Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 22 novembre 2024
Somptueux programme de tournée de quatre vingt dixième anniversaire de l’Orchestre
Symphonique de Montréal vendredi soir à la Philharmonie de Paris dirigé par son
directeur musical, le vénézuélien Rafael Payare, issu de la même filière que
Gustavo Dudamel. Chef élégant, dynamique, geste large et nerveux, il a dirigé
une impressionnante Symphonie alpestre de Richard Strauss à laquelle il a manqué les magiques pianissimi qui
ouvrent et ferment l’œuvre et d’unité dans les épisodes les plus telluriques,
mais un magistral dialogue avec le magnétique piano de Daniil Trifonov dans le Concerto
pour piano de Robert Schumann. Œuvre
hollywoodienne sans véritable consistance en ouverture de programme du
compositeur irano-canadien Iman Habibi
Comme tout orchestre nord-américain
en tournée, l’Orchestre Symphonique de Montréal et son directeur musical
vénézuélien Rafael Payare, successeur du chef californien Kent Nagano, ont ouvert leur concert parisien avec une œuvre d’un compositeur contemporain vivant au
Canada. Cette fois il s’est agi d’une œuvre d’un irano-canadien de 39 ans, Iman
Habibi (né en 1985). Une courte pièce au titre allemand, Jeder Baum spricht (Chaque arbre parle) parce qu’écrite pour le deux cent cinquantième
anniversaire de la naissance de Beethoven dans le cadre duquel elle a été créée
par l’Orchestre de Philadelphie dirigé par le Canadien Yannick Nézet-Séguin.
Cette pièce de sept minutes qui se veut « une réflexion dérangeante »
n’a pas d’autre attrait que celui d’une « mise en bouche sur la
catastrophe climatique écrite en dialogue avec les Symphonies n° 5 et n° 6
de Beethoven », collant à l’actualité du moment, la Cop29 à Bakou, et
préparant au vif du sujet de la soirée.
Retrouver Daniil Trifonov suscite à chaque
fois un véritable plaisir de gourmet. Le vainqueur du Concours Tchaïkovski 2011
est un « géant » qui, depuis près de dix ans, est pour la plus grande
joue du public mélomane l’un des hôtes privilégiés de la Philharmonie de Paris.
Après le Philadelphia Orchestre et Yannick Nézet-Séguin voilà un an dans le
quatrième concerto et la Rhapsodie sur un
thème de Paganini de Serge Rachmaninov
(voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/11/dirige-par-yannick-nezet-seguin-le.html) et dix mois après l’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä dans
le premier concerto de Frédéric Chopin (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/01/daniil-trifonov-lorchestre-de-paris-et.html),
le magicien russe a proposé du célébrissime
Concerto en la mineur op. 54 que Robert Schumann composa en 1845 une
interprétation d’un lyrisme et d’une fluidité exceptionnelles, jouant avec une
aisance stupéfiante de ses longues mains courant sur le clavier sans même donner
l’impression d’y poser les doigts tant il effleure les touches d’un geste
aérien tout en en tirant des sonorités miraculeusement pleines, charnues, ardentes
comme la braise. Dans le mouvement initial, qui reprend une Fantaisie antérieurement écrite par le
compositeur, l’Orchestre Symphonique de Montréal a dialogué et soutenu le
soliste avec une ductilité enchanteresse, à commencer par le hautbois solo (Alex
Liedtke) à qui Schumann a confié l’exposition du thème d’Eusébius et de tous
les pupitres des bois, tandis que l’Intermezzo
central est une oasis d’intime poésie de Florestan-Schumann aux élans
lyriques d’un Adagio de concerto de
Mozart, débouchant sur un finale dont Trifonov et les canadiens ont exalté la
force conquérante. Au terme de cette
performance d’une splendeur vertigineuse jouée dans des tempi parfaitement maîtrisés qui ont permis
de goûter pleinement les sublimes beautés de la partition, Daniil Trifonov
aurait pu en rester là, mais il n’a pu résister aux appels insistants du
public, à qui il finir par offrir une transcription pour piano d’une délicate
spiritualité de Jesu bleibet meine Freude
(Jésus que ma joie demeure), choral
final de la Cantate Herz und Mund und Tat
und Leben BWV 147 (Cœur et bouche et
action et vie) pour la fête de la Visitation de Johann Sebastian Bach par Myra
Hess.
