mercredi 16 février 2022

Bilan des 32e Présences de Radio France, excellent millésime autour de la belle personnalité de Tristan Murail

Paris. Festival Présences de Radio France. Maison de la Radio et de la Musique. Du 5 au 13 février 2022

                                          

En rendant à Tristan Murail à l’occasion de ses 75 ans un hommage digne de la place centrale qui est la sienne dans l’histoire de la musique de ce dernier demi-siècle, Présences de Radio France 2022 ont célébré le son dans toutes ses composantes à travers cette rayonnante, intense et douce personnalité à l’origine du courant spectral avec Gérard Grisey (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/02/tristan-murail-heros-du-32e-presences.html). Venu en nombre, attestant ainsi du dynamisme et de l’intérêt suscité par la véritable création musicale, le public ne s’y est pas trompé, écoutant avec ferveur la douzaine de concerts, concentré et se lançant dans des discussions animées durant les entractes et à la fin de chaque concert, les personnels de sécurité de Radio France ayant le plus grand mal à faire évacuer le hall de la Maison de la Radio, malgré leur insistance et leur impatience frisant l’indélicatesse.

Considérant la densité des concerts, il m’a été impossible d’assister à leur intégralité, et d’avoir raté incidemment celui de Marie Ythier est particulièrement regrettable. Mais les sept auxquels je me suis rendu sont assez représentatifs pour porter un jugement d’ensemble sur l’édition qui s’est achevée dimanche. Entendre, découvrir, redécouvrir les œuvres de Tristan Murail pour la plupart d'ores et déjà entrées dans l’histoire de la musique a constitué en soi une source de bonheur. D’autant plus qu’elles étaient disséminées dans chaque rendez-vous, avec des interprètes de premier plan.

A l’instar du concert inaugural, proprement enthousiasmant. Confié aux remarquables musiciens helvétiques du Lemanic Modern Ensemble dirigé avec maestria par le chef français Pierre Bleuse, directeur musical désigné de l’Ensemble Intercontemporain. Tandis que la jeune violoniste Diana Tishchenko se distinguait dans l’onirique Speak Be Silent de l'Australienne Liza LIM, élève de Tristan Murail, cette soirée proposait deux œuvres de MURAIL avec vidéo d’une gravité lumineuse, Near Death Experience et Liber Fulguralis. Mais le sommet de la soirée, et sans doute de la totalité de l’édition 2022 de Présences, a été la création mondiale de La Horde d’après Max Ernst qui pérennise la mythologie des peintres de Hugues DUFOURT, qui signe ici une œuvre grandiose, puissante, magistralement colorée.

Le deuxième concert était offert par l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Duncan Ward. Trois créations étaient au programme, le volubile et aérien En spirale pour clarinette seule de Philippe HUREL magistralement interprété par Jérôme Comte, l’intime confession du trio Par-delà pour piano, clarinette basse et percussion d’Allain GAUSSIN, et un bien trop long Vers mes cieux vos regards pleins d’ivresse de Clara OLIVARES, œuvres auxquelles étaient ajouté un court hommage pianistique au compositeur étatsunien George CRUMB disparu le 6 février dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/02/poete-des-sons-le-compositeur-george.html). Ces pièces entouraient deux grandes partitions de Tristan MURAIL, deux œuvres cultes intégrant l’outil informatique encore balbutiant, L’Esprit des dunes pour onze instruments et sons de synthèse (1994) et surtout Désintégrations pour ensemble et sons de synthèse composé voilà tout juste quarante ans.

Le quatrième concert était monographique, puisqu’il proposait une seule œuvre d’un seul compositeur, Tristan MURAIL, joué par l’ensemble dont il est l’un des fondateurs en 1973, L’Itinéraire. Il s’agissait de Portulan, cycle en neuf parties entrepris en 2011 et achevé en 2022 donné pour la première fois dans son intégralité. Une partition envoûtante, d’une poésie fascinante qui prend l’auditeur par la main, par le cœur, par l’esprit. Les musiciens de L’Itinéraire mouture 2022, excellents de maîtrise et de son, ont emporté le public dans les sphères célestes. Dommage que l’audition ait été perturbée par des applaudissements intempestifs alors-même qu’une scénographie invitait à une écoute sans interruption.

Le septième concert était un récital de François-Frédéric Guy mettant en regard cinq Préludes et l’une des Images de Claude DEBUSSY à cinq pièces de Tristan MURAIL, dont deux créations, Impressions, soleil levant et Le Misanthrope. Au total, un superbe programme d’une poésie brûlante, intimiste, présenté dans un écrin au climat impressionniste formant comme un conte imaginaire.

Le huitième concert associait l’Orchestre National de France, le Chœur et la Maitrise de Radio France, le tout dirigé par Alexandre Bloch, directeur musical de l’Orchestre National de Lille. L’on retrouvait Allain GAUSSIN, auteur du cosmique et puissant Années-Lumière composé en 1992-1993, préludant à la monotone spiritualité hindoue de Cosmic Dance de Sébastien GAXIE en création pour chœur, maîtrise, gourou et orchestre (le chœur dans ses onomatopées rythmiques semblait marteler « Ta Cathy t’a quitté » de Bobby Lapointe…). En seconde partie, le ludique Tu es magique pour maitrise a cappella de Diana SOH, et Analogies pour quatorze musiciens de Samir AMAROUCH précédaient trop longuement les pages extraordinaires du Partage des eaux, chef-d’œuvre marin de Tristan MURAIL composé en 1995.

Le onzième concert permettait de retrouver l’ensemble L’Itinéraire, qui célébrait ses fondateurs et deux de leurs cadets : une pièce tellurique de Michael LEVINAS, Appels de 1974, Périodes composé la même année par Gérard GRISEY extrait des Espaces acoustiques, Véga composé en 1972 par Roger TESSIER et Éthers pour trio de piano, ondes Martenot et percussion (1978) de Tristan MURAIL, face à un Labyrinth pour ensemble et électronique interminable des Talia ARNAT, et surtout au volubile et ingénieux Quodlibet en création mondiale du Chilien Roque RIVAS, subtilement orchestré.

Le concert de clôture est revenu à l'Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé au cordeau par Brad Lubman. Ce dernier était secondé en ouverture de programme par Edo Frenkel dans l’absolu chef-d’œuvre de Jonathan HARVEY trois Timepieces donné en première française trente-cinq ans après sa création qui joue de l’ambivalence du temps, de l’espace, de la foi et des cultures. A côté, les fleurs d’Autre Nature de Jean-Luc HERVE sont apparues bien trop longues, car il a fallu attendre les ultimes instants de la pièce pour être séduit par des sons venus de partout et de nulle part, tandis que les pages d’Ensauvagement de Samir AMAROUCH tombent à plat. Le moment attendu de cette soirée dominicale qui concluait cette riche édition était la création de la « fantaisie-impromptu pour piano et orchestre » L’Œil du cyclone de Tristan MURAIL. Jouée avec allant par son commanditaire-dédicataire François-Frédéric Guy, cette œuvre richement instrumentée est emplie de surprises côté orchestration, et élégiaque côté clavier avec de longs arpèges égrenés à l’envi.

Parallèlement, Radio France rendait hommage à Claude SAMUEL, fondateur du festival Présences de Radio France, alors qu'il était Directeur de la Musique de la radio publique, à travers une exposition réalisée par Arnaud Merlin. Cette exposition est ouverte au public jusqu'au 13 mars 2022.

