samedi 9 novembre 2024

Les magnificences du Mahler Chamber Orchestra et deux brillants solistes, Mao Fujita et Rick Stotijn, dextrement dirigés par Elim Chan

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 8 novembre 2024 

Elim Chan, Mahler Chamber Orchestra
Photo : (c) Bruno Serrou

Magnifique concert que celui offert vendredi 8 novembre à la Philharmonie de Paris par le Mahler Chamber Orchestra dirigé avec énergie, précision et extrême musicalité par la Chinoise Elim Chan, l’une des cheffes les plus impressionnantes d’aujourd’hui, dans une revigorante Ve Symphonie de Beethoven, extraordinaire « accompagnatrice » de concertos, dans le vivifiant et inventif concerto pour contrebasse Aurora de Péter Eötvös avec un soliste impressionnant, le Néerlandais Rick Stotijn, et le magicien japonais Mao Fujita dans un Quatrième Concerto pour piano de Beethoven saisissant de grâce, de lumière rutilante. 

Peter Eötvös (1944-2024) chez lui, dans son bureau à Budapest, en juin 2009
Photo : (c) Bruno Serrou (collection personnelle)

C’est avec une œuvre exceptionnelle de beauté, de force évocatrice, de magie sonore, d’inventivité technique, authentique hymne au soleil et à ses magies nocturnes septentrionales né de l’esprit singulièrement créatif et puissamment original du compositeur hongrois Péter Eötvös (1944-2024), qui a ouvert le concert de l’une des formations les plus virtuoses de la musique de notre temps, le Mahler Chamber Orchestra (MCO) créé en 1997 par Claudio Abbado mû par le concept de « l’art de l’écoute » qui réunit des musiciens pour la plupart pupitres solistes de grands orchestres de vingt-cinq pays répartis à travers le monde et qui se produit régulièrement à la Philharmonie de Paris. Composé en 2019 entre deux opéras (Sanza sangue et Sleepless), Aurora est une œuvre descriptive et théâtrale vouée aux seuls instruments à archet, à l’exception d’un instrument à anches, l’accordéon, placé entre altos et seconds violons, avec en soliste le plus volumineux d’entre eux et fort rarement mis en avant, la contrebasse. Il s’agit d’une contrebasse à quatre cordes jouant comme tout soliste à la gauche du chef, tandis que dans l’orchestre jouent deux autres contrebasses, une quatre cordes à jardin et une cinq cordes à cour, placées de chaque côté de l’orchestre de sorte à former avec la contrebasse solo un triangle au sein de l’espace acoustique, tandis que les six premiers violons font face aux cinq seconds, les deux groupes encadrant quatre altos et trois violoncelles. Il est à noter que la contrebasse centrale est réglée en scordatura (fa dièse - si - mi - la), ainsi que celle à quatre cordes de l’orchestre mais un demi-ton en dessous (fa - si bémol - mi bémol - la bémol) tandis que celle à cinq cordes est normalement réglée (do - mi - la - ré - sol). La première idée d’Aurora est venue à l’esprit de Péter Eötvös en 1971 alors qu’il se trouvait à bord d’un avion de ligne entre Europe et Etats-Unis d’où il aperçut au-dessus d’Anchorage (Alaska) à travers le hublot une aurore boréale. « Je n’avais jamais rien vu d’une telle puissance, ou d’un tel flamboiement de couleurs en mouvement, écrira Eötvös dans sa notice de l’œuvre. Ce n’était pas simplement beau, mais aussi extrêmement fort, presque menaçant, et véritablement monumental. » 

Le Bösendörfer de Péter Eötvös sur leque le compositeur a dessiné sa cosmogonie. Budapest, juin 2009
Photo : (c) Bruno Serrou (collection personnelle)

Pour Péter Eötvös, qui était particulièrement porté par l’Univers en son entier, au point créer sa propre cosmogonie qu'il alla jusqu’à la dessiner pour les besoins du film The Seventh Gate que lui a consacré sa compatriote Judit Kele, sur le flanc du coffre du Bösendorfer qu’il avait acquis à Vienne pour sa deuxième épouse, la pianiste chinoise Chen Pi-hsien. « J’y ai ainsi dessiné ce que l’on entend au fur et à mesure du déroulement de ma pièce pour cymbalum et grand orchestre Psychokosmos de 1993. C’est la continuité de la vibration de l’espace, après ce sont les étoiles, les planètes », me rappelait-il en mai 2009. Composée dix ans après cet entretien, à la suite d’une co-commande de la Karajan-Akademie du Philharmonique de Berlin, du Scottish Chamber Orchestra, de l’Orchestre de Chambre de Lausanne et du Festival international de musique de Tongyeong (Corée du Sud), Aurora a été créée le 8 décembre 2019 Kammermusiksaal de la Philharmonie de Berlin par le contrebassiste Matthew McDonald, contrebasse solo des Berliner Philharmoniker, et les étudiants de la Karajan-Akademie du Philharmonique de Berlin dirigés par le compositeur. 

