Philharmonie de Paris. Salle Pierre Boulez. Samedi 23 novembre 2024
Des Johannes Brahms symphoniques de rêve. Soirée magique à la Philharmonie de Paris avec le BFO - Budapest Festival Orchestra et son patron le lumineux Iván Fischer dans une Danse hongroise en début de chaque partie, une sublime Symphonie n° 1 d’une densité et d’une énergie inouïes, un feu d’artifice sonore des pupitres de l’orchestre dans le Concerto n° 1 avec un András Schiff hélas peu concerné et fade en sonorités, largement compensées par les virtuoses du BFO, des cordes fabuleuses constituées en majorité de tziganes. Parfait pour les résonances graves de Brahms, les contrebasses alignées au fond du plateau, violons 1 et 2 se faisant face, bois au centre devant les contrebasses entourés des cors à gauche et des trompettes et trombones à droite. Deux bis de Schiff (Brahms Intermezzo (andante teneramente) op. 118/2, et Albumblatt en la mineur) et un de l’orchestre, qui a chanté un chœur à quatre voix de Brahms (Es geht ein Wahen op. 62/6 - Il se passe quelque chose - sur un poème de Paul Heyse) merveilleusement chanté par tous les musiciens de l’orchestre
Un concert monographique consacré à
Johannes Brahms (1833-1897), jusques et y compris dans les bis exécutés en fin de chaque partie portant toutes le chiffre
« 1 ». Deux premières œuvres avec orchestre, le Concerto n° 1 (1858) et la Symphonie
n° 1 (1854/1874-1876), et deux Danses
hongroises (n° 1 et n° 11). Les deux premières ont en commun
le fait que longtemps l’amorce du concerto fut considérée par le compositeur comme
celle d’une première symphonie avant de devenir le mouvement initial du
concerto, d’où cette longue introduction de l’orchestre seul, et que Brahms,
intimidé par le poids de la Symphonie n°
9 de Beethoven n’osait pas se lancer dans le gigantesque défi que
représentait cette aventure qui consistait à se mesurer et de tenter de
surpasser le Titan Beethoven…
A ces deux œuvres, que le préprogramme annonçait dans l’ordre inverse de la chronologie de leur genèse (la symphonie en première partie, le concerto en seconde partie), s’ajoutaient deux des 21 Danses hongroises (1868, orchestrées en 1873), la première en sol mineur et la onzième en ré mineur… Pourquoi Brahms par un orchestre hongrois ? Simplement parce que le compositeur hambourgeois a toujours été attiré par la musique tzigane, qu’il a pratiquée dès l’âge de dix-neuf ans en accompagnant le violoniste hongrois Ede Reményi dans ses tournées à travers l’Allemagne. Outre la découverte des richesses de la culture de son pays, ce dernier lui présenta Joseph Joachim, qui allait à la fois devenir l’un de ses proches mais aussi le dédicataire et créateur de son Concerto pour violon en ré majeur op. 77 (1878), sinon son co-auteur. C’est cette proximité avec Reményi qui finit par lui inspirer sa série de vingt-et-une Danses hongroises pour piano à quatre mains puisées pour la plupart dans des airs de danses populaires et folkloriques, verbunkos (danses de recrutement militaire) et csardas, arrangées avec des mélodies tziganes en vogue à l’époque caractérisées entre autres par de brusques changements de tempi lents et rapides. Les dix premières furent publiées en 1869, les dernières en 1880. Si elles ne portent pas de numéro d’opus c’est parce que Brahms ne le considérait pas comme des œuvres originales mais comme de simples adaptations de musiques traditionnelles, même si certaines, comme la onzième, sembleraient se fonder sur des thèmes originaux, et seules les première, troisième et dixième ont été orchestrées par Brahms lui-même en 1873, d’autres dont la onzième par Albert Parlow, le reste par d’autres mains encore, tandis que les cinq dernières l’ont été par Antonín Dvořák. De la première, Iván Fischer et son Budapest Symphony Orchestra ont donné tout le charme scintillant et sensuel soulignée par la place importante accordée au triangle, de la seconde la douce nostalgie.