Bruno Serrou

A noter que les 33e Présences de Radio France auront en février 2023 pour invitée centrale la compositrice coréenne installée à Berlin Unsuk CHIN

lundi 14 février 2022

Iannis Xenakis, dans l’intimité d’un créateur protéiforme révolutionnaire

Paris. Philharmonie de Paris, Musée de la Musique. Exposition temporaire « Révolutions Xenakis ». Philharmonie de Paris, Week-End Iannis Xenakis concerts, ateliers et rencontres en mars. Radio France, Maison de la Radio et de la Musique, Week-End Iannis Xenakis en mai

Iannis Xenakis (1922-2001), dans le bureau de son domicile. Photo : DR

Pour le centenaire de la naissance d’Iannis Xenakis, compositeurs parmi les plus féconds du XXe siècle, le Musée de la Musique a confié à sa fille Mâkhi, plasticienne écrivain, et Thierry Maniguet la réalisation d’une exposition qui présente cet homme universel sous tous ses aspects

Révolutions Xenakis, tel est le titre de l’exposition que consacre au compositeur franco-grec le Musée de la Musique pour le centenaire de sa naissance. Révolutionnaire, Iannis Xenakis (1922-2001) l’était, indubitablement et à plus d’un titre. En quête constante de renouveau, il n’aura de cesse de l'investir le plus loin possible, et de la transmettre à ceux qui l’approchaient, comme il le fera dans un une lettre datée du 29 octobre 1999 au metteur en scène Robert Wilson, à qui il écrivait « L’originalité est une nécessité absolue de survie de l’espèce humaine. »

Iannis Xenakis (1922-2001). Photo : DR

Cet homme universel qui a révolutionné la notation musicale en utilisant des schémas et des graphiques usant souvent de papier millimétré avant de reporter ses œuvres terminées sur des partitions classiques, embrassait tous les aspects de la création. La sienne était polymorphe, se fondant sur le cosmos, le naturalisme, les mathématiques, les sciences, la philosophie, la vie dans la riche diversité de ses aspects, mêlant le tout dans sa musique continuellement en quête de nouveauté et de renouveau, remettant constamment ses acquis sur le métier.

Iannis Xenakis et Olivier Messiaen. Photo : DR

Résistance contre les Italiens puis contre les nazis enfin contre les Britanniques, combattant pendant la guerre civile contre les nationalistes, c’est au cœur des fureurs des batailles que l’idée lui est venue de consacrer sa vie à la musique. Un musique souvent brute et révoltée, toujours expressive, reflétant ses doutes, ses rages, ses passions. Condamné à mort, évadé, déchu de la nationalité grecque qu’il ne récupèrera qu’en 1974, c’est sur le chemin de l’exil vers les Etats-Unis où vivait un oncle qu’il s’est arrêté en 1947 en France pour ne plus la quitter. Il y deviendra le collaborateur de l’architecte Le Corbusier de 1948 à 1960, et l’élève d’Olivier Messiaen, qui constatera très vite qu’il n’a rien à lui apprendre, et à qui il succèdera à l’Institut de France. « J’ai pris une très grosse responsabilité, se souviendra Olivier Messiaen, mais devant l’homme, moi qui suis professeur au Conservatoire, je lui ai dit “n’étudiez rien, faites ce que vous sentez, soyez vous-même !”»[1]. Xenakis suivra deux ou trois ans, puis il le quittera pour composer seul. 

Entrée de l'exposition Révolutions Xenakis du Musée de la Musique. Photo : (c) Bruno Serrou

« Avant mon arrivée en France, me rappelait Xenakis en décembre 1997, j’ai pris pendant trois ans des leçons privées auprès d’un compositeur d’origine russe, Aristote Kondourov. Mais j’ai beaucoup appris par moi-même. Pendant la guerre, avec un ami musicien, nous nous arrangions toujours pour occuper des maisons pourvues d’un piano. Mon ami était un peu plus jeune que moi, et jouait fort bien de cet instrument. Je le suivais partout et je l’écoutais jouer tout en tirant par la fenêtre. » Lorsque Je lui demandais si son attrait pour la musique concrète lui venait de là, il précisait : « Et de la pluie sur la toile de tente ! Et des orages ! Et des bombardements ! Et des balles traçantes !...

Iannis Xenakis et son petit-fils Ulysse dans la propriété de Corse. Photo : (c) Mâkhi Xenakis

Compositeur, ingénieur, architecte, mathématicien, l’un des initiateurs de l’art numérique, résistant, polyglotte profondément investi dans son temps, particulièrement sensible à la nature et, comme tous les Grecs, profondément investi de la mer, homme libre avant tout, Xenakis est un artiste universel comme il s’en trouve peu dans l’histoire de la musique. Il était aussi le musicien de l’intime, puisant ses forces dans sa cellule familiale qui tenait chez lui une place considérable. « Son imagination fertile ne s’arrêtait jamais, relate sa fille Mâkhi. C’est lui qui a poussé ma mère vers l’écriture, mais je me suis tournée vers les arts plastique à l'encontre des espoirs de mon père pour qui il n'y avait que les mathématiques d'envisageables. L’ambiance était paradoxale mais joyeuse et pleine d’humour. Il travaillait tout le temps. Mais il aimait aussi à s’occuper de moi. Il me courait après à travers l’appartement pour que je fasse ’’mes maths’’, il me mettait au piano pour jouer Bach et Bartók à l’heure du déjeuner tout en refusant que je fasse du solfège, mais il m’aidait à déchiffrer et il ne comprenait pas que je n’aie pas les mêmes limites que lui. Je faisais le maximum pour lui faire plaisir, mais comme il me poussait toujours à aller plus loin, après que j’aie réussi une équation ou un morceau de piano, au bout d’un moment je n’en pouvais plus, je voulais jouer, et il ne comprenait pas pourquoi. Si bien que j’ai fini par trouver un stratagème en m’endormant. Je l’entendais crier tandis que je somnolais. Même s’il était tout le temps en train de travailler, même quand il était plongé dans sa musique, son architecture, nous étions tout le temps ensemble, mon père, ma mère et moi. Jusqu’en 1967, date à laquelle il a eu son atelier. Là, nous ne le voyions plus avant le soir. Il était très tendre, câlin, le soir il me racontait des histoires de fantômes, et il nous faisait chanter. Quand nous étions en vacances en Corse, un substitut de la Grèce pour mon père, nous passions notre temps dans un kayac, il nous fallait tout le temps chanter, principalement des chants grégoriens, en dépit de ma mère, qui râlait. D’autant plus qu’elle ne savait pas nager, elle avait donc peur, mais elle n’a jamais voulu apprendre. » Son prénom, qui n’existe pas en tant que tel en grec, Mâkhi avoue en souriant qu’il l’a conduite « à au moins dix ans d’analyse ». En effet, Makhi signifie Bataille en grec, précise-t-elle. « Ce mot est inclus dans le prénom Andromaque, qui signifie bataille des hommes, ou tauromachie, bataille du taureau. Ma mère a juste ajouté l’accent circonflexe sur le a. »

Avec une immense tendresse et une profonde admiration, Mâkhi Xenakis a rassemblé les archives et ses souvenirs de son père dans un ouvrage paru en 2015 chez Actes Sud qu’elle vient de compléter et de remettre à jour à la suite de ses recherches en vue de l’exposition que consacre le Musée de la Musique au compositeur dans le cadre de son centenaire. Il ne s’agit pas d’une simple monographie - ce qui explique sans doute l’absence d’index, ce qui m’apparaît néanmoins regrettable. Impossible en effet pour la fille de ce couple hors normes - car il ne faut pas négliger la compagne de toujours du compositeur, Françoise Xenakis, écrivain et femme de médias qui est aussi la mère de l’auteur - d’investir dans son livre une part d’elle-même, surtout quand elle est aussi écrivain. 

