Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 8 novembre 2024
Magnifique concert que celui offert vendredi 8 novembre à la Philharmonie de Paris par
le Mahler Chamber Orchestra dirigé avec énergie, précision et extrême
musicalité par la Chinoise Elim Chan, l’une des cheffes les plus
impressionnantes d’aujourd’hui, dans une revigorante Ve Symphonie de Beethoven, extraordinaire « accompagnatrice » de
concertos, dans le vivifiant et inventif concerto pour contrebasse Aurora de Péter Eötvös avec un soliste
impressionnant, le Néerlandais Rick Stotijn, et le magicien japonais Mao Fujita
dans un Quatrième Concerto pour piano de Beethoven saisissant de grâce, de lumière rutilante.
C’est avec une œuvre exceptionnelle de beauté, de force évocatrice, de magie sonore, d’inventivité technique, authentique hymne au soleil et à ses magies nocturnes septentrionales né de l’esprit singulièrement créatif et puissamment original du compositeur hongrois Péter Eötvös (1944-2024), qui a ouvert le concert de l’une des formations les plus virtuoses de la musique de notre temps, le Mahler Chamber Orchestra (MCO) créé en 1997 par Claudio Abbado mû par le concept de « l’art de l’écoute » qui réunit des musiciens pour la plupart pupitres solistes de grands orchestres de vingt-cinq pays répartis à travers le monde et qui se produit régulièrement à la Philharmonie de Paris. Composé en 2019 entre deux opéras (Sanza sangue et Sleepless), Aurora est une œuvre descriptive et théâtrale vouée aux seuls instruments à archet, à l’exception d’un instrument à anches, l’accordéon, placé entre altos et seconds violons, avec en soliste le plus volumineux d’entre eux et fort rarement mis en avant, la contrebasse. Il s’agit d’une contrebasse à quatre cordes jouant comme tout soliste à la gauche du chef, tandis que dans l’orchestre jouent deux autres contrebasses, une quatre cordes à jardin et une cinq cordes à cour, placées de chaque côté de l’orchestre de sorte à former avec la contrebasse solo un triangle au sein de l’espace acoustique, tandis que les six premiers violons font face aux cinq seconds, les deux groupes encadrant quatre altos et trois violoncelles. Il est à noter que la contrebasse centrale est réglée en scordatura (fa dièse - si - mi - la), ainsi que celle à quatre cordes de l’orchestre mais un demi-ton en dessous (fa - si bémol - mi bémol - la bémol) tandis que celle à cinq cordes est normalement réglée (do - mi - la - ré - sol). La première idée d’Aurora est venue à l’esprit de Péter Eötvös en 1971 alors qu’il se trouvait à bord d’un avion de ligne entre Europe et Etats-Unis d’où il aperçut au-dessus d’Anchorage (Alaska) à travers le hublot une aurore boréale. « Je n’avais jamais rien vu d’une telle puissance, ou d’un tel flamboiement de couleurs en mouvement, écrira Eötvös dans sa notice de l’œuvre. Ce n’était pas simplement beau, mais aussi extrêmement fort, presque menaçant, et véritablement monumental. »
Pour Péter Eötvös, qui était particulièrement porté par l’Univers en son entier, au point créer sa propre cosmogonie qu'il alla jusqu’à la dessiner pour les besoins du film The Seventh Gate que lui a consacré sa compatriote Judit Kele, sur le flanc du coffre du Bösendorfer qu’il avait acquis à Vienne pour sa deuxième épouse, la pianiste chinoise Chen Pi-hsien. « J’y ai ainsi dessiné ce que l’on entend au fur et à mesure du déroulement de ma pièce pour cymbalum et grand orchestre Psychokosmos de 1993. C’est la continuité de la vibration de l’espace, après ce sont les étoiles, les planètes », me rappelait-il en mai 2009. Composée dix ans après cet entretien, à la suite d’une co-commande de la Karajan-Akademie du Philharmonique de Berlin, du Scottish Chamber Orchestra, de l’Orchestre de Chambre de Lausanne et du Festival international de musique de Tongyeong (Corée du Sud), Aurora a été créée le 8 décembre 2019 Kammermusiksaal de la Philharmonie de Berlin par le contrebassiste Matthew McDonald, contrebasse solo des Berliner Philharmoniker, et les étudiants de la Karajan-Akademie du Philharmonique de Berlin dirigés par le compositeur.