Les quatre concertos de Johannes Brahms - deux pour piano, un pour violon, un pour violon et violoncelle - sont en fait autant de symphonies concertantes avec soliste(s) obligé(s). Le premier d’entre eux plus encore. En effet, commençant par une sonate pour piano, envisageant ensuite d’en orchestrer le mouvement initial comme amorce d’une symphonie en 1854, se rendant finalement compte qu’il n’était pas encore suffisamment mûr pour affronter une telle ambition, le compositeur de vingt ans finit par opter pour une œuvre orchestrale avec piano, instrument qu’il maîtrisait à la perfection, reprenant le matériau de ce mouvement pour en faire le Maestoso initial du Concerto n° 1 pour piano et orchestre en ré majeur op. 15, avant de composer une musique nouvelle pour les deux mouvements suivants. Brahms attendra vingt années encore pour écrire et achever la première de ses symphonies, et à l’instar du second, terminé en 1881, ce premier concerto pour piano se présente davantage comme une symphonie concertante avec piano obligé que comme une partition pour soliste et orchestre, le piano sonnant à lui seul comme un orchestre entier tandis que l’orchestre est traité en virtuose. D’une vigoureuse jeunesse, noble et généreux de souffle, grondant avec une énergie chatoyante et féline, les trois mouvements de ce vaste vaisseau forment un incomparable chef-d’œuvre. Trop sage et au jeu suscitant des sonorités trop monochromes, András Schiff, se déplaçant avec une canne, regardant le chef et les solistes de l’orchestre avec parcimonie, utilisant peu la pédale tonale, les doigts courant sans élasticité sur le clavier, présence imposante, le pianiste hongrois n’a pas réussi à donner la quintessence de cette partition qu’il a jouée avec distance et détachement. Calme et serein, certes, mais loin du souvenir enchanteur que je garde chèrement à l’esprit de ce que pouvait offrir son confrère roumain, Radu Lupu, qui, en avril 2012 avec l’Orchestre de Paris (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2012/04/radu-lupu-offert-avec-lorchestre-de.html), en avait offert une lecture souveraine mais bouillonnante, toucher étincelant et fluide de ses doigts d’airain galvanisant de chaudes et profondes sonorités en parfaite adéquation avec les couleurs polychromes et tout en reliefs marbrés de l’écriture brahmsienne, la respiration ample, mobile et aérienne, mais ferme et percussive, en péréquation avec la longue respiration des phrases en état d’apesanteur caractéristiques du style de Brahms. Tant et si bien que la froideur du soliste a déteint sur l’orchestre, Iván Fischer étant de toute évidence contraint de réfréner ses élans pour ne pas susciter de décalages, tandis que le jeu et les timbres du Budapest Festival Orchestra n’ont pas pu se présenter comme le prolongement naturel de ceux du piano. Après un court moment d’hésitation, pour répondre à l’accueil enthousiaste du public, András Schiff a donné en bis deux autres pages de Brahms, l’Intermezzo (andante teneramente) op. 118/2 d’une discrète mélancolie sous les doigts de Schiff, et l’Albumblatt (Feuillet d’album) en la mineur op. posthume composé en 1853 en réponse à une commande pour l’Album Amicorum d’Arnold Wehner.
Fruit d’une genèse longue et particulièrement difficile, la Symphonie n° 1 en ut mineur op. 68 a été emportée avec éloquence par un Iván Fischer énergique et virevoltant qui a offert une interprétation à couper le souffle et à qui le Budapest Festival Orchestra qu’il a créé avec Zoltan Kocsis a donné la pareille en répondant comme un seul homme à la moindre de ses sollicitations, magnifique de cohésion, de cantabile. Comme sur-vitaminés, tous les pupitres seraient à citer, tant la virtuosité et la fusion ont été absolues. Le chef hongrois a remarquablement mis en évidence le fait que chacun des mouvements de la symphonie ne semble jamais naître mais être là de toute éternité, l’auditeur ayant le sentiment d’immiscer son oreille au beau milieu d’un discours dont il n’a pas entendu le début mais qui le saisi dès l’abord, comme le fera plus tard Richard Strauss dans son lied … Morgen… op. 27/4.
D’une ampleur épique et suprêmement séduisante, l’approche d’Iván Fischer s’est imposée par l’unité du discours, l’opulence du phrasé, les tensions tour à tour inflexibles et domptées, la force conquérante du mouvement initial dont la matière est impérieusement exposée par les timbales (Roland Dénes), le raffinement du mouvement lent, la sereine et candide poésie du Poco allegretto, surtout côté violons et bois solistes, hautbois et clarinette, qui se répondaient gaiement, la diversité des climats du finale dont la progression s’est avérée limpide et naturelle en dépit des structures particulièrement élaborées du morceau, tandis que le thème solennel au cor repris à la flûte sur un tremolo de cordes est exposé avec ductilité. Orchestre admirable de nuances, de précision, de feu et de braise, virtuosité au cordeau, avec des flèches dardant comme des fusées. Le violon solo est d’une beauté charnelle (Alanasy Chupin), le hautbois (Dudu Carmel) bruit comme une forêt entière, flûte (Gabriella Pivon), clarinette (Akos Acs), basson (Bence Boganyi), cor (Zoltan Szöke), trompette (Gergely Cskota), les trois trombones… Et que dire de ces contrebasses de velours sombre alignées en fond de scène, sinon qu’elles n’ont cessé d’impressionner par leurs couleurs ombrées et leur sonorité brûlante...
En bis, les musiciens de l’orchestre se
sont transformés en choristes aux voix somptueuses et à l’homogénéité exemplaire
dans le lied pour chœur à quatre voix mixtes a capella de Johannes Brahms « Es geht ein Wahen » op. 62/6 (Il se passe
quelque chose) sur un poème de Paul Heyse tiré de la Jungbrunnen (Fontaine de
jouvence) que le compositeur arrangera par la suite pour soprano et piano
mais publiée plus tôt sous le numéro d’opus
48/6.
Bruno Serrou
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