Depuis 1908, la résidence
principale de Richard Strauss et de sa famille est la villa qu’il a faite
construire à Garmisch avec les émoluments qu’il a tirés son opéra Salomé, son premier grand succès au
théâtre lyrique. Cette demeure est dressée aux abords de cette commune de
Haute-Bavière aux confins des Alpes bavaroises et du Tyrol autrichien, sur la
route de Munich à Innsbruck, plantée à sept cent huit mètres d’altitude dans la
vallée de l’un des affluents de l’Isar, qui arrose Munich, le Loisach, et de
ses propres affluents, les Partnach et Kankerbach. Construite pour que le
compositeur puisse retrouver sa chère Bavière sitôt que l’occasion se présente
et y composer autant qu’il le veut tout en acceptant quelques invitations à
diriger, cette villa est au couple Strauss pour les quarante années qui suivent
sa construction ce qu’a été Wahnfried à Bayreuth pour Richard et Cosima Wagner.
Garmisch est le témoin de batailles de boules de neige de Strauss avec sa femme
Pauline et leur fils Franz puis leurs petits-fils, Richard et Christian, jeux
qu’il met en musique en 1924 dans Intermezzo. Alors qu’il vit dans une commune
dont les ressources émanent principalement des sports d’hiver, le seul exercice
que Strauss pratique est le patinage, aux côtés de sa femme, et plus encore la
luge, au grand bonheur de ses deux petits-enfants. Jeune homme, il aime monter
à cheval, mais il y renonce la quarantaine venue. En fait, ce qui compte le
plus pour lui, depuis son enfance, ce sont les randonnées ; les excursions
en montagne le détendent et l’inspirent, comme l’atteste sa Symphonie
alpestre ou les cors des Alpes de son opéra Daphné. Depuis son bureau, Strauss peut contempler
le Zugspitze et les Wettersteingebirge qui l’entourent. En 1915, il conte en
musique par le menu une ascension en vingt-trois étapes du Zugspitze, le
plus haut sommet d’Allemagne avec ses deux mille neuf cent douze mètres
d’altitude, qui marque la frontière avec l’Autriche, entouré d’une vallée gorgée
de lacs et d’une dizaine de cimes de plus de deux mille mètres. Intitulée Une
Symphonie alpestre, cette partition aux vastes proportions est esquissée
dès 1902 sous le titre l’Antéchrist : Une symphonie alpestre, en référence
au livre éponyme de Friedrich Nietzsche, philosophe qui lui a déjà
inspiré Also sprach Zarathustra en 1895-1896. A
l’instar de Nietzsche, Strauss considère que le christianisme ne peut se
montrer prolifique que pendant un certain temps, ce pourquoi la nation
allemande se doit de s’en affranchir pour retrouver une vigueur nouvelle.
« J’appellerai ma Symphonie alpestre l’Antéchrist, car on y trouve
la purification morale de ses propres forces, la libération par le travail, le
culte de la nature glorieuse et éternelle. » Composée à partir de 1911, peu
après la mort de Mahler, le 18 mai, achevée à Berlin le 8 février 1915, à la
mort du père de Strauss, Une Symphonie alpestre est dédiée au comte von
Seebach, intendant de l’Opéra de Dresde où tous ses opéras sont créés depuis Feuersnot,
et à l’Orchestre de la Hofkapelle de Dresde, qui en donne la première exécution
mondiale le 28 octobre 1915 à la Philharmonie de Berlin sous la direction du
compositeur.
