Tristan Murail (né en 1947). Photo : DR
Radio France célèbre du 8 au 13 février les 75 ans
de l’un des compositeurs les plus marquants de notre temps, Tristan Murail« Un compositeur ne peut se
satisfaire de l’œuvre qu’il vient d’achever, confie Tristan Murail. Il doit se
dire qu’il fera mieux la prochaine fois. Aujourd’hui, je m’intéresse surtout à la
forme psychologique ou la psychologie de la forme, comment communiquer avec
l’auditeur, la gestion du temps. Au-delà de la technique, je m’attache au
discours, au traitement du timbre, de l’harmonie, pas seulement les couleurs
mais aussi les processus formels. Avec ces outils, je crée des pièces qui
suscitent des échos chez l’auditeur sans penser aux modes, ma préoccupation étant
de créer l’intemporel. »
Né en 1947 au Havre, dans les
ruines des bombardements alliés, Tristan Murail est marqué par l’élément
liquide. Enseignant 15 ans aux Etats-Unis, il s’installe au bord d’un étang non
loin de New York. Plus ou moins consciemment, l’eau est très présente dans sa
musique. « Bien que je vive depuis 2011 sur les terres arides du Luberon,
elle est toujours en moi. Ainsi, dans Résurgences
pour piano que je viens d’écrire, je fais allusion à Fontaine de Vaucluse, où la
résurgence de La Sorgue est incroyable. Avec Les jeux d’eau de la villa d’Este, les sources de cette pièce sont visuelles
et sonores. »
Chef de file du mouvement
spectral aux côtés de Gérard Grisey avec qui il était pensionnaire de la Villa
Médicis à Rome au début des années 1970, co-fondateur de l’ensemble L’Itinéraire,
Murail est plus joué à l’étranger qu’en France. Son enseignement est couru par
les jeunes compositeurs du monde, des Etats-Unis à la Chine, en passant par
Salzbourg, plusieurs étant joués à Présences. « Je me demande si ce fut un
mouvement, dit-il cependant. Certains de ceux qui se sont plus ou moins
associés à L’Itinéraire avaient des préoccupations comparables pas forcément
spectrales mais axées sur le son base de l’écriture et non pas des symboles
comme les notes. Chacun avait sa propre approche. Hugues Dufourt par exemple
n’est pas selon moi un spectral, mais il partage avec nous cette proximité du
phénomène sonore. Sinon, les techniques vraiment spectrales, c’est-à-dire
analyse, synthèse/resynthèse des sons, dérivation des structures harmoniques,
je les partageais avec Gérard Grisey, puis nos cadets s’y sont
intéressés… »
Parmi ses quatre vingt huit œuvres, vingt-huit dont quatre premières mondiales sont programmées à Présences, soit plus de trente pour cent de son
catalogue. La création la plus développée est le Concerto pour piano pour François-Frédéric Guy. Fruit
d’une commande de la NDR/Elbe Philharmonie, Radio France, NHK, BBC achevée en
2020, la première est finalement donnée à Paris le 13 février. A 75 ans en mars,
Tristan Murail est enfin célébré par Radio France pour un hommage que ce
compositeur qui a profondément marqué la musique de notre temps mérite
amplement, onze ans après l’IRCAM, où il a enseigné, et plus de quatre ans après le
Festival Messiaen.
Bruno Serrou
1) Radio France, du 8 au 13 février 2022.
Rés. : 01.56.40.15.16. maisondelaradio.fr.
Master classes, colloque, concert Conservatoire de Paris (CNSMDP) les 4 et 5 février 2022. A
lire : Gaëtan Puaud, Tristan Murail,
des sons et des sentiments (Editions Aedam Musicae, 264 p., 2022, 27 €). A paraître un CD de François Frédéric Guy mettant en regard le piano de Tristan Murail et celui de Claude Debussy, Révolutions (1 CD la dolce volta)
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°
Entretien avec Tristan
Murail
Tristan Murail et Bruno Serrou durant le colloque du Festival Messiaen au Pays de La Meije, en juillet 2017. Photo : (c) Véronique Lentieul
Bruno Serrou : Depuis votre
départ en 2011 des Etats-Unis, où vous avez travaillé quatorze ans,
l’enseignement ne vous manque-t-il pas ?