Elim Chan, Rick Stotijn, Mahler Chamber Orchestra
Photo : (c) MCO

Cette fois, c’est le contrebassiste solo du Mahler Chamber Orchestra, le néerlandais Rick Stotijn, qui s’est illustré dans cette œuvre admirable, authentique chef-d’œuvre concertant tant il s’y trouve de beautés, tout y est étant poésie, autant en musicalité qu’en sonorités, en inventivité, en techniques de jeu, le compositeur exploitant de façon fantastique l’instrument entier, sans que rien n’apparaisse artificiel ou quête d’inédit à tout prix, celui-ci apparaissant de façon si naturelle que l’on se demande rapidement pourquoi nul n’a jusqu’à cette partition songé à écrire de la sorte pour cet instrument fondamental dans le quintette des cordes. Eötvös fait chanter la contrebasse comme un violon, obtenant des aigus inouïs autant naturellement qu'harmoniquement, faisant un usage modéré mais original et toujours a propos du « pizz. Bartók », tandis que l’accordéon instaure une continuité immatérielle qui évoque la liquidité cormique de l’espace et que les deux contrebasses formant le haut du triangle suscitent les couleurs mouvantes des aurores boréales magnifiées par la délicatesse du chant et des étoffes du quatuor des cordes de l’orchestre, tandis que la partie centrale est d’un onirisme ardent. L’écoute et l’accueil de l’œuvre ont fait honneur à cette partition d’une grande intensité, à la fois créative et séduisante tant il s’y trouve d’expressivité et de surprises magistralement amenées, et l’on a été surpris que le soliste n’aie pas jugé opportun de répondre aux rappels du public...

Elim Chan, Mao Fujita, Mahler Chamber Orchestra
Photo : (c) Bruno Serrou

La suite du programme était entièrement consacrée au Beethoven dans la maturité de ses trente-cinq  printemps, avec deux immenses chefs-d’œuvre des années 1805-1808. Tout d’abord, le sublime Concerto n° 4 pour piano et orchestre en sol majeur op. 58, œuvre miraculeuse s’il en est merveilleusement interprétée par le magicien Mao Fujita. Depuis ses débuts, le jeune pianiste japonais de vingt-six ans ne cesse de surprendre tant il a de talent et de rayonnante musicalité. D’une grande humilité dont nombre de ses confrère (et surtout consœurs) feraient bien de s’inspirer, il forme une véritable entité avec le piano sur lequel il joue. Vainqueur du 27e Concours Clara Haskil à Vevey (Suisse) en 2017, il est également lauréat du Concours Tchaïkovski à Moscou en 2019, un grand millésime puisqu’il s’est vu attribué le Deuxième Prix d’une édition remportée par Alexandre Kantorow entendu le 3 novembre (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/11/les-splendeurs-oniriques-russes-des.html). Disciple de Kirill Gerstein à Berlin, Mao Fujita a brillé dès l’introduction du concerto qu’il joue seul et jusqu’aux mesures ultimes du concerto où il se retrouve de nouveau seul, par son toucher limpide et aérien, la fluidité exceptionnelle de son chant, sa musicalité se déployant avec un nuancier infini et un naturel saisissant sous les doigts de félin d’une souplesse extrême qui saisit et transporte l’auditeur du début à la fin de l’œuvre, toujours impressionnant par la qualité de mélodiste, non seulement dans l’Adagio central dont on eût apprécié que Beethoven doubla (au minimum) les soixante-douze mesures qu’il lui attribua, mais aussi dans la cadence de l’Allegro moderato initial et dans le Rondo vivace final, dont Fujita transcende le rythme incandescent, tandis que le Mahler Chamber Orchestra dialoguait avec allant donnant à l’œuvre judicieusement un tour de symphonie concertante grâce à de fabuleux solos des tous les pupitres qui mêlait instruments anciens (trompettes naturelles, flûte en ébène, timbales) et modernes. 

Mao Fujita, Mahler Chamber Orchestra
Photo : (c) Bruno Serrou

En bis, Mao Fujita a donné une brillante et liquide Etude en mi mineur op. 31 n° 1 (1890) d’Alexandre Glazounov (1865-1936).

Elim Chan, Mahler Chamber Orchestra
Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie était entièrement occupée par une interprétation au cordeau, vive, conquérante et tranchée de la Symphonie n° 5 en ut mineur op. 67 que Beethoven composa entre 1805 et 1808, l’une des œuvres emblématique de l’histoire de la musique. La célébrissime partition a été édifiée de façon conquérante, tel un immense crescendo enflant continûment jusqu’à la toute fin de l’œuvre, pour retourner dans les mesures ultimes à l’énergie vertigineuse des quatre coups du destin qui sonnent d’entrée avec une intensité foudroyante pour s’épanouir jusqu’au triomphe dans le Rondo finale. Elim Chan dirige cette œuvre avec vigueur, rigueur et allant, de ses gestes simples et clairs, sans baguette, ses mains pétrissant le son et donnant des indications précises et limpides à chaque entrée des intervenants, mais avec une noblesse toute en vitalité, débarrassée de toute tentation de surexposition de basses grondantes, allégeant au contraire les textures pour les rendre judicieusement transparentes et fluides, toujours gorgée d’énergie vitale, exploitant à satiété l’assurance et l’extraordinaire maîtrise technique et musicale de tous les pupitres d’un orchestre constitués uniquement d’intrépides virtuoses.

