne volonté, et les solistes sont excellents
(le premier violon, la clarinette et le hautbois solo, etc.), même si, parfois,
quelques incidents se font jour, particulièrement aux cors. A la fin de la
première, Marko Letonja a fait monter sur le plateau l’orchestre entier pour
les saluts, à l’instar d’un Boulez ou d’un Abbado à l’issue des soirées d’exception…
Bruno Serrou
Photos : (c) G Alain Kaiser / Opéra du Rhin
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