Tristan Murail : Non,
car je continue d’enseigner. Après New
York, j’ai été trois ans et demi professeur
invité au Mozarteum de Salzbourg. Actuellement je suis professeur invité au
Conservatoire de Shanghai. Certes, depuis deux ans mes cours se déroulent en
ligne via Internet, mais avant la
pandémie j’y allais deux fois par an. Cet enseignement a la forme de master
classes, il ne s’agit donc pas de suivi d’élèves. Le nombre d’étudiants en
composition à l’Université de Shanghai s’élèverait à deux cents, d’après le
rectorat, tous niveaux confondus.
B. S. : Que deviennent
ces étudiants ?
T. M. :
Beaucoup abandonnent en cours de route. Ils s’inscrivent en licence et ils ne
poursuivent pas forcément le cursus. Enfin je dis « ils », or ce sont
plutôt « elles » en général… Beaucoup de filles, en fait. Certains
persévèrent jusqu’aux plus hauts degrés de la hiérarchie des diplômes. Deux de mes
ex-élèves de Shanghai ont chacune une pièce jouée à Présences, en plus de Lisa
Lin, qui est Australienne, Chou Hai, avec une pièce pour violoncelle commandée
par Radio France et créée par la violoncelliste Marie Ythier, et Ding
Lanqing.
B. S. : Le fait d’enseigner est-il important pour
vous ?
T. M. : Oui, l’enseignement
me permet de garder le contact avec les jeunes générations. Parfois cela m’oblige
aussi à clarifier ma pensée. J’ai toujours besoin de cette activité.
B.
S. : Vous n’enseignez pas en
France ?
T. M. : Non...
B. S. : Vous êtes très présent sur le plan international,
mais moins en France. Comment vous expliquez-vous cette situation ? Il y a
eu le Festival Agora de l’IRCAM en 2010, puis le Festival Messiaen au Pays de La
Meije en 2017, et en ce mois de février 2022 il y a Présences de Radio France,
mais vous êtes plus régulièrement joué à l’étranger qu’en France.
T. M. : Statistiquement oui, c’est
incontestable. Ce qui est peut-être normal. En fait, dès le début de ma
« carrière » j’ai reçu des commandes de l’étranger. Mes premières
grandes pièces ont été commandées par l’Allemagne, l’Angleterre, le Japon, les
Etats-Unis...
B. S. : Vous êtes généralement reconnu comme
pianiste de bon niveau, excellent ondiste, pourquoi n’avez-vous pas fait une
carrière d’interprète parallèlement à la composition ?
T. M. : Détrompez-vous, je ne suis
pas excellent pianiste, je suis un pianiste amateur. Je n’ai pas non plus les
capacités nécessaires pour être chef d’orchestre. J’ai joué des ondes Martenot
en effet, mais ce n’était pas une carrière, et je ne l’avais jamais envisagé,
c’est le fruit du hasard, mais il est vrai que cela m’a donné l’occasion de
jouer avec les grands orchestres du monde, d’être au plus près des musiciens,
mais ce n’est pas toujours une expérience positive, car parfois l’on voit des
choses qui ne sont pas forcément agréables, comme les conflits entre les chefs et
les orchestres, mais aussi le contraire, l’osmose totale.
B. S. : Que reste-t-il aujourd’hui du mouvement
spectral dont vous êtes l’un des initiateurs ?
T. M. : Je me demande si cela a été un mouvement, en fait. Je
pense que ce concept est une simplification plus ou moins journalistique
trouvée par Hugues Dufourt, mais cela n’en fait pas un mouvement, c’est à dire
qu’il y avait un certain nombre de gens plus ou moins associés à L’Itinéraire qui
avaient des préoccupations communes pas forcément spectrales, d’ailleurs. Les préoccupations
communes étaient l’approche du son, le son comme base de l’écriture musicale,
le son et non pas les symboles comme les notes. Chacun avait son approche de la
question. Je pense par exemple qu’Hugues Dufourt n’est pas un compositeur
spectral, mais il partageait avec nous et il partage encore cette proximité
avec le phénomène sonore. Sinon, sur un plan plus technique vraiment spectrale,
c’est-à-dire analyse, resynthèse, ou bien analyse des sons et dérivation des
structures harmoniques, je le partageais d’abord avec Gérard Grisey, puis une
génération de jeunes compositeurs qui s’y sont intéressés à leur tour.
