C’est un authentique événement qu’offre Alexander Neef au public
parisien pour sa prise de fonction de directeur général de l’Opéra de Paris en
ouverture de saison avec une production nouvelle d’Œdipe de Georges Enesco, quatre vingt cinq ans
après sa création à Garnier le 10 mars 1936.
Il s’agit pourtant d’un pur joyau que les jeunes compositeurs se doivent de connaître, car, en matière de mise en musique de la langue française, il s’y trouve une voie autre que la déclamation de Debussy dans Pelléas. Georges Enesco (1881-1955), son auteur qui s’était fait connaître à Vienne (où il fut le protégé de Brahms) à 11 ans comme violoniste virtuose, s’installa à Paris en 1894, où il devint le disciple de Jules Massenet et Gabriel Fauré. Lui-même pédagogue de renom (Menuhin est de ses élèves), il reste comme le fondateur de l’école roumaine. Son style très lyrique, son goût des polyphonies complexes le rattachent à l’Allemagne plutôt qu’à la France, même si l’on trouve parfois des accents debussystes, notamment dans l’acte IV d’Œdipe. Chef-d’œuvre inexplicablement négligé comme trop d’opéras français du tournant des XIXe et XXe siècles, d’une force extraordinaire, difficile de prime abord, pour le public comme pour les chanteurs et pour l’orchestre, Enesco use de la diversité de l’expression vocale, du parlé au chanté, et y crée des sonorités inusitées, grâce notamment à l’emploi du micro-intervalle (scène de la Sphinge, où l’on songe au réveil d’Erda dans le Ring de Wagner), au traitement instrumental novateur (la scène où Œdipe tue son père empreinte de mystère, le tonnerre hurlant tandis que se fait entendre le chant plaintif de la flûte d’un berger ; le saxophone lorsqu’Œdipe se crève les yeux ; l’usage intensif du hautbois ; l’orchestre d’une richesse de timbre prodigieuse, moteur du drame), et à la somptueuse partie de chœur qui puise aux sources de la tragédie grecque. Le texte, versifié, réunit les deux tragédies de Sophocle, Œdipe-roi et Œdipe à Colone, ce qui fait de cette tragédie lyrique la seule partition scénique à conter l’histoire du roi de Thèbes, de sa naissance à sa mort. L’omniprésence du personnage central, la complexité du rôle, la difficulté d’exécution, tant vocale qu’instrumentale, la place essentielle du chœur, expliquent en partie la rareté de cette immense partition à la scène.
Les quatre actes et six scènes de la tragédie lyrique sur un livret d’Edmond Fleg, qui couvrent donc tout l’itinéraire d’Œdipe, mettent en relation le temps mythique (Kronos de la tragédie grecque) et le temps historique (temps linéaire), l’éternité d’Œdipe parle de l’actualité de la tragédie jusqu’à nos jours.
La Mise en scène de Wajdi Mouawad au sein d’une
scénographie d’Emmanuel Clolus opportunément classique sert bien l’action, avec
une bonne direction d’acteurs mais qui ne sait que faire des chœurs qui errent
sans but précis. Tous ont le chef couvert d’une coiffe herbicole, idée
onirique. La direction musicale est d’une tension et d’une puissance
saisissante impulsée par un chef qui excelle dans tous les répertoires et tous les genres, plus particulièrement des XXe
et XXIe siècles, Ingo Metzmacher. L’impressionnant Œdipe de
Christopher Maltman, baryton d’airain à la diction française parfaite, survole
de sa présence éblouissante une distribution où se distinguent le Laïos de Yann
Beuron, le Créon de Brian Mulligan, la Jocaste d’Ekaterina Gubanova et la Sphinge
de Clémentine Margaine. Deux grands chanteurs qui ont fait les grands jours de
l’art lyrique ces dernières années, Anne Sofie von Otter dans le rôle de
Mérope, et Laurent Naouri en Grand Prêtre.
Bruno Serrou
Opéra-Bastille, jusqu’au 14 octobre 2021. Rens. :
08.92.89.90.90. www.operadeparis.fr.
A noter les 8e Rencontres Musicales Georges Enesco à Paris du 1er
au 15/10, Automobile Club de France (6, place de la Concorde. Rens. :
06.60.40.21.91)
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