Exposition Révolutions Xenakis, Musée de la Musique. Reconstitution du bureau du compositeur-architecte et de la maquette de son projet du Diatope de la piazza Beaubourg installé devant le Centre Pompidou du 31 mai 1978 au 15 janvier 1979. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est à travers le regard de cette enfant aimante et admiratrice de son père qu’est tiré le portrait du héros de l’auteur, qui laisse couler au fil de l’écriture ce qui appartient au plus secret de son être et qu’elle exprime avec une simplicité et une sensibilité à fleur de peau, une fraîcheur d’âme, l’authenticité d’une petite fille devenue femme puis mère et artiste. Un père génial et délicat qui vit en elle et qui la constitue, au point qu’elle se décrit à travers lui jusqu’au plus intime de son être. Tandis qu’elle finissait une sculpture d’Antigone, son modèle de femme, sur la pelouse de la retraite que son père avait bâtie en Corse, elle admettait : « […] En regardant […] Antigone, je réalise une chose incroyable. Mon père avait souhaité que l’on disperse ses cendres dans la Méditerranée, en Corse. Et c’est exactement dans ce golfe, là où Antigone porte aujourd’hui son regard, qu’elles reposent. Antigone maintenant veille sur les cendres de mon père. » 

Exposition Révolutions Xenakis, Musée de la Musique. Photo : (c) Bruno Serrou

L’exposition présentée Musée de la Musique et réalisée par Mâkhi Xenakis et Thierry Maniguet, ses commissaires, invite le visiteur au cœur de l’atelier de l’artiste, dont l’intimité est restituée dans la scénographie confiée à l’architecte designer Jean-Michel Wilmotte, et propose une immersion dans la diversité de sa création, qu’il concevait comme une œuvre d’art total, à l’instar de Richard Wagner que son père admirait.

Bruno Serrou

Exposition « Révolutions Xenakis », du 10 février au 26 juin 2022. Musée de la Musique/Philharmonie de Paris. Concerts, ateliers et rencontres à la Philharmonie de Paris autour de l'oeuvre de Xenakis le week-end du 17 au 20 mars 2022. A lire : Catalogue de l’exposition Révolutions Xenakis (Coédition Editions de l’œil/Musée de la Musique-Philharmonie de Paris, 320 p.) ; Mâkhi Xenakis, Iannis Xenakis, un père bouleversant (Editions Actes Sud, 248 p.). Cinq concerts à Radio France « Week-End Iannis Xenakis » du 6 au 8 mai 2022. Voir également mon propre livre Iannis Xenakis : l'homme des défis (Editions Lemoine/Cig'art, 2003, préface de Claude Samuel)



[1] Olivier Messiaen, in Regards sur Iannis Xenakis, 1981 : «Iannis Xenakis est certainement l’un des hommes les plus extraordinaires que je connaisse. On a souvent parlé de notre première rencontre et du fait que je lui recommandais de renoncer aux études musicales classiques. Ma position fut peut-être stupide pour un professeur du Conservatoire, mais la personnalité qui était devant moi était un héros hors du commun, et je n’ai fait que mon devoir. Les résultats ont confirmé ce que j’avais perçu dès ce premier moment. Qui, en effet, savait comment adapter la musique à un concept mathématique, traiter de problème de masse et de densité, se servir des espaces contractés et fragmentés, si ce n’est Iannis Xenakis ? Les nuages de glissandi et de pizzicati, les clusters d’accords extraordinaires dans Pithoprakta, les contorsions de Nomos Gamma ne sont que les manifestations extérieures d’un mode de pensée qui n’est pas radicalement neuf mais fondamentalement différent, qui de plus en plus (particulièrement dans les œuvres les plus récentes) concilient des phénomènes très naturels et leur explication en son.»

 

lundi 7 février 2022

Poète des sons, le compositeur GEORGE CRUMB est mort dimanche 6 février 2022 à son domicile de Media, en Pennsylvanie. Il avait 92 ans.

George Crumb (1929-2022). Photo : DR

Qualifié dans son pays, les Etats-Unis à la fois de « compositeur éclectique » et de « compositeur d’avant-garde », George Crumb est connu comme auteur de partitions d’une envoûtante beauté qui ont fait de lui l'un des musiciens créateurs contemporains les plus joués dans le monde. Il composait encore ces dernières années, notamment pour la Chamber Music Society du Lincoln Center, célébrant son quatre vingt dixième anniversaire avec la première de l’une de ses toutes dernières pièces, Kronos-Kryptos pour quintette de percussion.  



Photo : (c) George Crumb

Né le 24 octobre 1929 à Charleston (Virginie-Occidentale), Crumb se situe dans la lignée de ses compatriotes Charles Ives et Henry Cowell, échappant ainsi à toute mouvance, à toute école. Son langage est profondément original, sa musique picturale, exaltant une grande sensibilité poétique.


George Crumb (1929-2022). Photo : DR

Ses parents, George Henry Crumb Sr. et Vivian Crumb, étaient clarinettiste et violoncelliste. A 10 ans, il compose et joue dans un orchestre local, son père qui lui ayant appris à jouer de la clarinette. En 1950, il est diplômé du Mason College of Music et en 1954 il obtient sa maîtrise de composition à l'Université de l’Illinois à Urbana-Champaign. Il étudie avec Ross Lee Finney à l’Université du Michigan, où il obtient un doctorat de composition, au Berkshire Music Center, puis à Berlin avec Boris Blacher. Parallèlement à ses études, il enseigne à l’Université du Colorado de 1959 à 1964, puis à partir de 1965 et pendant trente ans, à l’Université de Pennsylvanie. Il reçoit le prix Pulitzer 1968 pour Echoes of Time and the River pour orchestre, le prix de l’UNESCO en 1971 ainsi que les prix des fondations Fromm, Guggenheim, Koussevitsky et Rockefeller, la Médaille d’or Prince Pierre de Monaco en 1989 et il est nommé Compositeur de l’année par Musical America en 2004. 

George Crumb (1929-2022). Photo : DR


« Je crois, me disait-il en 2003 lors de notre rencontre à Caen dont le Conservatoire de Région lui rendait hommage, que la musique surpasse le langage dans sa capacité à refléter les compartiments les plus reculés de l’âme humaine. » Comme le souligne cette phrase, la musique de George Crumb se situe bien au-delà des notes. Placé sous l’influence à la fois de la musique européenne, de Chopin à Webern, dont il a souvent la concision, en passant par Debussy et Bartók, et des musiques traditionnelles, non seulement américaines mais aussi et surtout orientales, Crumb, comme la plupart de ses compatriotes, est ouvertement éclectique, mais son syncrétisme est mûrement réfléchi, riche et éminemment personnel. « Je suis souvent hanté par l’idée que toutes les musiques du monde fusionnent pour former une seule entité musicale. »

Photo : (c) George Crumb

Explorateur de timbres inouïs, George Crumb a intégré dans ses œuvres un large éventail de sons instrumentaux, humains et de la nature, et s'est inspiré des traditions de l’Asie et de ses Appalaches natales pour créer une musique aux effets surprenants et constamment renouvelés. Il a mis au point des formes alternatives de notation, faisant de chacune de ses partitions des œuvres d’art autant musicales que graphiques et plastiques, et il a ouvert le champs des techniques instrumentales et vocales, obtenant ainsi des sonorités pleines de vie, comme des effets de mouette pour le violoncelle (Vox Balaenae), le chant de baleine (Voice of the Whale) avec flûte électrique, violoncelle et piano amplifié, le vibrato métallique pour le piano (Five Pieces for Piano) et l’utilisation d’un maillet sur les cordes d’une contrebasse (Madrigals Livres I à IV) entre autres. Les œuvres les plus célèbres de Crumb sont notamment Ancient Voices of Children (1970), Black Angels (1971), Makrokosmos I à III (1972-1974, où il rendait hommage à Bartók auteur d’un Mikrokosmos), The Ghosts of Alhambra (2008). En 2001, il entreprend le grand cycle American Songbook, dont chaque section est une série d’arrangements d’hymnes, de spirituals et de chansons populaires américains et dont la septième partie, Voices from the Heartland, est créée en janvier 2012. En outre, sa pièce Threnody Eye: Night of the Electric Insects a été utilisée dans la bande son du film L’exorciste. En 1968, il remporte un prix Pulitzer avec sa pièce orchestrale Echoes of Time and the River, et en 2001 il reçoit le prix de la meilleure composition « contemporaine classique » pour Star Child aux Quarante-troisième Grammy Awards.