B. S. : Il y a eu Philippe Hurel, Marc-André Dalbavie…
T. M. : Philippe Hurel a
été mon élève pendant un an. Je lui avais transmis ce que je faisais à l’époque,
ainsi qu’à Marc-André Dalbavie et quelques autres. Actuellement, d’autres compositeurs
sont très attirés par ces techniques, mais ils en font leur propre musique.
C’est ce qui me conduit à dire que ce n’est pas vraiment un mouvement.
B. S. : Aujourd’hui il y a les bruitistes, les
saturationnistes qui se focalisent aussi sur le son
T. M. : Oui, c’est un fait.
B. S. : Les considérez-vous dans votre
héritage ?
T. M. :
C’est à eux de le dire. Il est vrai que l’une des bases de notre approche était
de considérer que tout son peut être musical. Après, c’était d’abord une question
de connaissance de la nature des sons, puis d’organisation.
B. S. : Cela a-t-il fait partie de votre réflexion
à l’époque de votre résidence à la Villa Médicis à Rome, où est-ce l’informatique qui
vous a ouvert les champs d’investigation ?
T. M. : L’informatique a permis d’aller beaucoup plus loin
dans notre démarche, qui a été entreprise avant le développement de l’informatique
musicale. Mais nous n’avions pas les outils pour aller plus loin. Par exemple,
si vous prenez le cycle des Espaces acoustiques de Gérard Grisey, il a tout
fait « à la main » si je puis dire. Cette œuvre est censée être fondée
sur une analyse de trombone, alors qu’en en fait Grisey est parti d’un élément
qu’il avait trouvé dans un livre. Ce qui n’a rien de très précis. Simplement
parce qu’à l’époque nous ne disposions pas des moyens nécessaires pour trouver
les informations ou faire soi-même les analyses. Ce qui est venu plus tard.
B. S. : La fondation de l’IRCAM a-t-elle été une
étape importante dans votre quête ?
T. M. : La fondation de l’IRCAM en tant que telle, non, mais
trois ans plus tard, oui, parce qu’en 1980 l’IRCAM a organisé un séminaire
ouvert aux compositeurs plus ou moins pensé pour notre propre usage de membres
de L’Itinéraire. Il y a eu une négociation avec Nicolas Snowman, directeur
artistique de l’IRCAM, et d’autres collaborateurs de l’Institut qui nous ont
proposé ce projet. C’était un peu une « réconciliation » [rires][i].
Pendant cette période de trois ans qui a précédé ce séminaire, nous avions
l’impression que Pierre Boulez allait tout rafler, alors qu’en fait je crois
que cela n’a jamais été son intention réelle. Peut-être les gens autour de lui,
mais pas lui. Je n’ai jamais eu de problèmes avec lui, au contraire. La
première structure de l’IRCAM ne pouvait pas fonctionner. Je l’avais dit au
directeur de la Musique de l’époque, Jean Maheu, qui vient de mourir. C’était
un certain nombre de personnes qui gravitaient autour de Boulez et qui… comme
cela arrive souvent… étaient plus royalistes que le roi… Le milieu culturel parisien,
jusqu’à des revues musicales comme Musique
en Jeu…
B. S. : Que pensez-vous de L’Itinéraire d’aujourd’hui, quarante-neuf
ans après sa fondation ?
T.