Cette fois, c’est le contrebassiste solo du Mahler Chamber Orchestra, le néerlandais Rick Stotijn, qui s’est illustré dans cette œuvre admirable, authentique chef-d’œuvre concertant tant il s’y trouve de beautés, tout y est étant poésie, autant en musicalité qu’en sonorités, en inventivité, en techniques de jeu, le compositeur exploitant de façon fantastique l’instrument entier, sans que rien n’apparaisse artificiel ou quête d’inédit à tout prix, celui-ci apparaissant de façon si naturelle que l’on se demande rapidement pourquoi nul n’a jusqu’à cette partition songé à écrire de la sorte pour cet instrument fondamental dans le quintette des cordes. Eötvös fait chanter la contrebasse comme un violon, obtenant des aigus inouïs autant naturellement qu'harmoniquement, faisant un usage modéré mais original et toujours a propos du « pizz. Bartók », tandis que l’accordéon instaure une continuité immatérielle qui évoque la liquidité cormique de l’espace et que les deux contrebasses formant le haut du triangle suscitent les couleurs mouvantes des aurores boréales magnifiées par la délicatesse du chant et des étoffes du quatuor des cordes de l’orchestre, tandis que la partie centrale est d’un onirisme ardent. L’écoute et l’accueil de l’œuvre ont fait honneur à cette partition d’une grande intensité, à la fois créative et séduisante tant il s’y trouve d’expressivité et de surprises magistralement amenées, et l’on a été surpris que le soliste n’aie pas jugé opportun de répondre aux rappels du public...
La suite du programme était entièrement consacrée au Beethoven dans la maturité de ses trente-cinq printemps, avec deux immenses chefs-d’œuvre des années 1805-1808. Tout d’abord, le sublime Concerto n° 4 pour piano et orchestre en sol majeur op. 58, œuvre miraculeuse s’il en est merveilleusement interprétée par le magicien Mao Fujita. Depuis ses débuts, le jeune pianiste japonais de vingt-six ans ne cesse de surprendre tant il a de talent et de rayonnante musicalité. D’une grande humilité dont nombre de ses confrère (et surtout consœurs) feraient bien de s’inspirer, il forme une véritable entité avec le piano sur lequel il joue. Vainqueur du 27e Concours Clara Haskil à Vevey (Suisse) en 2017, il est également lauréat du Concours Tchaïkovski à Moscou en 2019, un grand millésime puisqu’il s’est vu attribué le Deuxième Prix d’une édition remportée par Alexandre Kantorow entendu le 3 novembre (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/11/les-splendeurs-oniriques-russes-des.html). Disciple de Kirill Gerstein à Berlin, Mao Fujita a brillé dès l’introduction du concerto qu’il joue seul et jusqu’aux mesures ultimes du concerto où il se retrouve de nouveau seul, par son toucher limpide et aérien, la fluidité exceptionnelle de son chant, sa musicalité se déployant avec un nuancier infini et un naturel saisissant sous les doigts de félin d’une souplesse extrême qui saisit et transporte l’auditeur du début à la fin de l’œuvre, toujours impressionnant par la qualité de mélodiste, non seulement dans l’Adagio central dont on eût apprécié que Beethoven doubla (au minimum) les soixante-douze mesures qu’il lui attribua, mais aussi dans la cadence de l’Allegro moderato initial et dans le Rondo vivace final, dont Fujita transcende le rythme incandescent, tandis que le Mahler Chamber Orchestra dialoguait avec allant donnant à l’œuvre judicieusement un tour de symphonie concertante grâce à de fabuleux solos des tous les pupitres qui mêlait instruments anciens (trompettes naturelles, flûte en ébène, timbales) et modernes.
En bis, Mao Fujita a donné une brillante et liquide Etude en mi mineur op. 31 n° 1 (1890) d’Alexandre
Glazounov (1865-1936).
La seconde partie était entièrement occupée par une interprétation au
cordeau, vive, conquérante et tranchée de la Symphonie n° 5 en ut mineur op. 67 que Beethoven composa entre 1805
et 1808, l’une des œuvres emblématique de l’histoire de la musique. La célébrissime partition a été édifiée de façon
conquérante, tel un immense crescendo enflant continûment jusqu’à la toute fin
de l’œuvre, pour retourner dans les mesures ultimes à l’énergie vertigineuse des
quatre coups du destin qui sonnent d’entrée avec une intensité foudroyante pour
s’épanouir jusqu’au triomphe dans le Rondo
finale. Elim Chan dirige cette œuvre avec vigueur, rigueur et allant, de ses
gestes simples et clairs, sans baguette, ses mains pétrissant le son et donnant
des indications précises et limpides à chaque entrée des intervenants, mais avec
une noblesse toute en vitalité, débarrassée de toute tentation de surexposition
de basses grondantes, allégeant au contraire les textures pour les rendre judicieusement
transparentes et fluides, toujours gorgée d’énergie vitale, exploitant à
satiété l’assurance et l’extraordinaire maîtrise technique et musicale de tous
les pupitres d’un orchestre constitués uniquement d’intrépides virtuoses.
Bruno Serrou