Bruno Serrou

vendredi 8 novembre 2024

L’Orchestre de Paris et son Chœur dirigés par Klaus Mäkelä ont célébré avec grandeur le centenaire de la mort de Gabriel Fauré

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 6 novembre 2024

Klaus Mäkelä. Photo : (c) Denis Allard

L’Orchestre de Paris et son directeur musical Klaus Mäkelä ont célébré ce soir le centenaire de la disparition de Gabriel Fauré (1845-1924) dans un programme de saison puisqu’autour de la mort, une mort mue par l’espoir de la transfiguration. Un Requiem op. 48 dans sa version 1900, enchaîné à la création Thierry Escaich « complétant » Fauré, Towards the Light, avec trois percussionnistes avec effets « contemporains » en plus de l’orchestre Fauré, mais d’un esprit loin du Requiem, cela après un puissant Mort et Transfiguration de Richard Strauss et un splendide L’Ascension de Messiaen (donné pour la deuxième fois par l’OP depuis 1992), avec des cuivres éblouissants (Majesté du Christ), des bois et des cordes d’une ardeur saisissante 

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris, Choeur et Choeur de Jeunes de l'Orchestre de Paris, Jean-Sébastien Bou, Sarah Aristidou.
Photo : (c) Danis Allard

Quatre jours après le Jour des Morts, qui est le 2 novembre, et en écho à la plus fameuse des partitions de Gabriel Fauré, mort voilà cent ans, le paisible Requiem op. 48, l’Orchestre de Paris a présenté trois autres partitions inspirées par le but suprême de toute vie terrestre, la mort, et ses espoirs d’éternité de l’âme. Le cœur de la soirée aura bien évidemment été le Requiem op. 48 de Gabriel Fauré. Chef-d’œuvre de la musique française d’essence sacrée, cette partition n’a rien des grandes fresques sonores aux élans tragiques qu’inspire généralement l’office funèbre catholique, le compositeur, qui s’inspire des musiques anciennes enseignées à l’école de Louis Niedermeyer (1802-1861), de Grégoire le Grand à Palestrina, faisant notamment abstraction du Dies Irae remplacé par le motet de l’élévation Pie Jesu à l’instar du rite dit parisien, Tandis que Fauré fusionne la communion Lux aeterna et les deux antiennes des obsèques In Paradisum et Chorus angelorum.  La version originale, achevée en janvier 1888, ne compte que cinq parties avec chœur à six voix et soprano garçon, l’orchestration réunissant harpe, orgue, timbales et excluant les bois, les cuivres et les violons (à l’exception d’un seul), ce qui donne à l’œuvre de sombres couleurs. Cinq ans plus tard, Fauré ajoute l’Offertoire et le Libera me, ajoutant le baryton solo, les cuivres (quatre cors, deux trompettes, trois trombones), deux bassons et les violons, version qui restera inédite du vivant du compositeur. L’Orchestre de Paris a naturellement porté son dévolu sur la version destinée au concert, pour grand orchestre réalisée en 1900 et créée à Lille le 6 avril de la même année. La partie vocale est inchangée, bien que la voix de soprano puisse être indifféremment confiée à une femme ou à un enfant, mais les pupitres de bois (flûtes, clarinettes et bassons par deux), cuivres (quatre cors, deux trompettes, trois trombones) et cordes (quinze violons à partie unique, douze altos, dix violoncelles, huit contrebasses)  sont étoffées. De grande cohésion, le Chœur de l’Orchestre de Paris était un peu trop fourni avec ses quelques cent-cinquante chanteurs, les deux solistes étaient placés entre ciel et terre (superbe Jean-Sébastien Bou, Sarah Aristidou solide à la voix trop incarnée dans le Pie Jesu), tandis que le magnifique Agnus Dei aura constitué le sommet de cette interprétation.

Choeur et Choeur de Jeunes de l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Denis Allard

Sans pause, coupant court à toute tentative d’applaudissements, Klaus Mäkelä a enchaîné au Requiem de Fauré une œuvre nouvelle de Thierry Escaich, actuel compositeur en résidence de l’Orchestre de Paris. Un mois après la création de son deuxième concerto pour violon (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/10/impressionnante-premiere-avec.html), le compositeur organiste donnait en première parisienne à l’Orchestre de Paris l’un des trois commanditaires de la partition, Towards the Light (Vers la Lumière), qui complète le rituel des morts en ajoutant ce qui correspond à un Lux aeterna absent dans l’opus 48 de Fauré et qui se présente ainsi comme un complément ou une réponse au Requiem de Fauré. Créé le 9 octobre dernier à Toulouse en la basilique Saint-Sernin par l’un de ses autres commanditaires, l’Orchestre national du Capitole de Toulouse et le Chœur Philharmonique de Tokyo dirigés par Kazuki Yamada, l’œuvre réunit le même effectif que celle de Fauré, substituant néanmoins aux timbales trois percussionnistes à qui revient un large instrumentarium (claviers, crotales, cloches tubes, tams-tams). Le brillant orchestrateur qu’est Escaich élargit ainsi le panel de couleurs de l’orchestre fauréen, tout en amplifiant sa luminosité, notamment par le biais de sa percussion associée à la harpe et à l’orgue, ce qui engendre un climat et une spiritualité plus lumineuse et aérée que l’œuvre à laquelle elle fait écho.