M. : Il faut hélas reconnaître qu’il avait fini par tomber très bas,
et l’un de ses derniers directeurs a laissé de lourdes dettes. Le collectif
nous a un peu échappé, en fait. Mais les musiciens se sont rebellés, et ils ont
su reprendre la main. Maintenant c’est très bien, le collectif est devenu
collégial, avec une altiste colombienne, Lucia Peralta, un compositeur,
Grégoire Lorieux, qui travaille aussi à l’IRCAM, le pianiste japonais Fuminori
Tanada, et autour d’eux tout un groupe de jeunes interprètes, qui sont tous
très bien. Nous avons travaillé ensemble voilà déjà trois ans. Nous avons donné
le cycle Portulan que nous avons créé
au Festival Eclat de Stuttgart. Ils sont à Présences.
B. S. : Dans une interview que vous avez accordée
à Arnaud Merlin pour le festival Présences, vous dites que les Etats-Unis
d’Amérique vous ont apporté une « distanciation ». Qu’entendez-vous
par ce mot ?
T. M. : Peut-être
par rapport à la scène française…
B. S. : Vous êtes né au Havre, au bord de la mer,
et aux Etats-Unis vous vous êtes installé dans l’Etat de New York au bord d’un
lac. L’eau, l’élément liquide sont très présents dans votre musique.
T. M. : L’eau fait partie des
phénomènes naturels intéressants. Mais là où je vis actuellement, dans le Luberon,
il n’y a pas d’eau. Je suis plutôt au sec, entouré de terres arides. Ce sont
les hasards de la vie, cela dépend des maisons que l’on trouve. Sur la côte est
des Etats-Unis nous avons choisi la maison, pas le lac, enfin l’étang…
B. S. : Vous avez donc pris désormais une certaine
distanciation par rapport à l’eau, qui reste néanmoins présente dans votre
esprit…
T. M. : Oui, l’eau
est toujours présente, plus ou moins consciemment, ce l’attestent les pièces
pour piano que je viens d’écrire et que j’ai intitulées Résurgences. Il s’agit là d’une référence à la commune de Fontaine
de Vaucluse, la « résurgence » de La Sorgue. Le phénomène est absolument
incroyable. Les sources de la pièce sont d’une part ce côté à la fois visuel et
sonore, et d’autre part Jeux d’eau à la villa d’Este de Franz Liszt.
B. S. : Que pensez-vous de la situation de la création musicale aujourd’hui ?
T. M. : Ce n’est pas
seulement la musique contemporaine, mais la musique en général qui est en mauvaise
posture… L’inculture musicale est effrayante. Par exemple, sur une antenne
comme France Culture, l’environnement sonore est épouvantable. Mon premier
concert retransmis à la radio l’a été sur France Culture. C’était en 1969, Couleur de Mer - déjà l’eau -,
commande de la Maison de la Culture du Havre, que l’ensemble Musique Vivante de
Diego Masson a créée. France Culture ne joue plus son rôle. Mais c’est pire que
cela, c’est-à-dire que tout l’accompagnement sonore de France Culture est un désastre.
C’est boum-boum-boum toute la journée, alors que les émissions sont
généralement très intéressantes, mais elles sont interrompues au milieu du
propos par une chanson américaine où un rap qui n’a rien à voir avec le sujet.
Ce qui dit combien ceux qui s’occupent de la programmation sonore au sein des
émissions sont musicalement analphabètes.
B. S. : Pourtant les conservatoires sont pleins…
T. M. : Oui, c’est exactement ce
que je constate aussi. Y compris les classes de composition…
B. S. : C’est pourquoi je vous ai demandé plus
haut ce que deviennent ces apprentis-compositeurs, considérant qu’il n’y a plus
guère de débouchés pour eux…
T.
