Paris. Piano****. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 12 novembre 2024
Récital entre ciel et terre mardi soir d’Ivo Pogorelich pour sa première
apparition à la Philharmonie de Paris dans le cadre de Piano****. Une main
gauche solide et légère à la fois, marquant à la perfection l’assise rythmique
et harmonique, une main droite fruitée et onirique, jouant sur le ton de la
confidence, alternant paisible, lyrisme et tragédie avec un fabuleux sens du
discours qui a suscité une attention de chaque instant de la part du public. Au
programme Mazurkas op. 59 et Sonate n° 2 « Funèbre » de Frédéric Chopin, Valse triste de Jean Sibelius et les Moments
musicaux de Franz Schubert
Certes, le comportement sur scène
d’Ivo Pogorelich peut-il agacer, tenue de SDF portant bonnet et écharpe, jouant
doucement non pas pour s’échauffer mais pour « échauffer l’instrument,
préparer le clavier, accorder ses oreilles, ses doigts, son corps » sur le
plateau tandis que le public commence à s’installer, avant de se rendre dans sa
loge pour endosser sa tenue de concert et de retourner sur scène pour le
récital vêtu d’une longue queue de pie, démarche hésitante à pas mesurés et dos
voûté entre les coulisses et son siège partitions en main, saluts bas en un
mouvement lentement déployé, assistance d’une tourneuse de pages… Dès le début
de sa carrière, le pianiste croate s’est fait remarquer par l’originalité de sa
personne, lorsque, en 1980, son élimination du Concours Chopin de Varsovie
avant la finale suscita un véritable séisme, provoquant la démission de Martha
Argerich, qui, en claquant la porte du jury qui vient d’éliminer le candidat,
s’écria « Ivo Pogorelich est un génie ! »
Mais abstraction faite de ce
« cinéma », diront certains, ou de ce « rituel » selon
d’autres, ce que donne à entendre Ivo Pogorelich saisit par la poésie qui émane
de son jeu qui exige des auditeurs une écoute soutenue qui se fait dans un
silence monacal. Il faut dire que son toucher est particulièrement nuancé,
capable de pianissimi à la limite de
l’audible comme de fortissimi apparaissant
telluriques mais jamais saturés tant le jeu demeure constamment délicat, fluide
et transparent. Ce qui frappe à son écoute, c’est l’onirisme qui émane de
ses interprétations, le ciselé de son jeu, la fermeté de chaque attaque qui se
déploie sans artifices.
C’est avec Chopin que Pogorelich a commencé son récital, tout comme débuta sa
carrière voilà quarante-quatre ans avec le scandale du Concours de Varsovie
déjà évoqué et son premier disque publié en 1981. Les trois Mazurkas op. 59 composées en 1845
à Nohant dans la propriété de George Sand, qu’Ivo Pogorelich fait pleinement
siennes, faisant des pièces d’une grande témérité avec ces harmonies caractéristiques
dont le pianiste croate réussit la gageure de mêler intimement noblesse et
onirisme tout en gommant l’encrage dans la tradition populaire. Toute
intériorisée, la célèbre Sonate n° 2 en
si bémol mineur op. 35 que Chopin élabora entièrement autour de la Marche funèbre que précèdent deux mouvements vifs, l’un radieux et
passionné l’autre grinçant, et que suit un court final aux pulsions fébriles. De
cette œuvre puissamment originale, Pogorelich fait un immense poème pour piano,
donnant néanmoins un tour désincarné à ces pages gorgées d’intentions, y
compris dans la Marche funèbre dans
laquelle Chopin semble avoir voulu commémorer l’insurrection de Varsovie de
novembre 1830, où le pianiste a souligné non sans une sereine distanciation, la
progression inexorable et le chant bouleversant du magnifique trio central dont
il a souligné le charme mélodique au cœur de l’affliction qui émane de
l’ensemble du mouvement.
La seconde partie était ouverte
sur la véritable « scie » que constitue la Valse triste de Jean Sibelius extraite de Kuolema (la Mort). Moins courue par les pianistes
que par les orchestres à qui elle était originellement destinée, elle se fait dans
sa version pour clavier plus analytique et moins éplorée et sombre que sous sa
forme pour flûte, clarinette, deux cors, timbales et cordes de 1903/1904,
tandis que l’évocation de Pogorelich se fait véritable poète tant le chant est
sublimé allant au-delà de la simple tristesse, étant davantage dans la nostalgie
que dans la douleur, chaque note se détachant emplie de ses propres intentions,
Pogorelich réussissant à faire chante son piano comme un orchestre complet tout
en mettant chaque touche en relief. Enfin, les six Moments musicaux op. 94 D 780 publiés en 1828 que Franz Schubert conçut entre 1823 et 1827. Poète, Pogorelich l’est
plus encore que dans ce qui a précédé. Il en dessine les atmosphères contrastées
avec une délicatesse et un raffinement de chaque instant, en faisant ressortir
tel un peintre les couleurs et les harmonies souveraines à l’intérieur de
chaque mouvement, tout en donnant la tendre mélancolie de certains,
particulièrement dans le célèbre Moment
en fa mineur, et la gaîté capricieuse d’autres, avant de rendre sur le ton
de la confidence le caractère plaintif de la « romance sans paroles »
qu’est le Moment Allegretto en la bémol majeur dit « Plainte d’un troubadour » qui clôt l’ensemble.
Devant l’insistance du public qu’il
aura salué longuement, se courbant d’un coup à mi-corps pour se redresser rudement
au bout d’un moment, Ivo Pogorelich a donné le deuxième des trois Nocturnes op. 15 de Frédéric Chopin,
celui en fa dièse majeur, concluant son récital sur le même ton mélancolique qu’il
aura porté tout au long de la soirée…
Bruno Serrou