Thierry Escaich, Klaus Mäkelä. Photo : (c) Denis Allard

Ce concert au climat funèbre débutait avec deux œuvres d’orchestre seul obéissant à un programme clairement défini. La première de Richard Strauss, la seconde d’Olivier Messiaen. Le poème symphonique Tod und Verklärung op. 24 (Mort et Transfiguration) du compositeur bavarois, qui, en 1887-1888, travaillait au même moment sur l’actualisation en allemand du Traité d’orchestration d’Hector Berlioz, décrit l’heure de la mort d’un homme, qui cherche à atteindre l’idéal. Aussi est-ce probablement un artiste, avait écrit Strauss à son ami Alexander Ritter de trente ans son aîné qui l’avait converti à la musique « moderne ». Le malade repose en un profond sommeil et respire difficilement. De délicieux rêves illuminent le visage du mourant. Le sommeil se fait plus léger. Il se réveille, torturé par d’atroces douleurs, tremblant de fièvre. Tandis que l’attaque s’estompe, émergent des réminiscences des premières années de sa vie : son enfance, sa jeunesse, ses quêtes et ses passions. Les souffrances reviennent encore. Il revit ses vaines tentatives de parvenir au parfait accomplissement artistique, et réalise que cela reste inaccessible en ce monde. La mort le saisit, l’âme quitte le corps. Il découvre alors que les idéaux qu’il s’est si âprement efforcé d’atteindre sur la terre lui sont dorénavant accessibles l’espace éternel atteint. Cette intuition de l’agonie, surprenante de la part d’un jeune homme de vingt-quatre ans, révèle une fibre dramatique éblouissante, fortement imprégnée de fructueuses lectures. Si les phases successives de l’acte de mort constituent l’essentiel de l’œuvre, la transfiguration, brièvement évoquée, n’en est que l’ultime étape, comme si le compositeur ne cherchait qu’une porte de sortie. Sans doute n’y a-t-il en effet rien de vraiment métaphysique ici. Le poème de Richard Strauss Tod und Verklärung a permis à l’Orchestre de Paris de briller de tous ses feux, surtout dans les tutti et les soli les plus hallucinés, la formation restant continuellement limpide et fluide, mais les plages « comateuses » et d’introspection n’ont pas suffisamment exposés dans les nuances ppp, s’avérant de  ce fait trop sonores et transfiguration manquant d’un rien de mystère.

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris. Photo : (c) Denis Allard

Les quatre méditations symphoniques qu’Olivier Messiaen composa en 1932-1933 s’exposent sur la même plage de temps que le poème de Richard Strauss. Messiaen la transcrira pour orgue seul dès 1933, à l’exception d’Alléluia sur la trompette, Alléluia sur la cymbale qu’il remplace par une nouvelle pièce, Transports de joie d’une âme devant la gloire du Christ qui est la sienne. Créée le 9 février 1935 Salle Rameau à Paris, les effectifs instrumentaux de L’Ascension sont conséquents, bois par trois, quatre cors, trois trompettes et trombones, tuba, deux percussionnistes et cordes portées à seize premiers et seize seconds violons, quatorze altos, douze violoncelles et dix contrebasses - mercredi soir, elles étaient à 16-14-12-10-8. Dans le premier mouvement, Majesté du Christ demandant sa gloire à son Père, qui illustre le chapitre XVII verset 1 de l’Evangile selon saint Jean, réunit les seuls instruments à vent dominés par des sonneries de cuivres, magnifiés par le lustre flamboyant et la sereine majesté des « souffleurs » de l’Orchestre de Paris. Les splendides combinaisons instrumentales des Alléluias sereins d’une âme qui désire le ciel (oraison de la messe de l’Ascension) ont été exaltées par les musiciens, à l’instar de ce que ces derniers ont proposé de l’Alléluia sur la trompette, alléluia sur la cymbale (Psaume XLVI) d’une chaleur et d’une luminosité transcendantes, tandis que les cordes s’épanouissaient dans la Prière du Christ montant vers son père (Evangile selon saint Jean, XVII/1, 6, 11). En effet, pour la seconde programmation de l’œuvre de l’histoire de l’Orchestre de Paris, la première ayant été donnée voilà trente-deux ans, en 1992, L’Ascension de Messiaen a été remarquablement servie, l’Orchestre de Paris émoustillé par son directeur musical Klaus Mäkelä suscitant une écoute d’une qualité quasi mystique de la part d’une salle comme tétanisée par la qualité de ce qui leur était offert, autant de la part du compositeur que de ses interprètes. Il convient d’ailleurs de saluer ici la plastique somptueuse des sonorités épanouies de la violon solo invitée, la Suédoise Ava Bahari, disciple de Leonidas Kavakos, Pierre Amoyal, Midori Goto et Boris Kuschnir, entre autres.