M. : Eh bien… Par exemple en France énormément de petits ensembles se
dédient à la musique contemporaine. Avant, il y en avait très peu, ce qui nous
a poussé à fonder L’Itinéraire. Maintenant il y en a beaucoup, et de très bon
niveau. Il y a donc des débouchés, des concerts. Mais ces ensembles n’ont pas
d’argent. L’autre phénomène vraiment inquiétant est l’amalgame fait entre la
vraie création, la musique écrite sur partition, et les événementiels, les
trucs plus ou moins improvisés, plus ou moins amateurs… C’est très bien, mais
il ne faut pas que cela prenne la place de la musique vraiment créatrice. Je pense
par exemple au tournant pris par le festival Musica à Strasbourg, par le GMEM
de Marseille... Cela devient de l’amateurisme médiocre. Or, un festival de
musique contemporaine n’est pas une Maison des Jeunes et de la Culture (MJC),
c’est autre chose. Il y a désormais un dévoiement des ressources et des
subventions. Et comme les politiques ne comprennent pas, leur seul critère
est qu’il va y avoir ou non du public. Nous parlions plus haut de Jean Maheu,
je me souviens d’une discussion avec lui au cours de laquelle il soutenait qu’il
fallait du public avant tout, et je lui disais « oui mais l’important est
que les compositeurs créent des choses. Même s’il y a peu de public ».
Mais il ne comprenait pas vraiment ce que je lui disais.
B. S. : Avec l’arrivée de François Mitterrand à la présidence de la
République, les politiques culturelles considérées « élitistes » et classées
« de droite », qui avaient été développées par André Malraux et
Jacques Duhamel, puis par Michel Guy, ont été condamnées à l’arrivée du parti
socialistes aux affaires qui ont détourné le sens même de la culture en partant
d’un précepte certes positif et généreux, la Culture pour tous, mais qui amenait
le fait culturel non pas par le haut mais vers le bas, décrétant que tout est
culture tout en augmentant les budgets pour toucher le plus de monde possible...
T. M. : C’est exactement ce
qui s’est passé. Cela a commencé au temps de Jack Lang. Maintenant, les
affaires culturelles sont le petit sucre d’orge qui est donné à n’importe qui… Même
les mots ont été galvaudés, musique, concert, compositeur, opus… Le sens des
mots est détourné…
B. S. : Ne pensez-vous pas que depuis la mort de
Pierre Boulez il manque à la musique une figure charismatique ?
T. M. : De telles figures ne
s’inventent pas. Pierre Boulez avait aussi son aura parce qu’il était chef
d’orchestre. Mais surtout nous étions à l’époque de Georges Pompidou et de son
épouse Claude. Des gens qui s’intéressaient à la création artistique. Sa femme,
que j’ai rencontrée, assistait à tous les concerts de l’IRCAM et de l’Ensemble
Intercontemporain. Après, à l’époque de François Mitterrand, à l’exception de
Jack Lang, ce n’était pas si mal non plus. Puis cela s’est délité. Au moins,
Mitterrand s’intéressait à la littérature.
B. S. : Quels sont les outils que vous a apporté
Olivier Messiaen, votre maître ?
T.
M. : Pas grand-chose. En fait, il n’enseignait pas vraiment la
composition. Ce qui était très intéressant avec lui étaient ses analyses. Il ne
disait pas grand-chose sur les pièces que nous lui apportions. Ses analyses
d’œuvres étaient riches en enseignements, surtout celles qu’il aimait, Mozart,
Debussy, Wagner, Moussorgski, Stravinski…
B. S. : Vous évoquez-là des œuvres du passé, mais
son propre travail ? Notamment sur la couleur ? Ne vous a-t-il rien apporté
de particulier ?
T. M. :
Je connaissais son travail, je savais les modes, les résonances, mais cela ne
répondait pas aux questions que je me posais.
B. S. : György Ligeti, Iannis Xenakis, ces
compositeurs qui ont travaillé sur le son, les avez-vous côtoyés ?
T. M. : Je les ai rencontrés, mais
je n’ai pas étudié avec eux… Ils m’indiquaient des directions intéressantes, me
montraient que l’on pouvait échapper au dilemme d’un côté musique un peu
structuraliste, Boulez et post-Boulez, et de l’autre côté l’improvisation, le happening
musical avec John Cage et ses successeurs. Ni l’un ni l’autre ne me
satisfaisait. Et je n’étais pas le seul. Mais c’était intéressant. Xenakis avec
sa façon de considérer la musique comme une architecture, Ligeti avec sa grande
fraîcheur dans le traitement harmonique.