George Crumb s’est éteint dimanche 6 février 2022 en son domicile de Media, en Pennsylvanie, entouré de sa femme et de ses enfants. Il avait 92 ans.

                                                                                                                                                                               Bruno Serrou 

samedi 5 février 2022

Des Noces de Figaro de Mozart pandémiques à l’Opéra Garnier

Paris. Opéra de Paris, Palais Garnier. Mardi 1er février 2022

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Le Nozze di Figaro. Photo : (c) Vincent Pontet

Elles paraissaient si prometteuses sur le papier, ces Noces de Figaro de Mozart dans la nouvelle production de l’Opéra de Paris présentée sur la scène du Palais Garnier… Si bien que la déception est grande considérant nos espérances… A force de messages subliminaux projetés sur les décors extrapolés de la pièce de Beaumarchais qui a inspiré l’abbé Da Ponte et Mozart, l’on finit par ne rien comprendre. En outre, la scénographie, réduite au minimum vital, fait que la production de Netia Jones, qui signe mise en scène, décors, costumes et vidéo, est perdue sur un plateau trop vaste, comme ce fut le cas lors du transfert de celle de Giorgio Strehler et Ezio Frigerio de Garnier à Bastille… 

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Le Nozze di Figaro. Photo : (c) Vincent Pontet

La dramaturge britannique opte pour la mise en abîme du théâtre dans le théâtre, jusqu’au finale qui reprend l’idée déjà usée de le foyer de la danse de l’Opéra Garnier au fond du plateau. Il en résulte une mise en scène prétentieuse et confuse, qui tombe à plat tant elle est sans rebonds, ni peps ni surprises. L’action se déroule dans les coulisses de l’Opéra Garnier, entre loges, ateliers, dessous et plateau, ce qu’indique le décor au public sitôt son entrée dans la salle, le rideau ouvert mettant en évidence des indications de situations et de lieux, comme « pendrillon mobile », « côté jardin », « côté cour », tandis qu’un chronomètre égrène le temps qui s’écoule jusqu’au centième de seconde toute l’ouverture durant, à peine plus de quatre minutes, et qui réapparaîtra de temps à autres, tandis qu’à l’avant-scène des portes numérotées s’ouvrent sur des loges d’artistes solistes, du chœur et des figurants, ainsi que sur des ateliers. Et comme il fallait s’y attendre, cette « folle journée » n’a évidemment pas échappé à la vague #MeToo, de façon infiniment moins subtile et jubilatoire que l’avaient fait Jean-Philippe Clarac et Olivier Delœuil du collectif Le Lab dans la Trilogie Mozart/Da Ponte présentée Théâtre de La Monnaie de Bruxelles en février 2020, ne craignant pas d’aller à l’encontre de l’esprit libertin et luxuriant des auteurs de l’œuvre, réduisant la joute à une fade rivalité entre les sexes qui perd le spectateur dans la question « qui est dupé par qui ? », lestant à l’envi les relations femmes/hommes, les seconds étant forcément des salauds et des obsédés sexuels, les premières inévitablement des victimes. 


Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Le Nozze di Figaro. Photo : (c) Vincent Pontet

Sur le plan musical, cette nouvelle production des Noces de Figaro a été victime des aléas de la pandémie de la COVID-19. Il convient donc saluer tout la persévérance de tous les intervenants du spectacle. En effet, après une première sans incidents, la COVID s’est répandue sur le plateau et dans la fosse à partir de la troisième représentation. Ainsi, après l’annulation de cette dernière, les dates suivantes ont connu leurs lots de remplacements, autant parmi les solistes que dans le chœur et dans l’orchestre. Etant à Lille pour la création de Like Flesh de Sivan Eldar (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/01/avec-like-flesh-de-sivan-eldar-et.html), je n’ai pas pu assister à la première des Noces placée le même soir, tandis que celle à laquelle je devais me rendre, mardi 25 janvier, était annulée, j’ai dû attendre le 1er février pour assister au spectacle. Et pour conforter les menaces sanitaires qui ne cessent de peser sur les représentations, l’on relève ce soir-là le port de masques FFP2 par les choristes, ainsi que par un certain nombre de solistes, dont le Comte, la Comtesse, Marcelline, Bartolo… Ce qui augure mal de ce qui allait s’ensuivre. Et en effet, les déséquilibres se sont avérés flagrants. Malgré ce report en effet, la distribution était de nouveau modifiée. Ainsi n’ai-je pu entendre le Comte de Peter Mattei, mais celui de Christopher Maltman, qui excelle dans ce rôle après avoir conquis le public dans Œdipe d’Enesco à Bastille en septembre dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2021/09/dipe-de-georges-enesco-fait-enfin.html).

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Le Nozze di Figaro. Photo : (c) Vincent Pontet

Malgré le masque, sa voix demeure puissante et colorée, son articulation claire, mais il est meilleur encore parce que libre de toute entrave dans son récitatif et air du troisième acte « Hai già vinta la causa ?... Vedrò mentr’io sospiro » pour lequel il a la bonne idée de retirer son masque, profitant du fait qu’il est seul en scène. Ce qui n’est jamais le cas de Maria Berngtsson, masquée du début à la fin, quelle que soit sa situation, entourée ou solitaire dans sa loge, si bien qu’elle est continuellement inaudible et incompréhensible. A l’instar de Dorothea Röschmann en Marcelline, et James Creswell en Bartolo, tandis que Christophe Mortagne, qui campe les rôles de Basilio et de Curzio, se bat avec la justesse. Luca Pisaroni est un Figaro trop discret et falot, tandis que Ying Fang est une Suzanne rayonnante et Léa Desardes est un Cherubino déluré et entreprenant.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Le Nozze di Figaro. Ying Fang (Suzanne), Maria Bengtsson (la Comtesse). Photo : (c) Vincent Pontet

Mais là où le bât blesse le plus, c’est dans la fosse. Gustavo Dudamel surprend par le manque de souplesse, de luminosité, de dynamisme, d’énergie, de sensualité de sa conception, des contrastes et une musicalité atones, la fadeur des couleurs de son orchestre, qui n’est en aucun cas de la responsabilité des musiciens de l’Opéra, en dépit de plusieurs changements de titulaires parmi les pupitres solistes, particulièrement du côté des instruments à vent. 