Bruno Serrou

 

 

 

 

mardi 5 novembre 2024

Les 30 ans du Concours International de piano d’Orléans aux Bouffes du Nord avec les trois lauréats de l’édition 2024, l’Ensemble Intercontemporain et Léo Margue

Paris. Théâtre des Bouffes du Nord. Lundi 4 novembre 2024

Les mains de Svetlana Andreeva, Imri Talgam et Winston Choi
Photo : (c) Quentin Chevrier & Anne-Elise Grosbois

Passionnant concert des lauréats du XVIe Concours International de Piano d’Orléans pour les trente ans au Théâtre des Bouffes du Nord avec l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Léo Margue qui aura participé à la création du tonique Je suis Orage pour trois pianistes (Svetlana Andreeva, Winston Choi, Imri Talgam) et quatorze instrumentistes de Bastien David. Les trois premiers Prix ont ouvert la soirée en solistes, la vainqueur, l’Ukrainienne Svetlana Andreeva, avec une ardente Shéhérazade de Karol Szymanowski (Masques) et un brillant Noël d’Olivier Messiaen (Vingt Regards), le Deuxième Prix, Leo Gevisser, D’ombre et de silence d’Henri Dutilleux (Préludes), 90+ d’Elliott Carter et In the Kraton de Leopold Godowsky (Java Suite), et Misora Ozaki (Troisième Prix) dans Une page d’éphéméride de Pierre Boulez et la Toccata des Études pour piano d’Unsuk Chin brillamment interprétées

Svetlana Andreeva, Imri Talgam, Winston Choi (piano), Ensemble Intercontemporain
Photo : (c) Quentin Chevrier & Anne-Elise Grosbois

Fondé en 1994 par la pianiste Françoise Thinat, le Concours International de Piano d’Orléans a pour particularité d’être le seul qui soit consacré au répertoire pianistique courant de la première année du XXe siècle à nos jours, avec à chacune de ses éditions la création d’une œuvre nouvelle à un compositeur de renom d’Eric Tanguy en 2000 à Philippe Manoury en 2022 en passant par Patrick Burgan, Thierry Escaich, Pierre Jodlowski, Edith Canat de Chizy, Philippe Hurel, Jacques Lenot, Jérôme Combier, Philippe Hersant, Hèctor Parra et Pascal Dusapin. Parmi les lauréats, Toros Can (1998), Wilhem Latchoumia (2006), Aline Piboule (2014), Mikhaïl Bouzine (2020), Lorenzo Soulès (2022)… Depuis 2006, s’est ajouté un concours junior, Brin d’herbe, qui alterne depuis lors avec le concours pour pianistes virtuoses qui est de ce fait devenu biennal. En 2015, la fondatrice a passé le relais à Isabella Vasilotta qui en devient alors la directrice artistique tandis que le pianiste musicologue Eric Denut est nommé président en 2017. Outre les prix monétisés, le concours offre aux lauréats un accompagnement dans leurs parcours professionnels pendant deux ans avec pour le vainqueur l’enregistrement d’un disque, une tournée en région, concerts, conférences et événements internationaux autour du piano, ainsi que des mises en relation avec des compositeurs et des acteurs de la musique contemporaine.

Bastien David (né en 1990), deux premières pages du conducteur de Je suis Orage (2024)
Photo : (c) Quentin Chevrier & Anne-Elise Grosbois

Unique en son genre, ce concours qui aura attiré en 2024 plus d’une quarantaine de candidats venus du monde entier, est l’un des plus originaux et audacieux qui se puissent trouver aujourd’hui dans le monde. Cette année, le jury présidé par Wilhem Latchoumia a couronné des lauréats originaires de trois continents, l’Afrique, l’Asie et l’Europe. La vainqueur est une ukrainienne de 35 ans, Svetlana Andreeva, qui s’est imposée dans la finale à Orléans dans le redoutable Vortex Temporum I de Gérard Grisey (1946-1998), le mouvement initial de la Sonate de Paul Dukas (1865-1935) et l’œuvre mixte pour piano et bande …sofferte onde serene… de Luigi Nono (1924-1990). Pour le concert des lauréats, elle a donné hier soir Shéhérazade (1916) extraite des Masques op. 34 de Karol Szymanowski (1882-1937) et Noël, treizième des Vingt Regards sur l’Enfant Jésus (1944) d’Olivier Messiaen (1908-1992). Deuxième Prix du Concours, le Sud-Africain Leo Gevisser (né en 2003), également compositeur, a donné le premier des Trois Préludes d’Henri Dutilleux (1916-2013), D’ombre et de silence (1973) et le dixième volet de Java Suite, In the Kraton (1924-1925) de Leopold Godowsky (1870-1938), intercalant entre ces deux pièces le célèbre 90+ qu’Elliott Carter (1908-2012) composa en 1994 pour les 90 ans de son confrère italien Goffredo Petrassi (1904-2003) autour de quatre vingt dix notes courtes et accentuées jouées sur un rythme lent changeant continuellement de caractère. Mais c’est la Troisième Prix, la Japonaise Misora Ozaki (née en 1996), qui a ouvert la soirée avec deux œuvres particulièrement complexes qu’elle a fait sonner dans leur plénitude, Une page d’éphéméride pour piano (2005), ultime page achevée de Pierre Boulez (1925-2016), et la véloce Toccata (2003), cinquième des Etudes pour piano d’Unsuk Chin (née en 1961).