B. S. : Vous dites aussi à Arnaud Merlin « Pierre
Boulez, il ne faut surtout pas croire ce qu’il écrit »
T.
M. : Je ne pense pas avoir présenté les choses ainsi. Mais ce que je
veux dire est qu’il y avait effectivement ce qu’il écrivait et il y a les
partitions. Si la musique de Boulez peut être intéressante et belle, ce qu’elle
est souvent, ce n’est pas à cause des théories qui sont derrière, mais du fait que
Boulez est un grand musicien. Quant à ses écrits littéraires, tranchants et belliqueux,
c’était le cas au début. Quand on est jeune on est plus ou moins révolté.
J’étais moi-même un peu hargneux [rires]. Il était devenu extrêmement agréable.
Quand je l’ai connu il l’était déjà.
B. S. : Vous avez composé Les
Sept Paroles du Christ en
Croix. La spiritualité est-elle l’une
de vos préoccupations ?
T. M. : Je n’ai jamais vraiment
compris ce que voulait dire « spiritualité ». Je ne suis pas croyant.
Il est clair que dans le développement des civilisations les religions ont une
part positive, mais elle est parfois négative. Sur le plan de la musique, oui
bien sûr il y a eu le chant grégorien mais aussi probablement le développement
des formes venues de l’antiquité puis il y a eu parfois des affrontements… Les
développements ne sont jamais harmonieux. L’Eglise a aussi joué le rôle de
mécène, elle louait les compositeurs, mais ils devenaient aussi des domestiques.
Les Sept Paroles sont le
fruit d’un projet unique.
B. S. : Votre évolution de ces dernières années,
où en êtes-vous ? Iannis Xenakis me disait qu’il arrêterait de composer le
jour où il serait content de ce qu’il avait fait dans l’œuvre qu’il venait d’achever.
Qu’en est-il de vous ?
T.
M. : C’est une excellente réponse. Oui, il ne faut jamais être
content. Mais toujours se dire « je vais faire mieux la prochaine
fois ». Ma quête, disons que depuis pas mal de temps je m’intéresse surtout
à ce que j’appellerais la forme psychologique ou la psychologie de la forme, à
la question du discours, à la façon de communiquer avec l’auditeur, à la
gestion du temps. Nous sommes là à un degré supérieur à celui des techniques
spectrales par exemple, nous en arrivons au niveau du discours, les
manipulations qu’il est possible de faire sur le plan du timbre ou de l’harmonie.
Ce sont des outils, enfin des couleurs que l’on va utiliser ou des processus,
par forcément juste les couleurs, qui peuvent être aussi formels. Maintenant
j’ai tout cela à ma disposition, et ce qui m’intéresse est de créer des pièces
qui évoquent des échos chez les auditeurs et… disons que je ne me soucie pas d’être
ou non à la mode, ce qui me motive est plutôt de créer quelque chose de plus
intemporel - pour ne pas dire éternel.
B. S. : Votre musique a toujours été expressive.
Aujourd’hui plus qu’hier. En avez-vous conscience ?
T. M. : Disons qu’aujourd’hui je
ne crains plus l’expressivité. Oui, elle peut être aussi le but recherché, avoir
quelque chose de réellement expressif, ce qui veut dire beaucoup de choses
différentes. Mais oui, faire passer des sensations, des sentiments, des affects…
On emploie les mots que l’on peut parce qu’en matière de musique on ne dispose
pas toujours du vocabulaire adéquat. Notre vocabulaire est emprunté à d’autres
disciplines, quand on parle de « paysage sonore », de « langage
musical », il ne s’agit pas de langage si l’on n’a pas de paysage.
B. S. : Vous qui êtes proche de la littérature,
notamment en raison de votre proximité familiale avec des écrivains, pourquoi
ne vous êtes-vous pas attaché à l’opéra ?
T. M. : Parce que je n’aime pas beaucoup cette forme. On m’a
demandé plusieurs fois d’en composer un. Mais mon refus a plusieurs motivations.
Il y a des choses qui me gênent au niveau social et en relation avec les
questions d’argent considérables dévolues à ce médium-là au détriment du reste.
