mercredi 13 novembre 2024

Entre ciel et terre, Ivo Pogorelich a donné un récital de poète pour sa première apparition à la Philharmonie de Paris pour Piano****

Paris. Piano****. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 12 novembre 2024

Ivo Pogorelich. Photo : DR

Récital entre ciel et terre mardi soir d’Ivo Pogorelich pour sa première apparition à la Philharmonie de Paris dans le cadre de Piano****. Une main gauche solide et légère à la fois, marquant à la perfection l’assise rythmique et harmonique, une main droite fruitée et onirique, jouant sur le ton de la confidence, alternant paisible, lyrisme et tragédie avec un fabuleux sens du discours qui a suscité une attention de chaque instant de la part du public. Au programme Mazurkas op. 59 et Sonate n° 2 « Funèbre » de Frédéric Chopin, Valse triste de Jean Sibelius et les Moments musicaux de Franz Schubert

Ivo Pogorelich chauffe son piano d'un soir à la Philharmonie. Photo : (c) Bruno Serrou

Certes, le comportement sur scène d’Ivo Pogorelich peut-il agacer, tenue de SDF portant bonnet et écharpe, jouant doucement non pas pour s’échauffer mais pour « échauffer l’instrument, préparer le clavier, accorder ses oreilles, ses doigts, son corps » sur le plateau tandis que le public commence à s’installer, avant de se rendre dans sa loge pour endosser sa tenue de concert et de retourner sur scène pour le récital vêtu d’une longue queue de pie, démarche hésitante à pas mesurés et dos voûté entre les coulisses et son siège partitions en main, saluts bas en un mouvement lentement déployé, assistance d’une tourneuse de pages… Dès le début de sa carrière, le pianiste croate s’est fait remarquer par l’originalité de sa personne, lorsque, en 1980, son élimination du Concours Chopin de Varsovie avant la finale suscita un véritable séisme, provoquant la démission de Martha Argerich, qui, en claquant la porte du jury qui vient d’éliminer le candidat, s’écria « Ivo Pogorelich est un génie ! »

Ivo Pogorelich (et sa tiourneuse de pages d'un soir). Photo : (c) Bruno Serrou

Mais abstraction faite de ce « cinéma », diront certains, ou de ce « rituel » selon d’autres, ce que donne à entendre Ivo Pogorelich saisit par la poésie qui émane de son jeu qui exige des auditeurs une écoute soutenue qui se fait dans un silence monacal. Il faut dire que son toucher est particulièrement nuancé, capable de pianissimi à la limite de l’audible comme de fortissimi apparaissant telluriques mais jamais saturés tant le jeu demeure constamment délicat, fluide et transparent. Ce qui frappe à son écoute, c’est l’onirisme qui émane de ses interprétations, le ciselé de son jeu, la fermeté de chaque attaque qui se déploie sans artifices.

Photo : (c) Bruno Serrou

C’est avec Chopin que Pogorelich a commencé son récital, tout comme débuta sa carrière voilà quarante-quatre ans avec le scandale du Concours de Varsovie déjà évoqué et son premier disque publié en 1981. Les trois Mazurkas op. 59 composées en 1845 à Nohant dans la propriété de George Sand, qu’Ivo Pogorelich fait pleinement siennes, faisant des pièces d’une grande témérité avec ces harmonies caractéristiques dont le pianiste croate réussit la gageure de mêler intimement noblesse et onirisme tout en gommant l’encrage dans la tradition populaire. Toute intériorisée, la célèbre Sonate n° 2 en si bémol mineur op. 35 que Chopin élabora entièrement autour de la Marche funèbre que précèdent deux mouvements vifs, l’un radieux et passionné l’autre grinçant, et que suit un court final aux pulsions fébriles. De cette œuvre puissamment originale, Pogorelich fait un immense poème pour piano, donnant néanmoins un tour désincarné à ces pages gorgées d’intentions, y compris dans la Marche funèbre dans laquelle Chopin semble avoir voulu commémorer l’insurrection de Varsovie de novembre 1830, où le pianiste a souligné non sans une sereine distanciation, la progression inexorable et le chant bouleversant du magnifique trio central dont il a souligné le charme mélodique au cœur de l’affliction qui émane de l’ensemble du mouvement.

Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie était ouverte sur la véritable « scie » que constitue la Valse triste de Jean Sibelius extraite de Kuolema (la Mort). Moins courue par les pianistes que par les orchestres à qui elle était originellement destinée, elle se fait dans sa version pour clavier plus analytique et moins éplorée et sombre que sous sa forme pour flûte, clarinette, deux cors, timbales et cordes de 1903/1904, tandis que l’évocation de Pogorelich se fait véritable poète tant le chant est sublimé allant au-delà de la simple tristesse, étant davantage dans la nostalgie que dans la douleur, chaque note se détachant emplie de ses propres intentions, Pogorelich réussissant à faire chante son piano comme un orchestre complet tout en mettant chaque touche en relief. Enfin, les six Moments musicaux op. 94 D 780 publiés en 1828 que Franz Schubert conçut entre 1823 et 1827. Poète, Pogorelich l’est plus encore que dans ce qui a précédé. Il en dessine les atmosphères contrastées avec une délicatesse et un raffinement de chaque instant, en faisant ressortir tel un peintre les couleurs et les harmonies souveraines à l’intérieur de chaque mouvement, tout en donnant la tendre mélancolie de certains, particulièrement dans le célèbre Moment en fa mineur, et la gaîté capricieuse d’autres, avant de rendre sur le ton de la confidence le caractère plaintif de la « romance sans paroles » qu’est le Moment Allegretto en la bémol majeur dit « Plainte d’un troubadour » qui clôt l’ensemble.

Photo : (c) Bruno Serrou

Devant l’insistance du public qu’il aura salué longuement, se courbant d’un coup à mi-corps pour se redresser rudement au bout d’un moment, Ivo Pogorelich a donné le deuxième des trois Nocturnes op. 15 de Frédéric Chopin, celui en fa dièse majeur, concluant son récital sur le même ton mélancolique qu’il aura porté tout au long de la soirée…  

Bruno Serrou

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