Léo Margue (direction), Svetlana Andreeva, Winston Choi, Imri Talgram (piano), Samuel Favre Gilles Durot (percussion), Ensemble Intercontemporain. Photo : (c) Quentin Chevrier & Anne-Elise Grosbois 

Après un long intervalle dû à la répartition sur le plateau des effectifs instrumentaux et à leur installation, Svetlana Andreeva a été rejointe en seconde partie par deux membres du jury du concours 2024, eux-mêmes anciens lauréats de l’épreuve, le Canadien Winston Choi (lauréat 2002) et l’Israélien Imri Talgam (lauréat 2014) pour une œuvre pour piano à six mains, deux percussionnistes et ensemble de douze instruments, commande du Concours d’Orléans 2024 donnée en création mondiale dans le cadre de ce concert, Je suis Orage de Bastien David (né en 1990), élève de Bernard Cavanna et de José Manuel Lopez Lopez au Conservatoire de Gennevilliers et de Gérard Pesson au Conservatoire de Paris (CNSMDP). 

Svetlana Andreeva (piano) entourée de Samuel Favre et Gilles Durot (percussion)
Photo : (c) Quentin Chevrier & Anne-Elise Grosbois

Une œuvre remarquablement structurée, créative, virevoltante, mue par une pulsion vivifiante, un groove éloquent et des sonorités flatteuses, avec un piano fort fréquenté, puisque outre les six mains de trois pianistes courant sur le clavier, deux percussionnistes jouent dans le coffre du grand Yamaha, faisant résonner les cordes frottées, pincées, frappées par doigts, paumes et maillets mais aussi soufflées par la bouche dans des tuyaux souples, tandis que l’instrumentarium s’avère particulièrement choisi et expressif (flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, trompette, trombone, harpe, quatuor de cordes avec contrebasse par un).

Bruno Serrou

dimanche 3 novembre 2024

Les splendeurs oniriques russes des Münchner Philharmoniker dirigés par Tugan Sokhiev avec le pianiste-magicien Alexandre Kantorow

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Samedi 2 novembre 2024 

Tigan Sokhiev, Münchner Philharoniker. Photo : (c) Bruno Serrou

Fastueux concert russe des Münchner Philharmoniker, l’un des cinq prestigieux orchestres bavarois qui a été créé en 1893, la phalange allemande était dirigée cette fois avec une énergie et un sens aigu de l’évocation par Tugan Sokhiev et en soliste un époustouflant Alexandre Kantorow dans la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov et deux bis, l’orchestre ouvrant le concert avec l’ouverture Rouslan et Ludmila de Glinka pour conclure  sur une épique et onirique Schéhérazade de Rimski-Korsakov dont Sokhiev et les Munichois ont magnifié avec délectation les moindres méandres 

Tigan Sokhiev, Münchner Philharmoniker. Photo : (c) Bruno Serrou

Créé en 1893 par Hans Winderstein, l’Orchestre Philharmonique de Munich a eu à sa tête quelques-uns des plus grands chefs de l’histoire comme directeurs musicaux, parmi lesquels Karl Löwe, Felix Weingartner, Hans Pfitzner, Siegmund von Hausegger, Hans Rosbaud, Rudolf Kempe, Sergiu Celibidache, James Levine, Christian Thielemann, Lorin Maazel et Valery Gergiev, ce dernier ayant été limogé en mars 2022, et à qui est appelé à succéder en 2026 Lahav Shani, tandis que Gustav Mahler le dirigea pour la création de ses Symphonies 4 (1901) et 8 « des Mille » (1910) - ainsi que Bruno Walter dirigeait son Chant de la Terre quelques mois après sa mort en 1911 -, avant que la phalange crée les versions originales des Symphonies n° 6 et n° 9 d’Anton Bruckner en 1932. Six mois après son dernier concert à la Philharmonie de Paris, dirigé par le chef britannique Daniel Harding (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2024/04/bruckner-200-luxuriante-symphonie.html), le Philharmonique de Munich est revenu avec le russe Tugan Sokhiev, ex-directeur musical de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse dans un programme qui lui aura permis de chanter dans son jardin.

Alexandre Kantorow. Photo : (c) Philharmonie de Paris

Ainsi, dès la courte ouverture de l’opéra Rouslan et Ludmila que Mikhaïl Glinka (1804-1857), l’auteur d’Une Vie pour le Tsar (1836) composa en 1837-1842 sur un texte adapté de Pouchkine, qui annonce l’orientalisme que l’on retrouvera de façon plus marquée encore chez Nikolaï Rimski-Korsakov en fin de programme. Assuré d’obtenir du Philharmonique de Munich ce qu’il en attendait, Tugan Sokhiev a donné de ces cinq minutes d’orchestre a dirigé avec dynamisme et vivacité une virevoltante lecture mettant en valeur le panache hallucinant de tous les pupitres, particulièrement trombones, basson et cordes graves.

