Helmut Lachenmann (né en 1935), La petite fille aux allumettes dans la production de Peter Mussbach en 2001. Photo : (c) Eric Mahoudeau
Achevé en 1996, l’opéra Das Mädchen mit den Schwefelhölzern (La petite fille aux allumettes) aura nécessité huit ans de travail à son auteur, Helmut Lachenmann, qui aura
remis le tout sur le métier dans la perspective de cette nouvelle production de
l’Opéra de Stuttgart présentée au Palais Garnier le 17 septembre 2001 dans le cadre du Festival
d’Automne à Paris.
Helmut Lachenmann (né en 1935). Photo : DR
Né en 1935, Helmut Lachenmann est le compositeur allemand le plus marquant
de sa génération, aux côtés de Stockhausen, au point que les jeunes apprentis
se bousculent pour recueillir son enseignement. La petite fille aux
allumettes se place sur le même plan que Die Soldaten de Bernd Aloïs Zimmermann
ou Saint François d’Assise d'Olivier Messiaen : l’œuvre d’une vie, la synthèse de toute une
création.
Deux pages du conducteur de La petite fille aux allumettes d'Helmut Lachenmann. Photo : (c) Renate Feyerbacher
“L’opéra est un grand problème, avoue Lachenmann, la musique ne
peut être que pure. Elle est là pour être entendue, suggérer à l’auditeur des
images intérieures, pas pour accompagner des émotions ou une histoire. Je
n’aurais jamais pu écrire sur une autre histoire que La petite fille aux
allumettes, qui m’a également permis de créer une situation que je
qualifierai de “météorologique”, le froid, la neige, la nuit, et tout ce qui
constitue l’environnement de l’être humain. Car mon opéra conte la situation
d’un être hors de la société, qui essaie de trouver son bonheur, et toutes ce
qui nous paraît naturel mais auquel elle ne peut participer, et en plus, pour
subsister, il lui faut vendre quelque chose que personne ne veut acheter. Elle
est seule, elle a froid. Désespérée, elle consomme la marchandise, des
allumettes, avec laquelle elle pourrait peut-être survivre. Cette situation est
comparable à celle d’un artiste qui doit aller au-delà de la société tout en
prenant appui sur ses normes. Et en même temps, l’histoire elle-même m’offrait
une situation qui aide l’auditeur à percevoir avec tous ses sens, l’ouïe
s’associant ici à la vue, à l’imagination, au sentiment”. Et même au
toucher, puisqu’il émane de la musique de Lachenmann une impression de froid
qui tétanise.
Helmut Lachenmann, La petite fille aux allumettes dans la production de Peter Mussbach. Photo : (c) Staatsoper Stuttgart
Outre le conte d’Andersen, le compositeur utilise des textes de
l’une des parias de la Fraction Armée Rouge, Gudrun Ensslin, ce qui, en ces
temps d’actualité placée sous le sceau du terrorisme, est d’une tragique
actualité. Pour le compositeur, le conte d’Andersen est en fait une dénonciation
de la société capitaliste qui accule à la violence, et il a voulu montrer les
autres degrés de la révolte, la petite fille proteste mais nous touche, la
terroriste est prête à mourir mais aussi à tuer et nous terrifie. “Leur
mort, écrivait Ensslin, symbolise l’absence de perspective et l’impuissance de
l’homme dans le système : soit tu te détruis soit tu détruis les autres,
soit mort, soit égoïste.” Lachenmann ajoute au tout des textes de Léonard
de Vinci, qui lui aura par ailleurs inspiré l’un de ses chefs-d’œuvre, Zwei
gefühle, qui imprègne l’opéra entier.
Helmut Lachenmann, La petite fille aux allumettes dans la production de Peter Mussbach. Photo : (c) Staatsoper Stuttgart
En fait, il ne s’agit pas d’un opéra au sens commun du
terme, ce que laisse d’ailleurs entendre le sous-titre, “opéra avec des
images”. Faisant fi de la narration classique, l’ouvrage n’étant constitué
que de monologues, le propos se trouvant pour l’essentiel concentré dans la
voix, qui use de toute la panoplie des expressions phonétiques jusqu’aux divers
bruits de bouche, et, surtout, dans l’orchestre, l’inventivité et l’expérience
de Lachenmann s’y trouvant concentrées.
Helmut Lachenmann, La petite fille aux allumettes dans la production de Peter Mussbach. Photo : (c) Staatsoper Stuttgart
Avec une force si extraordinaire qu’il devient image dont
il suggère le moindre contour, alors que le compositeur ne fait appel qu’à des
instruments traditionnels, mais dont il parvient à détourner le son. La mise en
scène de Peter Mussbach, qui déroule l’action dans la tête de la petite fille,
est en totale adéquation avec la musique, ne formant ni redondance ni contresens,
mais lui instillant au contraire une poésie aussi délicate qu’intense.
Demandant une écoute extrêmement concentrée qu’elle établit d’elle-même dès les
premières mesures exposées tel le souffle d’une brise hivernale, la partition
est l’une des plus saisissantes de notre temps.
Helmut Lachenmann, La petite fille aux allumettes dans la production de Peter Mussbach. Photo : (c) Staatsoper Stuttgart
Les deux heures de spectacle
donné en continu passent sans que l’on ait pu prendre la mesure du temps,
l’auditeur étant entraîné dans une nasse de musique, effectifs vocaux et
orchestraux mêlés dans la fosse, sur le plateau, sur les côtés et en fond de
salle. Seule la litanie de la silhouette noire, capée et enchapeautée disant
des textes de Esslin et Leonard de Vinci traîne en longueur, quoique formant
contraste avec le reste de l’action et repôdsant sur Zwei Gefühle, tout comme
la japonaise en deuil jouant du shô, et débouchant sur un long e magnifique
postlude qui nous renvoie dans ce monde où chaque instant quelqu’un meurt de
froid. Cette production de grande beauté, qui met tous les sens de l’auditeur à
contribution, touche, bouleverse, plonge dans un bain de sons dont il est
difficile de s’extraire à la fin de la représentation, est interprétée par une équipe
extraordinaire, des mimes aux choristes, en passant par les deux sopranos,
Elizabeth Keusch et Sarah Leonard. La troupe de l’Opéra de Stuttgart est
magistralement animée par le chef hongrois Lothar Zagrosek qui officie avec un
tact exemplaire, dirigeant un orchestre d’une précision phénoménale, donnant
toute sa dimension à une musique discursive permettant la sensation du froid
que les auditeurs ressentent jusque dans leur chair.
Bruno Serrou
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