Wilhem
Latchoumia est un véritable sorcier du piano. Gratifié de bras et de mains
d’une amplitude impressionnante, artiste passionné épris de découverte, tous
les répertoires lui sont acquis. « Une grande main n’est pas indispensable,
constate-t-il pourtant. La main idéale est un leurre. Il faut la muscler, la
former, la maîtriser. Ce qui oblige à un long travail. Les écarts de dixièmes
ne courent pas les partitions, tandis que l’octave me contraint à fermer et
contrôler la main. » Né à Lyon en 1974, d’origine martiniquaise, installé
à Bruxelles depuis trois ans, Latchoumia a commencé le piano à l’âge de huit
ans, avant d’étudier au Conservatoire national Supérieur de Musique de Lyon avec
Éric Heidsick et Gery Moutier. Premier Prix en 2006 du Concours d’Orléans où il
a fait la connaissance du compositeur Pierre Jodlowski dont il est devenu l’un
des proches, il a suivi les cours d’Yvonne Loriod, Claude Helffer et Pierre-Laurent
Aimard. A l’instar de ses maîtres, Latchoumia est un pianiste engagé dans la
musique de notre temps. « C’est Rose de Cabestany qui me l’a faite
découvrir, se souvient-il. Elle était membre de l’ensemble Diabolus in Musica,
voué à la création. J’ai été cinq ans son élève aux Mureaux, de treize à
dix-huit ans. »
Wilhem Latchoumia. Photo : DR
Wilhem
Latchoumia ne se désintéresse pas pour autant du grand répertoire. Si bien que
les grands festivals, comme Piano aux Jacobins ou La Roque d’Anthéron, font
régulièrement appel à lui. « Je pars du présent pour interroger le passé,
remarque-t-il. Travaillant avec les compositeurs vivants, m’adaptant à tous les
systèmes de notation, je n’appréhende pas le répertoire de la même façon. En
fait, je me mets non pas dans la situation de l’interprète mais dans celle du
compositeur, quelle que soit l’époque. » Ainsi, Latchoumia a la même
vision du passé que le créateur qui fait son miel avec les œuvres de ses aînés.
Bien qu’il se doive d’être sélectif, tant les partitions s’accumulent sur son
piano, il essaie d’éviter les querelles esthétiques. « C’est ma mission
d’interprète que d’accepter toutes les œuvres. Qu’elles fonctionnent ou pas, je
donne la même chance à toutes. Tant que je n’ai pas essayé, je n’ai pas à
décider. » Si bien que des compositeurs comme Pierre Boulez, Gilbert Amy,
Michael Jarrell, Jonathan Harvey, Frédéric Pattar, Frédéric Kahn, Karl
Naegelen, José Manuel Lopez-Lopez se plaisent à collaborer avec lui. Il
travaille aussi avec les chorégraphes Philippe Cohen et Stanislaw Wisniewski. La
conception de ses récitals est un modèle de réflexion et de programmation. « Je
les construits comme une œuvre en soi. J’enchaîne les pièces sans pause, afin d’emmener
l’auditeur dans une continuité de paysages et d’atmosphères. Je le laisse
réagir comme il le veut, libre à lui d’applaudir entre les morceaux si cela lui
permet de respirer. »
Richard Wagner (1813-1883). Photo : DR
C’est
ainsi qu’il conçoit également ses disques : tel un créateur. « Extase Maxima », qui
vient de paraître chez la doce volta, est le fruit d’un long cheminement. C’est à la demande du
Palazzetto Bru Zane de Venise, ville où Richard Wagner est mort le 13 février
1883, que Wilhem Latchoumia s’est attaché au maître saxon dans la perspective
du bicentenaire de sa naissance, le 22 mai 1813. L’on sait pourtant que l’œuvre
pianistique de Wagner est assez limitée, et que ce n’est en tout cas pas dans
ce domaine qu’il s’est imposé. Car, même s’il s’est vu obligé de réaliser
des réductions piano/chant d’opéras de certains de ses contemporains, notamment
de Gaetano Donizetti et Jacques Fromental Halévy, comme moyen de subsistance, à
Paris et à Meudon, au moment de la genèse du Vaisseau fantôme alors qu’il essayait d’attirer l’attention de
Giacomo Meyerbeer, dont Rienzi adopte
les canons du grand opéra, le piano occupe une petite place. Pourtant, les œuvres
pour clavier ponctuent toute sa vie créatrice, dès les années 1820 avec deux
Sonates, des réductions de la Symphonie n° 9 de Beethoven et de Symphonie n° 103 de Haydn, une sonate
pour piano à quatre mains, puis, dans les années 1830, deux Sonates parallèlement à une Polonaise pour deux et quatre mains, une
Fantaisie, des Feuillets d’albums pour Ernst
Benedikt Kietz intitulés Lied sans
paroles contemporain du Vaisseau
fantôme, puis une Polka et Une Sonate pour l’Album de Madame M(athilde)
W(esendonck) en 1853, une Valse des
amantes de Zurich (1854), Dans l’Album
de la Princesse M(etternich) et Arrivée
parmi les cygnes noirs (1861), Elégie
(1861/1882), enfin Feuille d’Album pour
Madame Betty Schott (1875).