Alexandre Kantorow, Münchner Philharmoniker. Photo : (c) Bruno Serrou

Après cette chatoyante mise en bouche, le brillant pianiste français Alexandre Kantorow allait proposer un programme raccord en cette période de Toussaint et de Fête des Morts. Il se joignait tout d’abord aux Munichois pour la Rhapsodie sur un thème de Paganini en la mineur op. 43 que Serge Rachmaninov composa en 1934. Malgré sa relative brièveté, il s’agit ici d’une œuvre parmi les plus intenses et les plus impressionnantes du genre concertant pour clavier. Créée à Baltimore le 7 novembre 1934 par l’Orchestre de Philadelphie sous la direction de Leopold Stokowski avec le compositeur au piano, la Rapsodie se présente comme une suite de variations en un seul tenant sur le thème de l’ultime et plus fameux des 24 Caprices pour violon de Niccolo Paganini. Sa structure se présente néanmoins en trois mouvements à la façon d’un concerto constituée de vingt-quatre variations, chiffre correspondant au numéro d’ordre du morceau dans lequel le thème a été puisé. Bienvenu en ce jour de la Fête des Morts du calendrier chrétien, le 2 novembre, et comme il l’avait déjà fait à six reprises, le compositeur-pianiste exploite ici pour la septième fois la séquence médiévale du Dies Irae qui évoque la colère divine intégrée dans la messe des morts du rite catholique, le virtuose compositeur Rachmaninov rendant hommage au virtuose compositeur Paganini connu sous le sobriquet de « violon du diable ». Transcendant, Alexandre Kantorow, stupéfiant d’aisance et de naturel, à la fois virtuose, élégiaque, onirique, jeu dense et flexible, suscitant des sonorités généreuses au large nuancier, en un mot brillant et confondant de facilité naturelle, s’est situé hier soir sur les cimes du jeu et de l’interprétation pianistique… En bis, le vainqueur du Concours Tchaïkovski de Moscou 2019, a offert au public enthousiaste une vibrante Liebestod de Tristan und Isolde de Richard Wagner dans la transcription de Franz Liszt, puis, en ce jour des morts, une mélancolique Litanei auf das Fest aller Seelen (Litanie pour la fête de toutes les âmes) D. 343 de Franz Schubert dans un arrangement d’Alfred Cortot.

Tigan Sokhiev, Münchner Philharmùoniker et son premier violon solo Naoka Aoki. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie du concert était consacrée au chef-d’œuvre symphonique de Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908) dédié à son comparse du Groupe des Cinq Mili Balakirev, la grande fresque en quatre mouvements d’inspiration moyen-orientale d’après les Mille et une Nuits composée et créée à Saint-Pétersbourg en 1888, Schéhérazade op. 35 autour de deux thèmes principaux, celui de Schéhérazade confié au violon solo et à la harpe, et celui du sultan qui revient aux cuivres. Ce qu’ont donné à entendre les Münchner Philharmoniker et son chef invité Tigan Sokhiev de cette partition qui évoque l’univers de « l’Orient et ses contes merveilleux », atteste à la fois d’une sereine homogénéité et d’une virtuosité à toute épreuve, qualités qui ont transcendé cette interprétation d’une grande sensualité de Schéhérazade aux parures merveilleusement rimskiennes, le compositeur russe étant un véritable maître de l’orchestre à l’instar de son référent Hector Berlioz, tant les sonorités somptueuses aux carnations chatoyantes ont été magnifiées par un chef chantant dans son jardin. A l’exemple du somptueux violon solo tenu par Naoka Aoki, lumineux et admirablement chantant, rappelant en de nombreux points les sonorités chatoyantes d’un Zino Francescatti, tous les pupitres de l’orchestre bavarois l’ont disputé en brio et en moirures, autant les bois (du piccolo aux bassons) et les cuivres (des cors au tuba), la harpe, la percussion et les cordes, merveilleusement équilibrées, des aigus aux graves installés à l’américaine (16-14-12-10-8). A l’issue de cette remarquable interprétation de Schéhérazade, le Philharmonique de Munich et Tugan Sokhiev ont donné à leur tour un bis, un fragment de l'opéra inachevé Gopak de Modest Moussorgski.

Bruno Serrou

 

vendredi 1 novembre 2024

L’Orchestre de Paris a brillé sous la direction de Kirill Karabits, qui a serti une somptueuse étoffe sonore à une Khatia Buniatishvili apathique

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 30 octobre 2024

Kirill Karabits, Orchestre de Paris. Photo : (c) Ondine Bertrand

Chef ukrainien remarquable de finesse, d’élégance, de précision, de bonheur de diriger (par cœur) un programme pourtant difficile à unifier, Kirill Karabits, à la tête d’un Orchestre de Paris rayonnant, sauvant par son attention soutenue et son chant chaleureux le Concerto n° 2 de Rachmaninov par une Khatia Buniatishvili distante et froide, au son étriqué, aux doigts engourdis, au point de distiller l’ennui. Ce que la pianiste géorgienne fera de nouveau dans ses bis, Sérénade (Schwanengesang) de Schubert/Liszt, une compilation de la 8e Rhapsodie hongroise de Liszt avec clusters, et un arrangement terre à terre de La bohème d’Aznavour. Une scintillante Deuxième Symphonie de Scriabine a permis à l’orchestre de s’illustrer, tandis que chaque partie était préludée par une œuvre rare, un poème symphonique très rimskien (Ange) de l’Ukrainien Théodore Akimenko et une pièce d’orchestre (Knell) puissante et créative de l’Iranienne Niloufar Nourbakhsh 