On peut se demander si tout cela vaut la peine pour une petite série de
représentations… Là je rejoins le discours de Jack Lang « pour une petite
élite » finalement [sourire]. Parce que les places sont très chères [rire].
Il y a ce côté-là, qui n’est pas très raisonnable. Et actuellement tout le
monde écrit des opéras. Ils sont joués une fois, deux fois, trois fois, et
c’est terminé.
B. S. : Il y a des exceptions. Par exemple Péter
Eötvös, qui en est à une dizaine, et ils sont joués partout.
T. M. : Je ne sais pas. Mais les
dix ne sont probablement pas joués en même temps partout. C’est juste impossible.
Il y a en effet des exceptions... Mais je pense à tous mes collègues qui ont
écrit un opéra qui sont rarement repris. Et ce n’est pas parce que leurs opéras
sont mauvais, au contraire il y en a de très intéressants, c’est juste que l’on
n’a pas les moyens nécessaires pour de nouvelles productions. En outre, les
directeurs d’opéras veulent tous la création, il est donc difficile d’envisager
les coproductions. Une fois la première passée, relayée par les médias, les
reprises sont difficiles à envisager ailleurs.
B. S. : Il y a aussi l’environnement, la mise en
scène, la scénographie, le chef, les chanteurs, l’orchestre…
T. M. : La mise en scène n’appartient
pas au compositeur. Sauf s’il travaille vraiment avec le metteur en scène en
amont.
B. S. : Que pensez-vous de la situation des
compositeurs aujourd’hui ?
T.
M. : Dans mon village provençal, personne ne sait que je suis
compositeur de musique. Ce n’est pas plus mal, d’ailleurs. Nous sommes
complètement marginaux, c’est clair. Il n’y a presque rien dans les médias. Je
me rappelle le milieu des années soixante-dix, quand nous avons commencé
L’Itinéraire, après chaque concert il y avait des articles dans quatre ou cinq
quotidiens. Après le troisième concert de notre première saison, il y a eu un
article à la une du Monde de Jacques
Lonchampt. Vous imaginez cela aujourd’hui ? Ce n’est pas la faute des
critiques et des journalistes musicaux, mais des politiques rédactionnelles.
B. S. : Combien de créations présentez-vous à
Présences ?
T. M. : La
création la plus développée est le Concerto
pour piano donné dans le cadre du dernier concert du festival. Sa genèse
a été compliquée. Elle résulte d’une co-commande de plusieurs institutions,
Radio France, la NHK de Tokyo, la BBC de Londres, il devait aussi y avoir la NDR
de Hambourg avec l’Elbe Philharmonie, qui a lancé le projet avec
François-Frédéric Guy. Mais le montage a été retardé pour des questions de programmation
à la NDR, la création a donc été attribuée à Tokyo en 2020, mais il y a eu la
COVID, qui a de nouveau conduit à des reports, si bien que la création a
finalement lieu à Radio France…
B. S. : J’ai vu dans la programmation que vous
rendez des hommages à des compositeurs du passé, comme le fait beaucoup György
Kurtag, vous c’est à Franz Liszt, Frédéric Chopin, Robert Schumann, Alexandre Scriabine.
Pourquoi de tels projets ?
T.
M. : Je n’appelle pas ces pièces des hommages. A travers ces pièces je
m’intéresse à divers traits des compositeurs. Chez Liszt, je m’attache à sa
technique pianistique qui est un peu négligée par mes collègues. Je possède des
éditions Urtext où l’on voit les
doigtés de Liszt lui-même, ce qui est très intéressant parce que ce ne sont pas
les doigtés traditionnels, ce qui ouvre des horizons. Je me sers de ce genre de
choses. Et je suis aussi captivé par sa construction de la forme musicale, ce
dont nous parlions plus haut, c’est-à-dire la transmission des expressions, des
sentiments, etc. Pour Scriabine, j’étais fasciné par son poème symphonique Prométhée en particulier. Un peu pour
les mêmes raisons que pour Liszt. Le matériau musical est très particulier,
très riche, une orchestration vraiment formidable, très complexe, très
« moderne », et surtout la forme qui est aussi très complexe, mais
tout cela coule parfaitement naturel. Schumann est un projet avec la
violoncelliste Marie Ythier, son dessein Schumann/Murail que j’ai trouvé tout d’abord
étrange, et qui finalement fonctionne. Pour les mêmes raisons, il y a un
certain type de recherche d’expression et un certain type de construction
formelle qui dépassent les questions de langage et d’époques. Des pièces sont
vraiment étranges, par exemple les Scènes
de la forêt. Pour compléter
son disque et pour faire un trait d’union, nous avons imaginé, Marie et moi, de
réaliser cette transcription des Scènes
d’enfant pour piano, flûte et violoncelle.