L’action de
cette immense page d’orchestre dont la genèse est parallèle à celle des opéras Ariane
à Naxos et la Femme sans ombre, Strauss composant sa symphonie pour
tuer le temps en attendant que Hofmannsthal lui livre les actes du second
ouvrage et le prologue de la deuxième version d’Ariane, se déroule sur
une journée, de l’aube au crépuscule, et conte en vingt-trois étapes,
regroupées en quatre parties constituant autant de mouvements de symphonie (Nuit,
L’ascension, Au sommet, La descente), l’escalade et la
descente du faîte des Alpes bavaroises. La partition est écrite pour un orchestre
colossal : au moins cent vingt trois instruments (4 flûtes (2 aussi
piccolo), 3 hautbois (1 aussi cor anglais) et Heckelphone (hautbois baryton un
octave plus bas que le hautbois), 2 clarinettes en si bémol, 1 clarinette en
ut, 1 clarinette basse, 4 bassons (1 aussi contrebasson), 4 cors, 4 tubas
Wagner, 4 trompettes, 4 trombones, 2 tubas, 2 timbaliers, machine à vent, machine
à tonnerre, glockenspiel, cymbales, grosse caisse, caisse claire, triangle,
cloches de vaches, tam-tam, 2 harpes, orgue, célesta, cordes (minimum 18, 16,
12, 10, 8), auxquels il convient d’ajouter hors scène 12 cors, 2 trompettes et
2 trombones, pour l’évocation de la partie de chasse peu après le début de l’œuvre
et qui ne seront plus utilisés par la suite, ce pourquoi sans doute Strauss
admet que ces parties soient, si nécessaire, jouées par les musiciens de
l’orchestre sans musiciens supplémentaires. Pareil effectif, néanmoins, ne
constitue pas une exception, puisque, à l’époque, Mahler venait de composer sa Huitième
Symphonie, et Schönberg de parachever ses Gurrelieder, et, tandis
que Strauss optait pour la composition d’un opéra à l’orchestration allégée, Ariane
à Naxos, il se plongeait aussi dans le sommet de sa production lyrique, la
Femme sans ombre, à l’orchestration foisonnante. « J’ai enfin appris à
orchestrer ! », déclarera Strauss au cours des répétitions de sa
symphonie.
Cette
escapade montagnarde musicalisée a inspiré à Strauss une structure en miroir,
la description de la descente commençant au beau milieu de l’orage comme une
récapitulation à revers de la montée. Les premières mesures de la symphonie
mettent en évidence la présence d’un très grand nombre de cordes, Strauss usant
d’une gamme ascendante de si bémol mineur dont chaque note est tenue, ce qui
engendre un immense cluster, qui relève le choral solennel des trombones, ce
qui suscite une impression tangible de ténèbres. La partition se conclut comme
elle a commencé, dans la nuit, « comme si l’œil devait s’habituer à
l’obscurité » précisait Strauss, enveloppée sur l’accord initial de si
bémol mineur. Au centre de l’œuvre, Au sommet, au lieu du grand apogée
attendu, Strauss lance un fugitif instant de victoire, éblouissant de lumière,
auquel participe pourtant moins de la moitié de l’effectif instrumental.
Triomphe qui cède sans attendre à un solo de hautbois hésitant qui se déploie sur
un délicat tapis de tremolo de cordes, et s’évapore devant le voile énigmatique
de la section Vision. S’enchâsse une longue péroraison, puissante mais
sobre, dont l’apogée, soutenu et majestueux, est promptement interrompu par le coucher
du soleil dans la brume qui ouvre la nuit.
Longtemps
ignorée par les orchestres, cette œuvre devient en ce XXIe siècle l’une
des pages pour très grandes formations les plus programmées du répertoire
symphonique. Le corps plongé dans l’Orchestre Symphonique de Montréal comme
faisant partie de la formation, dirigeant le geste souple, large, précis, chantant
avec un bonheur évident avec ses musiciens, Rafael Payare est apparu clairement
dans son élément dans cette immense pièce d’orchestre singulièrement
évocatrice, dernière grande partition purement orchestrale de Richard Strauss. Seul
réserve que je puisse émettre ici de cette exaltante exécution, un certain
manque de précision et d’intensité dans les passages nocturnes du début et de
la fin de l’œuvre, et des pianissimi trop
sonores, tandis que l’on ne peut que féliciter l’ensemble des musiciens pour la
puissance, l’homogénéité, l’intensité des couleurs et l’onctuosité des textures
des fortissimi qui ont toujours sonné
clair et aéré, tous les pupitres restant constamment identifiables au sein d’une
polyphonie pourtant foisonnante, servant ainsi avec magnificence le génie d’orchestrateur
de Richard Strauss.
Bruno
Serrou
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