Bruno Serrou


vendredi 4 février 2022

Tristan Murail, héros des 32e Présences de Radio France pour ses 75 ans

Tristan Murail (né en 1947). Photo : DR

Radio France célèbre du 8 au 13 février les 75 ans de l’un des compositeurs les plus marquants de notre temps, Tristan Murail

« Un compositeur ne peut se satisfaire de l’œuvre qu’il vient d’achever, confie Tristan Murail. Il doit se dire qu’il fera mieux la prochaine fois. Aujourd’hui, je m’intéresse surtout à la forme psychologique ou la psychologie de la forme, comment communiquer avec l’auditeur, la gestion du temps. Au-delà de la technique, je m’attache au discours, au traitement du timbre, de l’harmonie, pas seulement les couleurs mais aussi les processus formels. Avec ces outils, je crée des pièces qui suscitent des échos chez l’auditeur sans penser aux modes, ma préoccupation étant de créer l’intemporel. »

Né en 1947 au Havre, dans les ruines des bombardements alliés, Tristan Murail est marqué par l’élément liquide. Enseignant 15 ans aux Etats-Unis, il s’installe au bord d’un étang non loin de New York. Plus ou moins consciemment, l’eau est très présente dans sa musique. « Bien que je vive depuis 2011 sur les terres arides du Luberon, elle est toujours en moi. Ainsi, dans Résurgences pour piano que je viens d’écrire, je fais allusion à Fontaine de Vaucluse, où la résurgence de La Sorgue est incroyable. Avec Les jeux d’eau de la villa d’Este, les sources de cette pièce sont visuelles et sonores. »

Chef de file du mouvement spectral aux côtés de Gérard Grisey avec qui il était pensionnaire de la Villa Médicis à Rome au début des années 1970, co-fondateur de l’ensemble L’Itinéraire, Murail est plus joué à l’étranger qu’en France. Son enseignement est couru par les jeunes compositeurs du monde, des Etats-Unis à la Chine, en passant par Salzbourg, plusieurs étant joués à Présences. « Je me demande si ce fut un mouvement, dit-il cependant. Certains de ceux qui se sont plus ou moins associés à L’Itinéraire avaient des préoccupations comparables pas forcément spectrales mais axées sur le son base de l’écriture et non pas des symboles comme les notes. Chacun avait sa propre approche. Hugues Dufourt par exemple n’est pas selon moi un spectral, mais il partage avec nous cette proximité du phénomène sonore. Sinon, les techniques vraiment spectrales, c’est-à-dire analyse, synthèse/resynthèse des sons, dérivation des structures harmoniques, je les partageais avec Gérard Grisey, puis nos cadets s’y sont intéressés… »

Parmi ses quatre vingt huit œuvres, vingt-huit dont quatre premières mondiales sont programmées à Présences, soit plus de trente pour cent de son catalogue. La création la plus développée est le Concerto pour piano pour François-Frédéric Guy. Fruit d’une commande de la NDR/Elbe Philharmonie, Radio France, NHK, BBC achevée en 2020, la première est finalement donnée à Paris le 13 février. A 75 ans en mars, Tristan Murail est enfin célébré par Radio France pour un hommage que ce compositeur qui a profondément marqué la musique de notre temps mérite amplement, onze ans après l’IRCAM, où il a enseigné, et plus de quatre ans après le Festival Messiaen.

Bruno Serrou

1) Radio France, du 8 au 13 février 2022. Rés. : 01.56.40.15.16. maisondelaradio.fr. Master classes, colloque, concert Conservatoire de Paris (CNSMDP) les 4 et 5 février 2022. A lire : Gaëtan Puaud, Tristan Murail, des sons et des sentiments (Editions Aedam Musicae, 264 p., 2022, 27 €). A paraître un CD de François Frédéric Guy mettant en regard le piano de Tristan Murail et celui de Claude Debussy, Révolutions (1 CD la dolce volta)


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Entretien avec Tristan Murail


Tristan Murail et Bruno Serrou durant le colloque du Festival Messiaen au Pays de La Meije, en juillet 2017. Photo : (c) Véronique Lentieul


Bruno Serrou : Depuis votre départ en 2011 des Etats-Unis, où vous avez travaillé quatorze ans, l’enseignement ne vous manque-t-il pas ? 

Tristan Murail : Non, car je continue d’enseigner. Après  New York,  j’ai été trois ans et demi professeur invité au Mozarteum de Salzbourg. Actuellement je suis professeur invité au Conservatoire de Shanghai. Certes, depuis deux ans mes cours se déroulent en ligne via Internet, mais avant la pandémie j’y allais deux fois par an. Cet enseignement a la forme de master classes, il ne s’agit donc pas de suivi d’élèves. Le nombre d’étudiants en composition à l’Université de Shanghai s’élèverait à deux cents, d’après le rectorat, tous niveaux confondus. 


B. S. : Que deviennent ces étudiants ? 

T. M. : Beaucoup abandonnent en cours de route. Ils s’inscrivent en licence et ils ne poursuivent pas forcément le cursus. Enfin je dis « ils », or ce sont plutôt « elles » en général… Beaucoup de filles, en fait. Certains persévèrent jusqu’aux plus hauts degrés de la hiérarchie des diplômes. Deux de mes ex-élèves de Shanghai ont chacune une pièce jouée à Présences, en plus de Lisa Lin, qui est Australienne, Chou Hai, avec une pièce pour violoncelle commandée par Radio France et créée par la violoncelliste Marie Ythier, et Ding Lanqing. 


B. S. : Le fait d’enseigner est-il important pour vous ? 

T. M. : Oui, l’enseignement me permet de garder le contact avec les jeunes générations. Parfois cela m’oblige aussi à clarifier ma pensée. J’ai toujours besoin de cette activité. 


B. S. : Vous n’enseignez pas en France ? 

T. M. : Non... 


B. S. : Vous êtes très présent sur le plan international, mais moins en France. Comment vous expliquez-vous cette situation ? Il y a eu le Festival Agora de l’IRCAM en 2010, puis le Festival Messiaen au Pays de La Meije en 2017, et en ce mois de février 2022 il y a Présences de Radio France, mais vous êtes plus régulièrement joué à l’étranger qu’en France. 

T. M. : Statistiquement oui, c’est incontestable. Ce qui est peut-être normal. En fait, dès le début de ma « carrière » j’ai reçu des commandes de l’étranger. Mes premières grandes pièces ont été commandées par l’Allemagne, l’Angleterre, le Japon, les Etats-Unis... 


B. S. : Vous êtes généralement reconnu comme pianiste de bon niveau, excellent ondiste, pourquoi n’avez-vous pas fait une carrière d’interprète parallèlement à la composition ? 

T. M. : Détrompez-vous, je ne suis pas excellent pianiste, je suis un pianiste amateur. Je n’ai pas non plus les capacités nécessaires pour être chef d’orchestre. J’ai joué des ondes Martenot en effet, mais ce n’était pas une carrière, et je ne l’avais jamais envisagé, c’est le fruit du hasard, mais il est vrai que cela m’a donné l’occasion de jouer avec les grands orchestres du monde, d’être au plus près des musiciens, mais ce n’est pas toujours une expérience positive, car parfois l’on voit des choses qui ne sont pas forcément agréables, comme les conflits entre les chefs et les orchestres, mais aussi le contraire, l’osmose totale. 


B. S. : Que reste-t-il aujourd’hui du mouvement spectral dont vous êtes l’un des initiateurs ? 

T. M. : Je me demande si cela a été un mouvement, en fait. Je pense que ce concept est une simplification plus ou moins journalistique trouvée par Hugues Dufourt, mais cela n’en fait pas un mouvement, c’est à dire qu’il y avait un certain nombre de gens plus ou moins associés à L’Itinéraire qui avaient des préoccupations communes pas forcément spectrales, d’ailleurs. Les préoccupations communes étaient l’approche du son, le son comme base de l’écriture musicale, le son et non pas les symboles comme les notes. Chacun avait son approche de la question. Je pense par exemple qu’Hugues Dufourt n’est pas un compositeur spectral, mais il partageait avec nous et il partage encore cette proximité avec le phénomène sonore. Sinon, sur un plan plus technique vraiment spectrale, c’est-à-dire analyse, resynthèse, ou bien analyse des sons et dérivation des structures harmoniques, je le partageais d’abord avec Gérard Grisey, puis une génération de jeunes compositeurs qui s’y sont intéressés à leur tour.


