jeudi 29 mars 2018

Helmut Lachenmann, retour sur un chef-d'oeuvre présenté à Paris en 2001 : Das Mädchen mit den Schwefelhölzern


Helmut Lachenmann (né en 1935), La petite fille aux allumettes dans la production de Peter Mussbach en 2001. Photo : (c) Eric Mahoudeau

Achevé en 1996, l’opéra Das Mädchen mit den Schwefelhölzern (La petite fille aux allumettes) aura nécessité huit ans de travail à son auteur, Helmut Lachenmann, qui aura remis le tout sur le métier dans la perspective de cette nouvelle production de l’Opéra de Stuttgart présentée au Palais Garnier le 17 septembre 2001 dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Helmut Lachenmann (né en 1935). Photo : DR

Né en 1935, Helmut Lachenmann est le compositeur allemand le plus marquant de sa génération, aux côtés de Stockhausen, au point que les jeunes apprentis se bousculent pour recueillir son enseignement. La petite fille aux allumettes se place sur le même plan que Die Soldaten de Bernd Aloïs Zimmermann ou Saint François d’Assise d'Olivier Messiaen :  l’œuvre d’une vie, la synthèse de toute une création. 

Deux pages du conducteur de La petite fille aux allumettes d'Helmut Lachenmann. Photo : (c) Renate Feyerbacher

“L’opéra est un grand problème, avoue Lachenmann, la musique ne peut être que pure. Elle est là pour être entendue, suggérer à l’auditeur des images intérieures, pas pour accompagner des émotions ou une histoire. Je n’aurais jamais pu écrire sur une autre histoire que La petite fille aux allumettes, qui m’a également permis de créer une situation que je qualifierai de “météorologique”, le froid, la neige, la nuit, et tout ce qui constitue l’environnement de l’être humain. Car mon opéra conte la situation d’un être hors de la société, qui essaie de trouver son bonheur, et toutes ce qui nous paraît naturel mais auquel elle ne peut participer, et en plus, pour subsister, il lui faut vendre quelque chose que personne ne veut acheter. Elle est seule, elle a froid. Désespérée, elle consomme la marchandise, des allumettes, avec laquelle elle pourrait peut-être survivre. Cette situation est comparable à celle d’un artiste qui doit aller au-delà de la société tout en prenant appui sur ses normes. Et en même temps, l’histoire elle-même m’offrait une situation qui aide l’auditeur à percevoir avec tous ses sens, l’ouïe s’associant ici à la vue, à l’imagination, au sentiment”. Et même au toucher, puisqu’il émane de la musique de Lachenmann une impression de froid qui tétanise. 

Helmut Lachenmann, La petite fille aux allumettes dans la production de Peter Mussbach. Photo : (c) Staatsoper Stuttgart

Outre le conte d’Andersen, le compositeur utilise des textes de l’une des parias de la Fraction Armée Rouge, Gudrun Ensslin, ce qui, en ces temps d’actualité placée sous le sceau du terrorisme, est d’une tragique actualité. Pour le compositeur, le conte d’Andersen est en fait une dénonciation de la société capitaliste qui accule à la violence, et il a voulu montrer les autres degrés de la révolte, la petite fille proteste mais nous touche, la terroriste est prête à mourir mais aussi à tuer et nous terrifie. “Leur mort, écrivait Ensslin, symbolise l’absence de perspective et l’impuissance de l’homme dans le système : soit tu te détruis soit tu détruis les autres, soit mort, soit égoïste.” Lachenmann ajoute au tout des textes de Léonard de Vinci, qui lui aura par ailleurs inspiré l’un de ses chefs-d’œuvre, Zwei gefühle, qui imprègne l’opéra entier.

Helmut Lachenmann, La petite fille aux allumettes dans la production de Peter Mussbach. Photo : (c) Staatsoper Stuttgart

En fait, il ne s’agit pas d’un opéra au sens commun du terme, ce que laisse d’ailleurs entendre le sous-titre, “opéra avec des images”. Faisant fi de la narration classique, l’ouvrage n’étant constitué que de monologues, le propos se trouvant pour l’essentiel concentré dans la voix, qui use de toute la panoplie des expressions phonétiques jusqu’aux divers bruits de bouche, et, surtout, dans l’orchestre, l’inventivité et l’expérience de Lachenmann s’y trouvant concentrées.

Helmut Lachenmann, La petite fille aux allumettes dans la production de Peter Mussbach. Photo : (c) Staatsoper Stuttgart

Avec une force si extraordinaire qu’il devient image dont il suggère le moindre contour, alors que le compositeur ne fait appel qu’à des instruments traditionnels, mais dont il parvient à détourner le son. La mise en scène de Peter Mussbach, qui déroule l’action dans la tête de la petite fille, est en totale adéquation avec la musique, ne formant ni redondance ni contresens, mais lui instillant au contraire une poésie aussi délicate qu’intense. Demandant une écoute extrêmement concentrée qu’elle établit d’elle-même dès les premières mesures exposées tel le souffle d’une brise hivernale, la partition est l’une des plus saisissantes de notre temps. 

Helmut Lachenmann, La petite fille aux allumettes dans la production de Peter Mussbach. Photo : (c) Staatsoper Stuttgart

Les deux heures de spectacle donné en continu passent sans que l’on ait pu prendre la mesure du temps, l’auditeur étant entraîné dans une nasse de musique, effectifs vocaux et orchestraux mêlés dans la fosse, sur le plateau, sur les côtés et en fond de salle. Seule la litanie de la silhouette noire, capée et enchapeautée disant des textes de Esslin et Leonard de Vinci traîne en longueur, quoique formant contraste avec le reste de l’action et repôdsant sur Zwei Gefühle, tout comme la japonaise en deuil jouant du shô, et débouchant sur un long e magnifique postlude qui nous renvoie dans ce monde où chaque instant quelqu’un meurt de froid. Cette production de grande beauté, qui met tous les sens de l’auditeur à contribution, touche, bouleverse, plonge dans un bain de sons dont il est difficile de s’extraire à la fin de la représentation, est interprétée par une équipe extraordinaire, des mimes aux choristes, en passant par les deux sopranos, Elizabeth Keusch et Sarah Leonard. La troupe de l’Opéra de Stuttgart est magistralement animée par le chef hongrois Lothar Zagrosek qui officie avec un tact exemplaire, dirigeant un orchestre d’une précision phénoménale, donnant toute sa dimension à une musique discursive permettant la sensation du froid que les auditeurs ressentent jusque dans leur chair. 

Bruno Serrou

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