Longuement réfléchi, rôdé en récital, notamment
à Venise en octobre 2012, enregistré à Cahors en juillet de l’année dernière,
le programme s’ouvre sur une Fantaisie
sur des motifs de Rienzi que Franz Liszt a tirée du « grand opéra
tragique » que son gendre a composé en 1837-1840. En huit minutes, Liszt
tire l’essence des quatre heures d’opéra de Wagner, tandis que Wilhem
Latchoumia extirpe avec panache de son piano des sonorités luxuriantes tout en exaltant
le lyrisme de ces pages. Le pianiste n’a retenu que deux œuvres expressément
conçues par Wagner pour le piano. La première est la Fantaisie en fa dièse mineur conçue peu avant les deux premiers opéras
achevés de Wagner, les Noces et les Fées, vaste composition de jeunesse de
plus d’une vingtaine de minutes en trois mouvements dont le premier est le plus
développé, avec une durée globale équivalente à la somme des deux autres. Dans
ces pages qui émanent d’un compositeur encore en devenir qui s’essaie à la
grande fresque pianistique, la continuité de l’ensemble étant assurée par des intermèdes en forme de recitativo, Latchoumia réussit à
maintenir l’attention de bout en bout, sans faiblir, pas même dans l’Adagio molto central où il se laisse volontiers porter à la cantilène. Fidèle
à lui-même, Latchoumia a requis la participation d’un compositeur contemporain
à son programme, ici Gérard Pesson (né en 1958), qui, pour son En haut du mât, a porté son dévolu sur Tristan und Isolde pour réaliser non pas
un arrangement mais une harmonisation de la chanson du jeune marin « Westwärts schweift der Blick »
qui ouvre le premier acte de l’opéra de Wagner. Cette page superbement dénudée
ne détone en rien dans le cheminement du pianiste dans la création du
compositeur saxon, puisqu’elle respecte le style de ce dernier auquel elle
donne une résonance contemporaine à un opéra particulièrement porteur d’avenir.
Suit une transcription tirée de Tristan,
la première des Trois Pièces du Tristan
und Isolde de Richard Wagner d’Alfred
Jaëll (1832-1882) qui est loin d’avoir la maîtrise de Liszt, mais dont
Latchoumia tire des sonorités qui puisent jusqu’au plus secret de l’orchestre
wagnérien que l’on retrouve en plus épanouies dans le dernier volet du
triptyque tristanien brossé par Latchoumia, la Mort d’Isolde que Liszt s’est appropriée pour en faire une œuvre à
part entière, devant autant à lui-même qu’à son gendre, rendant ainsi la monnaie
de sa pièce à ce dernier, qui s’était approprié le motif de Tristan que Liszt avait imaginé et
utilisé dans un certain nombre de ses lieder. Latchoumia y fait chanter son
piano de façon à la fois ineffable, hallucinée, lyrique et tragique, donnant à
ces pages une grandeur et une humanité extrême. Tout aussi émouvante est l’œuvre
qui suit, la foisonnante et vibrante Paraphrase
sur la Walkyrie de Richard Wagner
par Hugo Wolf dont l’interprétation de Latchoumia restitue avec tact la brûlante
poésie. Le disque se conclut sur la seconde pièce que Latchoumia a sélectionnée
dans l’œuvre pour piano de Wagner, l’Elégie
en la bémol majeur composée en 1858
et révisée en 1882 qui reprend une partie du matériau de Tristan und Isolde exposé de façon dépouillée, voire émaciée.
Bruno Serrou
Wagner « Extase Maxima ». 1 CD la dolce volta LDV 16 (distribution Harmonia Mundi)
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