B. S. : Il y a eu Philippe Hurel, Marc-André Dalbavie… 

T. M. : Philippe Hurel a été mon élève pendant un an. Je lui avais transmis ce que je faisais à l’époque, ainsi qu’à Marc-André Dalbavie et quelques autres. Actuellement, d’autres compositeurs sont très attirés par ces techniques, mais ils en font leur propre musique. C’est ce qui me conduit à dire que ce n’est pas vraiment un mouvement. 


B. S. : Aujourd’hui il y a les bruitistes, les saturationnistes qui se focalisent aussi sur le son 

T. M. : Oui, c’est un fait. 


B. S. : Les considérez-vous dans votre héritage ? 

T. M. : C’est à eux de le dire. Il est vrai que l’une des bases de notre approche était de considérer que tout son peut être musical. Après, c’était d’abord une question de connaissance de la nature des sons, puis d’organisation. 


B. S. : Cela a-t-il fait partie de votre réflexion à l’époque de votre résidence à la Villa Médicis à Rome, où est-ce l’informatique qui vous a ouvert les champs d’investigation ? 

T. M. : L’informatique a permis d’aller beaucoup plus loin dans notre démarche, qui a été entreprise avant le développement de l’informatique musicale. Mais nous n’avions pas les outils pour aller plus loin. Par exemple, si vous prenez le cycle des Espaces acoustiques de Gérard Grisey, il a tout fait « à la main » si je puis dire. Cette œuvre est censée être fondée sur une analyse de trombone, alors qu’en en fait Grisey est parti d’un élément qu’il avait trouvé dans un livre. Ce qui n’a rien de très précis. Simplement parce qu’à l’époque nous ne disposions pas des moyens nécessaires pour trouver les informations ou faire soi-même les analyses. Ce qui est venu plus tard. 


B. S. : La fondation de l’IRCAM a-t-elle été une étape importante dans votre quête ? 

T. M. : La fondation de l’IRCAM en tant que telle, non, mais trois ans plus tard, oui, parce qu’en 1980 l’IRCAM a organisé un séminaire ouvert aux compositeurs plus ou moins pensé pour notre propre usage de membres de L’Itinéraire. Il y a eu une négociation avec Nicolas Snowman, directeur artistique de l’IRCAM, et d’autres collaborateurs de l’Institut qui nous ont proposé ce projet. C’était un peu une « réconciliation » [rires][i]. Pendant cette période de trois ans qui a précédé ce séminaire, nous avions l’impression que Pierre Boulez allait tout rafler, alors qu’en fait je crois que cela n’a jamais été son intention réelle. Peut-être les gens autour de lui, mais pas lui. Je n’ai jamais eu de problèmes avec lui, au contraire. La première structure de l’IRCAM ne pouvait pas fonctionner. Je l’avais dit au directeur de la Musique de l’époque, Jean Maheu, qui vient de mourir. C’était un certain nombre de personnes qui gravitaient autour de Boulez et qui… comme cela arrive souvent… étaient plus royalistes que le roi… Le milieu culturel parisien, jusqu’à des revues musicales comme Musique en Jeu


B. S. : Que pensez-vous de L’Itinéraire d’aujourd’hui, quarante-neuf ans après sa fondation ? 

T. M. : Il faut hélas reconnaître qu’il avait fini par tomber très bas, et l’un de ses derniers directeurs a laissé de lourdes dettes. Le collectif nous a un peu échappé, en fait. Mais les musiciens se sont rebellés, et ils ont su reprendre la main. Maintenant c’est très bien, le collectif est devenu collégial, avec une altiste colombienne, Lucia Peralta, un compositeur, Grégoire Lorieux, qui travaille aussi à l’IRCAM, le pianiste japonais Fuminori Tanada, et autour d’eux tout un groupe de jeunes interprètes, qui sont tous très bien. Nous avons travaillé ensemble voilà déjà trois ans. Nous avons donné le cycle Portulan que nous avons créé au Festival Eclat de Stuttgart. Ils sont à Présences. 


B. S. : Dans une interview que vous avez accordée à Arnaud Merlin pour le festival Présences, vous dites que les Etats-Unis d’Amérique vous ont apporté une « distanciation ». Qu’entendez-vous par ce mot ? 

T. M. : Peut-être par rapport à la scène française… 


B. S. : Vous êtes né au Havre, au bord de la mer, et aux Etats-Unis vous vous êtes installé dans l’Etat de New York au bord d’un lac. L’eau, l’élément liquide sont très présents dans votre musique. 

T. M. : L’eau fait partie des phénomènes naturels intéressants. Mais là où je vis actuellement, dans le Luberon, il n’y a pas d’eau. Je suis plutôt au sec, entouré de terres arides. Ce sont les hasards de la vie, cela dépend des maisons que l’on trouve. Sur la côte est des Etats-Unis nous avons choisi la maison, pas le lac, enfin l’étang… 


B. S. : Vous avez donc pris désormais une certaine distanciation par rapport à l’eau, qui reste néanmoins présente dans votre esprit… 

T. M. : Oui, l’eau est toujours présente, plus ou moins consciemment, ce l’attestent les pièces pour piano que je viens d’écrire et que j’ai intitulées Résurgences. Il s’agit là d’une référence à la commune de Fontaine de Vaucluse, la « résurgence » de La Sorgue. Le phénomène est absolument incroyable. Les sources de la pièce sont d’une part ce côté à la fois visuel et sonore, et d’autre part Jeux d’eau à la villa d’Este de Franz Liszt. 


B. S. : Que pensez-vous de la situation de la création musicale aujourd’hui ? 

T. M. : Ce n’est pas seulement la musique contemporaine, mais la musique en général qui est en mauvaise posture… L’inculture musicale est effrayante. Par exemple, sur une antenne comme France Culture, l’environnement sonore est épouvantable. Mon premier concert retransmis à la radio l’a été sur France Culture. C’était en 1969, Couleur de Mer - déjà l’eau -, commande de la Maison de la Culture du Havre, que l’ensemble Musique Vivante de Diego Masson a créée. France Culture ne joue plus son rôle. Mais c’est pire que cela, c’est-à-dire que tout l’accompagnement sonore de France Culture est un désastre. C’est boum-boum-boum toute la journée, alors que les émissions sont généralement très intéressantes, mais elles sont interrompues au milieu du propos par une chanson américaine où un rap qui n’a rien à voir avec le sujet. Ce qui dit combien ceux qui s’occupent de la programmation sonore au sein des émissions sont musicalement analphabètes. 


B. S. : Pourtant les conservatoires sont pleins… 

T. M. : Oui, c’est exactement ce que je constate aussi. Y compris les classes de composition… 


B. S. : C’est pourquoi je vous ai demandé plus haut ce que deviennent ces apprentis-compositeurs, considérant qu’il n’y a plus guère de débouchés pour eux… 

T. M. : Eh bien… Par exemple en France énormément de petits ensembles se dédient à la musique contemporaine. Avant, il y en avait très peu, ce qui nous a poussé à fonder L’Itinéraire. Maintenant il y en a beaucoup, et de très bon niveau. Il y a donc des débouchés, des concerts. Mais ces ensembles n’ont pas d’argent. L’autre phénomène vraiment inquiétant est l’amalgame fait entre la vraie création, la musique écrite sur partition, et les événementiels, les trucs plus ou moins improvisés, plus ou moins amateurs… C’est très bien, mais il ne faut pas que cela prenne la place de la musique vraiment créatrice. Je pense par exemple au tournant pris par le festival Musica à Strasbourg, par le GMEM de Marseille... Cela devient de l’amateurisme médiocre. Or, un festival de musique contemporaine n’est pas une Maison des Jeunes et de la Culture (MJC), c’est autre chose. Il y a désormais un dévoiement des ressources et des subventions. Et comme les politiques ne comprennent pas, leur seul critère est qu’il va y avoir ou non du public. Nous parlions plus haut de Jean Maheu, je me souviens d’une discussion avec lui au cours de laquelle il soutenait qu’il fallait du public avant tout, et je lui disais « oui mais l’important est que les compositeurs créent des choses. Même s’il y a peu de public ». Mais il ne comprenait pas vraiment ce que je lui disais. 