Khatia Buniatishvili, Orchestre de Paris. Photo : (c) Ondine Bertrand

Devant un public conquis d’avance, Khatia Buniatishvili s’est montrée plus contrainte et moins relâchée que d’habitude, comme intimidée par la tâche qu’il lui fallait assurer devant la montagne que représente le Concerto n°2 pour piano et orchestre en ut mineur op. 18 de Serge Rachmaninov. Les mains de la pianiste géorgienne n’ont fait qu’effleurer le clavier, sans pouvoir détacher de ce dernier la moindre sonorité pleine et colorée, l’interprétation sans consistance se faisant plate lecture, sans contrastes ni nuances, annihilant tout élan et vitalité, ce qui est le comble pour l’un des concertos pour piano les plus expressifs, mélodiques et virtuoses de l’histoire du genre. Cognant moins que de coutume sur les touches du piano, elle a néanmoins vidé la célèbre partition de toute consistance, noyant sous un flot de pédales, confondant vitesse et précipitation, tandis que le son est resté étriqué et sans carnation. Heureusement pour elle, l’Orchestre de Paris a sonné de façon séduisante avec ses magnifiques solos de bois et de cors, tandis que Kirill Karabits particulièrement attentif à sa soliste, veillait à éviter tout décalage, rattrapant sans attendre tout écart. Le succès était néanmoins assuré, tant l’impact des médias « main stream » et de nombre d’institutions est puissant, et les rappels appuyés ont conduit la pianiste à donner trois bis tout aussi apathiques et monotones, la Sérénade S. 560/VII tirée du Schwanengesang de Franz Schubert arrangé pour piano seul par Franz Liszt, un pot-pourri de la huitième Rhapsodie hongroise de Franz Liszt, et pour finir dans le domaine de la variété pour célébrer le centenaire du chanteur comédien, une transcription de la chanson La bohème de Charles Aznavour…

Khatia Buniatishvili, Kirill Karabits; Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Pour ses débuts avec l’Orchestre de Paris, Kirill Karabits, chef principal du Bournemouth Symphony Orchestra depuis quinze ans, a remarquablement injecté souffle, unité et couleurs caractéristiques à l’orchestration des quatre œuvres programmées, donnant chair et consistance à la Symphonie n° 2 en ut mineur op. 29 d’Alexandre Scriabine. Composée en cinq mouvements en 1901 adoptant une forme cyclique tripartite (le long Andante central qualifié de « jardin des délices » est isolé), le thème initial au ton sombre exposé par la clarinette solo (magnifique prestation de Pascal Moraguès) au début de la symphonie se déployant durant les quarante minutes de l’œuvre, à l’exception de l'Allegro, pour se conclure en une parade militaire triomphale annonçant plus ou moins la maturité du compositeur russe. Cette œuvre qui connut l’échec lors de sa création à Saint-Pétersbourg le 12 janvier 1902 n’est pas l’une de ses partitions d’orchestre les plus ingénieuses, a été remarquablement servie par un Kirill Karabits sollicitant judicieusement les textures soyeuses de l’Orchestre de Paris, différenciant avec justesse les plans et les couleurs de l’orchestration, restituant grâce à un Orchestre de Paris en verve, la fluidité et la transparence contrastant à la perfection avec la compacité et la nervosité acérée de certains passages.

Kirill Karabits, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Le chef ukrainien dirigeant avec fougue et minutie, le geste ample, précis et souple tout en soutenant attentivement les solos dans chacune des œuvres aux caractères marqués, jusques et y compris les deux pages plus brèves qui ont préludé à chacune des parties du concert, à commencer par une œuvre de son compatriote Théodore Akimenko (1876-1945), élève de deux des membres du Groupe des Cinq russe, Mili Balakirev et de Rimski-Korsakov, également professeur d’Igor Stravinski à Saint-Pétersbourg qui s’exila à Prague puis en France, où il s’installa en 1928 et mourut à Nice. Le poème nocturne pour orchestre d’une douzaine de minute intitulé Ange qu’a dirigé Karabits a été composé en 1924 sur un poème éponyme de Mikhaïl Lermontov (1814-1841) et a été dédié à l’éditeur parisien Alphonse Leduc, est clairement estampillé Rimski-Korsakov par la richesse de son orchestration et sa force évocatrice. La seconde partie était ouverte par une courte page d’orchestre de l’Iranienne Niloufar Nourbakhsh (née en 1992), Knell (Glas) composée en 2019 mais donnée par l’Orchestre de Paris dans sa version révisée en 2023 et créée le 10 décembre de la même année lors de la remise du Prix Nobel de la Paix. Cette partition richement colorée, alliant judicieusement les traitements les plus contemporains des instruments de l’orchestre symphonique occidental aux couleurs orientales, pour évoquer l’universalité du ressenti des derniers instants de la vie à partir d’éléments liés à l’histoire de la compositrice exilée à New York, et de son pays, l’Iran. La brièveté de cette touchante partition a conduit le chef à l’enchaîner directement avec le symphonie de Scriabine, ce qui s’avèrera regrettable car, outre le fait que les deux œuvres n’avaient aucun élément commun, cela a conduit la compositrice à ne pas se rendre sur le plateau pour recueillir des applaudissements qu’elle eût méritée, malgré l’instance du chef à la trouver parmi le public pour la faire monter sur le plateau…

Bruno Serrou