B. S. : La transcription ne vous est pas coutumière.
T. M. : C’est en effet la première
fois que j’entreprends un tel travail. C’est aussi la dernière. Il faut avoir de
bonnes raisons pour le faire. Il faut que cela ait un sens. Les pages que nous
avons choisies dans les Scènes d’enfant de Schumann sont celles dont à
mon avis le contenu musical dépasse la réalisation pianistique que Schumann en
a faite. Parce que pour lui ces pièces devaient être jouées éventuellement par
des enfants, ce qui à mon avis est impossible, sauf par des jeunes Chinois
élevés à la baguette à tous les sens du terme [rires]. Donc pour moi c’était un
peu comme Les Tableaux d’une exposition de Moussorgski, derrière la
partition de piano on voit une musique apte à s’exprimer de façon différente
avec toutes les couleurs de l’orchestre. C’est donc dans cet esprit-là que j’ai
voulu ces « relectures » dans lesquelles j’ai utilisé des techniques
instrumentales très contemporaines, qui n’existaient pas au temps de Schumann.
B. S. : Continuez-vous à écrire pour le piano
solo ?
T. M. : Oui. Pour
ce qui me concerne je réfléchis beaucoup avant d’écrire une pièce.
B. S. : Que Radio France vous rende hommage en
faisant de vous pendant dix jours la figure centrale de sa programmation avec
la diffusion de vos œuvres à travers la France voire au-delà par le biais des
ondes de France Musique et de l’UER. Quel effet cela vous fait-il, après Iannis
Xenakis, Pierre Boulez, Sofia Gubaïdulina, Luciano Berio, György Ligeti, entre
autres ?
T. M. : C’est
peut-être un peu tard, en fait. Mais… Ils devraient faire la même chose plus
tôt, dans la vie des compositeurs, à mi-parcours, à cinquante ans. Là, on
rattrape ce qui n’a pas été fait, grâce à Pierre Charvet, qui a pris la
direction de Présences. Il a clairement donné une nouvelle direction à ce
festival en faisant un retour à ses origines.
B. S. : S’il n’y avait qu’une œuvre de vous qui
resterait, laquelle choisiriez-vous ?…
T. M. : Je ne suis pas très fier en général de mes œuvres… Ce
n’est pas le mot qui convient. Je suis plus ou moins content de mes pièces…
Aussi, donner un titre d’œuvre plutôt qu’un autre…
B. S. : Combien d’œuvres compte votre
catalogue ?
T. M. :
Attendez, je vais vous le dire, c’est dans mon ordinateur… Quatre vingt huit. Le
tout est désormais disponible aux Editions Lemoine…
Propos recueilles par Bruno Serrou
jeudi 13 janvier 2022
[i]
Au moment de la création de l’IRCAM, en 1976, les relations avec collectif de
L’Itinéraire étaient « détestables » rappelle Tristan Murail, qui
reconnaît que ce n’était pas du fait de Pierre Boulez, son fondateur, mais de « son
entourage », alors que tout devait a priori les réunir, les missions
données à l’Institut par son fondateur étant la coordination entre la recherche
acoustique (le son) et la composition musicale. Début 1980, l’IRCAM proposait
un stage clef en main aux compositeurs de L’Itinéraire, collectif qui donnait
un premier concert dans les locaux de la place Stravinsky le 26 janvier 1980