B. S. : Avec l’arrivée de François Mitterrand à la présidence de la République, les politiques culturelles considérées « élitistes » et classées « de droite », qui avaient été développées par André Malraux et Jacques Duhamel, puis par Michel Guy, ont été condamnées à l’arrivée du parti socialistes aux affaires qui ont détourné le sens même de la culture en partant d’un précepte certes positif et généreux, la Culture pour tous, mais qui amenait le fait culturel non pas par le haut mais vers le bas, décrétant que tout est culture tout en augmentant les budgets pour toucher le plus de monde possible... 

T. M. : C’est exactement ce qui s’est passé. Cela a commencé au temps de Jack Lang. Maintenant, les affaires culturelles sont le petit sucre d’orge qui est donné à n’importe qui… Même les mots ont été galvaudés, musique, concert, compositeur, opus… Le sens des mots est détourné… 


B. S. : Ne pensez-vous pas que depuis la mort de Pierre Boulez il manque à la musique une figure charismatique ? 

T. M. : De telles figures ne s’inventent pas. Pierre Boulez avait aussi son aura parce qu’il était chef d’orchestre. Mais surtout nous étions à l’époque de Georges Pompidou et de son épouse Claude. Des gens qui s’intéressaient à la création artistique. Sa femme, que j’ai rencontrée, assistait à tous les concerts de l’IRCAM et de l’Ensemble Intercontemporain. Après, à l’époque de François Mitterrand, à l’exception de Jack Lang, ce n’était pas si mal non plus. Puis cela s’est délité. Au moins, Mitterrand s’intéressait à la littérature. 


B. S. : Quels sont les outils que vous a apporté Olivier Messiaen, votre maître ? 

T. M. : Pas grand-chose. En fait, il n’enseignait pas vraiment la composition. Ce qui était très intéressant avec lui étaient ses analyses. Il ne disait pas grand-chose sur les pièces que nous lui apportions. Ses analyses d’œuvres étaient riches en enseignements, surtout celles qu’il aimait, Mozart, Debussy, Wagner, Moussorgski, Stravinski…


B. S. : Vous évoquez-là des œuvres du passé, mais son propre travail ? Notamment sur la couleur ? Ne vous a-t-il rien apporté de particulier ? 

T. M. : Je connaissais son travail, je savais les modes, les résonances, mais cela ne répondait pas aux questions que je me posais.


B. S. : György Ligeti, Iannis Xenakis, ces compositeurs qui ont travaillé sur le son, les avez-vous côtoyés ? 

T. M. : Je les ai rencontrés, mais je n’ai pas étudié avec eux… Ils m’indiquaient des directions intéressantes, me montraient que l’on pouvait échapper au dilemme d’un côté musique un peu structuraliste, Boulez et post-Boulez, et de l’autre côté l’improvisation, le happening musical avec John Cage et ses successeurs. Ni l’un ni l’autre ne me satisfaisait. Et je n’étais pas le seul. Mais c’était intéressant. Xenakis avec sa façon de considérer la musique comme une architecture, Ligeti avec sa grande fraîcheur dans le traitement harmonique. 

 

B. S. : Vous dites aussi à Arnaud Merlin « Pierre Boulez, il ne faut surtout pas croire ce qu’il écrit »

T. M. : Je ne pense pas avoir présenté les choses ainsi. Mais ce que je veux dire est qu’il y avait effectivement ce qu’il écrivait et il y a les partitions. Si la musique de Boulez peut être intéressante et belle, ce qu’elle est souvent, ce n’est pas à cause des théories qui sont derrière, mais du fait que Boulez est un grand musicien. Quant à ses écrits littéraires, tranchants et belliqueux, c’était le cas au début. Quand on est jeune on est plus ou moins révolté. J’étais moi-même un peu hargneux [rires]. Il était devenu extrêmement agréable. Quand je l’ai connu il l’était déjà. 


B. S. : Vous avez composé Les Sept Paroles du Christ en Croix. La spiritualité est-elle l’une de vos préoccupations ?  

T. M. : Je n’ai jamais vraiment compris ce que voulait dire « spiritualité ». Je ne suis pas croyant. Il est clair que dans le développement des civilisations les religions ont une part positive, mais elle est parfois négative. Sur le plan de la musique, oui bien sûr il y a eu le chant grégorien mais aussi probablement le développement des formes venues de l’antiquité puis il y a eu parfois des affrontements… Les développements ne sont jamais harmonieux. L’Eglise a aussi joué le rôle de mécène, elle louait les compositeurs, mais ils devenaient aussi des domestiques. Les Sept Paroles sont le fruit d’un projet unique.  


B. S. : Votre évolution de ces dernières années, où en êtes-vous ? Iannis Xenakis me disait qu’il arrêterait de composer le jour où il serait content de ce qu’il avait fait dans l’œuvre qu’il venait d’achever. Qu’en est-il de vous ? 

T. M. : C’est une excellente réponse. Oui, il ne faut jamais être content. Mais toujours se dire « je vais faire mieux la prochaine fois ». Ma quête, disons que depuis pas mal de temps je m’intéresse surtout à ce que j’appellerais la forme psychologique ou la psychologie de la forme, à la question du discours, à la façon de communiquer avec l’auditeur, à la gestion du temps. Nous sommes là à un degré supérieur à celui des techniques spectrales par exemple, nous en arrivons au niveau du discours, les manipulations qu’il est possible de faire sur le plan du timbre ou de l’harmonie. Ce sont des outils, enfin des couleurs que l’on va utiliser ou des processus, par forcément juste les couleurs, qui peuvent être aussi formels. Maintenant j’ai tout cela à ma disposition, et ce qui m’intéresse est de créer des pièces qui évoquent des échos chez les auditeurs et… disons que je ne me soucie pas d’être ou non à la mode, ce qui me motive est plutôt de créer quelque chose de plus intemporel - pour ne pas dire éternel.


B. S. : Votre musique a toujours été expressive. Aujourd’hui plus qu’hier. En avez-vous conscience ? 

T. M. : Disons qu’aujourd’hui je ne crains plus l’expressivité. Oui, elle peut être aussi le but recherché, avoir quelque chose de réellement expressif, ce qui veut dire beaucoup de choses différentes. Mais oui, faire passer des sensations, des sentiments, des affects… On emploie les mots que l’on peut parce qu’en matière de musique on ne dispose pas toujours du vocabulaire adéquat. Notre vocabulaire est emprunté à d’autres disciplines, quand on parle de « paysage sonore », de « langage musical », il ne s’agit pas de langage si l’on n’a pas de paysage. 


B. S. : Vous qui êtes proche de la littérature, notamment en raison de votre proximité familiale avec des écrivains, pourquoi ne vous êtes-vous pas attaché à l’opéra ? 

T. M. : Parce que je n’aime pas beaucoup cette forme. On m’a demandé plusieurs fois d’en composer un. Mais mon refus a plusieurs motivations. Il y a des choses qui me gênent au niveau social et en relation avec les questions d’argent considérables dévolues à ce médium-là au détriment du reste. On peut se demander si tout cela vaut la peine pour une petite série de représentations… Là je rejoins le discours de Jack Lang « pour une petite élite » finalement [sourire]. Parce que les places sont très chères [rire]. Il y a ce côté-là, qui n’est pas très raisonnable. Et actuellement tout le monde écrit des opéras. Ils sont joués une fois, deux fois, trois fois, et c’est terminé.


B. S. : Il y a des exceptions. Par exemple Péter Eötvös, qui en est à une dizaine, et ils sont joués partout. 

T. M. : Je ne sais pas. Mais les dix ne sont probablement pas joués en même temps partout. C’est juste impossible. Il y a en effet des exceptions... Mais je pense à tous mes collègues qui ont écrit un opéra qui sont rarement repris. Et ce n’est pas parce que leurs opéras sont mauvais, au contraire il y en a de très intéressants, c’est juste que l’on n’a pas les moyens nécessaires pour de nouvelles productions. En outre, les directeurs d’opéras veulent tous la création, il est donc difficile d’envisager les coproductions. Une fois la première passée, relayée par les médias, les reprises sont difficiles à envisager ailleurs.


B. S. : Il y a aussi l’environnement, la mise en scène, la scénographie, le chef, les chanteurs, l’orchestre… 

T. M. : La mise en scène n’appartient pas au compositeur. Sauf s’il travaille vraiment avec le metteur en scène en amont. 


B. S. : Que pensez-vous de la situation des compositeurs aujourd’hui ? 

T. M. : Dans mon village provençal, personne ne sait que je suis compositeur de musique. Ce n’est pas plus mal, d’ailleurs. Nous sommes complètement marginaux, c’est clair. Il n’y a presque rien dans les médias. Je me rappelle le milieu des années soixante-dix, quand nous avons commencé L’Itinéraire, après chaque concert il y avait des articles dans quatre ou cinq quotidiens. Après le troisième concert de notre première saison, il y a eu un article à la une du Monde de Jacques Lonchampt. Vous imaginez cela aujourd’hui ? Ce n’est pas la faute des critiques et des journalistes musicaux, mais des politiques rédactionnelles. 


B. S. : Combien de créations présentez-vous à Présences ? 

T. M. : La création la plus développée est le Concerto pour piano donné dans le cadre du dernier concert du festival. Sa genèse a été compliquée. Elle résulte d’une co-commande de plusieurs institutions, Radio France, la NHK de Tokyo, la BBC de Londres, il devait aussi y avoir la NDR de Hambourg avec l’Elbe Philharmonie, qui a lancé le projet avec François-Frédéric Guy. Mais le montage a été retardé pour des questions de programmation à la NDR, la création a donc été attribuée à Tokyo en 2020, mais il y a eu la COVID, qui a de nouveau conduit à des reports, si bien que la création a finalement lieu à Radio France… 


B. S. : J’ai vu dans la programmation que vous rendez des hommages à des compositeurs du passé, comme le fait beaucoup György Kurtag, vous c’est à Franz Liszt, Frédéric Chopin, Robert Schumann, Alexandre Scriabine. Pourquoi de tels projets ? 

T. M. : Je n’appelle pas ces pièces des hommages. A travers ces pièces je m’intéresse à divers traits des compositeurs. Chez Liszt, je m’attache à sa technique pianistique qui est un peu négligée par mes collègues. Je possède des éditions Urtext où l’on voit les doigtés de Liszt lui-même, ce qui est très intéressant parce que ce ne sont pas les doigtés traditionnels, ce qui ouvre des horizons. Je me sers de ce genre de choses. Et je suis aussi captivé par sa construction de la forme musicale, ce dont nous parlions plus haut, c’est-à-dire la transmission des expressions, des sentiments, etc. Pour Scriabine, j’étais fasciné par son poème symphonique Prométhée en particulier. Un peu pour les mêmes raisons que pour Liszt. Le matériau musical est très particulier, très riche, une orchestration vraiment formidable, très complexe, très « moderne », et surtout la forme qui est aussi très complexe, mais tout cela coule parfaitement naturel. Schumann est un projet avec la violoncelliste Marie Ythier, son dessein Schumann/Murail que j’ai trouvé tout d’abord étrange, et qui finalement fonctionne. Pour les mêmes raisons, il y a un certain type de recherche d’expression et un certain type de construction formelle qui dépassent les questions de langage et d’époques. Des pièces sont vraiment étranges, par exemple les Scènes de la forêt. Pour compléter son disque et pour faire un trait d’union, nous avons imaginé, Marie et moi, de réaliser cette transcription des Scènes d’enfant pour piano, flûte et violoncelle. 


B. S. : La transcription ne vous est pas coutumière. 

T. M. : C’est en effet la première fois que j’entreprends un tel travail. C’est aussi la dernière. Il faut avoir de bonnes raisons pour le faire. Il faut que cela ait un sens. Les pages que nous avons choisies dans les Scènes d’enfant de Schumann sont celles dont à mon avis le contenu musical dépasse la réalisation pianistique que Schumann en a faite. Parce que pour lui ces pièces devaient être jouées éventuellement par des enfants, ce qui à mon avis est impossible, sauf par des jeunes Chinois élevés à la baguette à tous les sens du terme [rires]. Donc pour moi c’était un peu comme Les Tableaux d’une exposition de Moussorgski, derrière la partition de piano on voit une musique apte à s’exprimer de façon différente avec toutes les couleurs de l’orchestre. C’est donc dans cet esprit-là que j’ai voulu ces « relectures » dans lesquelles j’ai utilisé des techniques instrumentales très contemporaines, qui n’existaient pas au temps de Schumann. 


B. S. : Continuez-vous à écrire pour le piano solo ? 

T. M. : Oui. Pour ce qui me concerne je réfléchis beaucoup avant d’écrire une pièce.

 

B. S. : Que Radio France vous rende hommage en faisant de vous pendant dix jours la figure centrale de sa programmation avec la diffusion de vos œuvres à travers la France voire au-delà par le biais des ondes de France Musique et de l’UER. Quel effet cela vous fait-il, après Iannis Xenakis, Pierre Boulez, Sofia Gubaïdulina, Luciano Berio, György Ligeti, entre autres ? 

T. M. : C’est peut-être un peu tard, en fait. Mais… Ils devraient faire la même chose plus tôt, dans la vie des compositeurs, à mi-parcours, à cinquante ans. Là, on rattrape ce qui n’a pas été fait, grâce à Pierre Charvet, qui a pris la direction de Présences. Il a clairement donné une nouvelle direction à ce festival en faisant un retour à ses origines. 


B. S. : S’il n’y avait qu’une œuvre de vous qui resterait, laquelle choisiriez-vous ?… 

T. M. : Je ne suis pas très fier en général de mes œuvres… Ce n’est pas le mot qui convient. Je suis plus ou moins content de mes pièces… Aussi, donner un titre d’œuvre plutôt qu’un autre…


B. S. : Combien d’œuvres compte votre catalogue ? 

T. M. : Attendez, je vais vous le dire, c’est dans mon ordinateur… Quatre vingt huit. Le tout est désormais disponible aux Editions Lemoine…


Propos recueilles par Bruno Serrou

jeudi 13 janvier 2022



[i] Au moment de la création de l’IRCAM, en 1976, les relations avec collectif de L’Itinéraire étaient « détestables » rappelle Tristan Murail, qui reconnaît que ce n’était pas du fait de Pierre Boulez, son fondateur, mais de « son entourage », alors que tout devait a priori les réunir, les missions données à l’Institut par son fondateur étant la coordination entre la recherche acoustique (le son) et la composition musicale. Début 1980, l’IRCAM proposait un stage clef en main aux compositeurs de L’Itinéraire, collectif qui donnait un premier concert dans les locaux de la place Stravinsky le 26 janvier 1980