Bruxelles (Belgique),
Théâtre de la Monnaie. Mardi 9 septembre 2014
Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. Décor d'Alfons Flores pour la mise en scène de Guy Joostens. Photo : (c) Forster / La Monnaie
Le cent-cinquantenaire de la naissance
de Richard Strauss n’aura pas eu beaucoup d’écho en France. C’eut pourtant été
l’occasion d’inscrire au répertoire des théâtres lyriques des ouvrages rares,
qui valent bien plus que quantité d’opéras sans réel intérêt sortis des
oubliettes de l’histoire ces dernières années sous des prétextes plus ou moins
oiseux. Des œuvres comme Feuersnot
(1901) dans lequel Strauss expose toute la musique de ses treize opéras
suivants, le génial Intermezzo (1923),
Hélène l’Egyptienne (1927/1933), Jour
de Paix (1936) et l’Amour de Danaé
(1940) restent inédites à la scène française. Il en aura été de même pour Daphné (1937), jusqu’en juin dernier, lorsque
le Théâtre du Capitole de Toulouse en propose la création française, tandis qu’aucune
scène lyrique parisienne ne daignait présenter la moindre production d’un opéra
de Strauss, pas même de l’un des plus joués… Pourtant, Daphné a bien failli être créé en France à Paris dès septembre 1939,
l’Opéra de Paris l’ayant même mis en répétition, quand la guerre survint…
Richard Strauss (1864-1949) à sa table de travail dans sa maison de Garmisch. Photo : DR
Les amateurs de Richard Strauss désireux de découvrir un opéra qu’ils ne
connaissent qu’au disque ou en version concert ne manqueront pas de se rendre
ce mois-ci à Bruxelles. En effet, le Théâtre de La Monnaie inscrit pour la
première fois Daphné, qui plus est dans
une production de son cru qui s’avère réussie. Tragédie bucolique en un acte
célébrant la nature et, comme de coutume chez Strauss, la femme, Daphné est une œuvre rare à la scène.
Écrite sur un livret de Joseph Gregor (1888-1960), historien du théâtre alors directeur
de la section théâtre de la Bibliothèque Nationale d’Autriche que recommanda Stephan
Zweig à Strauss après son départ exil à Londres d’où il aidera son protégé
incapable de concevoir un texte dramatique apte à satisfaire aux exigences du
compositeur, ce treizième opéra de Strauss a été conçu en 1937 et créé à Dresde
en 1938 dans le contexte historique que l’on sait, avec la montée en puissance
du régime nazi pour toile de fond, l’Anschluss, l’annexion des Sudètes et la
Nuit de cristal. Il s’agissait pour Strauss du premier volet d’un diptyque dont
le second est Jour de paix, qui s’attache
à la paix de Westphalie qu’Hitler cherchera de s’accaparer à l’insu du
compositeur pour démontrer la volonté pacifique de son régime… Il en est de
même pour Daphné. Cet amour
pour la Grèce antique de Richard Strauss, qui le convainc de se lancer dans l’écriture
de cet opéra, partagé avec nombre d’artistes allemands, est aussi allégué par
Hitler, qui en use et abuse pour étayer ses théories, notamment lors du congrès
de Nuremberg de 1933, où il déclare : « L’homme
grec n’a jamais construit dans une perspective internationale, mais à la
manière grecque, c’est-à-dire que toute race clairement prononcée écrit de sa
propre main dans le grand livre de l’art, pour autant qu’elle ne soit pas,
comme par exemple la race juive, dénuée personnellement de toute capacité
artistiquement productive. »
Apollon et Daphné, d'après Le Bernin par Jean-Etienne Liotard (1736). Photo : DR
Commençant à travailler avec Gregor sur cet ouvrage dès 1935, Strauss allait
rapidement éprouver de la méfiance à l’égard des compétences de son
librettiste, qui n’avait guère le sens dramatique malgré sa connaissance théorique
du théâtre. La relation
avec Gregor est en effet extrêmement tendue, et suscite de profondes déceptions
chez le compositeur. Ainsi, à propos de Daphné. « Daphné me plaît beaucoup, écrira Strauss à
Gregor, cependant j’aurais souhaité dans l’action et dans la langue une
concentration dramatique plus rigoureuse. C’est un défilé ininterrompu, pas la
moindre trace de péripétie dans l’intrigue ; il manque une grande explication
entre Apollon, Leucippe et Daphné… Ce devrait être une scène à la Kleist,
sombre et pleine de mystère. Rien ne doit se passer dans la coulisse, pas même
le meurtre de Leucippe. Du théâtre ! Pas de littérature ! » Strauss reprochera aussi des mots d’une « banalité de
maître d’école, sans concentration sur un seul objectif, aucun conflit humain
marquant ». Il faudra l’intervention de Clemens Krauss, futur co-librettiste
de Capriccio, pour que le livret de
Daphné acquière une forme quasi définitive, en avril 1936. Mais ce ne sera que
lorsque Strauss arrivera à la composition de la scène finale que le texte sera vraiment achevé. Dans la transformation de Daphné en laurier, Strauss considèrera que le chœur
s’adressant à l’héroïne tandis qu’elle se métamorphose est un non-sens
dramatique. Il optera donc pour une disparition progressive de la voix de
Daphné, qui exprimera de moins en moins de mots pour conclure sur une ultime mélodie
vocalisée sans paroles, confiant au seul orchestre le soin de décrire la
transformation. L’orchestre est dans l'ensemble de la partition aussi foisonnant que celui de Salomé ou de la Femme sans ombre, ajoutant aux quatre vingt seize musiciens de la fosse
un orgue et un cor des alpes sur la scène.
Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. Sally Matthews (Daphné). Photo : (c) Forster / La Monnaie
Librement inspiré des Métamorphoses
d’Ovide et des Bacchantes d’Euripide,
Daphné conte l’histoire de la fille
du dieu-fleuve Pénée et de la déesse Gaia (la Terre) que la flèche en plomb de
Cupidon a dégoûtée de l’amour et rendue éprise de la nature mais dont la suprême
beauté est convoitée par deux hommes, le berger Leucippe et le dieu Apollon,
que la flèche en or avec laquelle Cupidon l’a transpercé a rendu fou amoureux
de Daphné. L’action a donc pour cadre la mythologie grecque. Daphné, qui
se refuse donc à l’amour, lui préférant la nature et la lumière qui la magnifie,
repousse les avances de Leucippe, qui, pour l’approcher durant la fête donnée
par ses parents en l’honneur de Dionysos, se déguise en femme. Apollon, que la
beauté de la nymphe éblouit, cherche aussi à la séduire. Découvrant la
supercherie du berger, le dieu crie au sacrilège et le transperce d’une flèche.
Touché par les remords de Daphné, qui s’estime responsable de la mort du berger,
Apollon demande à Zeus de la transformer en laurier pour qu’elle se fonde à
jamais au sein de la nature qu’elle chérit et couronne à l’avenir de ses
branches la tête des héros. Victime de la jalousie et de la
couardise des hommes, Daphné donne à
Strauss l’occasion d’assouvir sa haine des ténors depuis que l’un d’eux a
saboté la création de son premier opéra, Guntram, en 1894, en confiant les rôles
des rivaux à deux ténors, vingt-cinq ans après en avoir martyrisé un dans Ariane à Naxos (Bacchus).
Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. Peter Lodahl (Leucippe) et Sally Matthews (Daphné). Photo : (c) Forster / La Monnaie
La musique de Strauss est ici d’une fluidité, d’une tension, d’une
sensualité exacerbée, toujours lumineuse et transparente, traduisant à la
perfection la volupté brûlante de la Grèce antique et de l’Orient, dans la continuité
non pas d’Elektra mais de Salomé, dont on retrouve souvent les
traces, notamment dans les deux grands airs de l’héroïne et dans la scène dionysiaque,
où la danse des sept voiles est sous-jacente. La partition, richement
orchestrée mais toujours long cristalline, est un fleuve mouvant dans lequel l’auditeur
se laisse emporter comme enveloppé dans une étoffe luxuriante.
Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. Sally Matthews (Daphné) et Eric Cutler (Apollon). Photo : (c) Forster / La Monnaie
La production du Théâtre de La Monnaie de Bruxelles se déploie dans une
scénographie unique que Guy Joostens place dans un décor unique d’Alfons Flores
autour d’un grand escalier central, qui
finira brisé, à l’aplomb d’un dispositif de panneaux d’où émergera le tronc et
les branches d’un arbre géant, entouré de dégagements d’où s’exprimeront les chœurs
et des personnages secondaires. Certes actualisée, la conception du metteur en
scène belge se situe bel et bien dans l’esprit de l’œuvre, y compris la scène orgiaque,
qui n’est pas sans rapports avec celle du Veau d’or de Moïse et Aron de Schönberg que Strauss n’a pourtant jamais entendu
ni lu.
Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. La fête de Dionysos. Birgit Remmert (Gaia) et Iain Paterson (Pénée), en haut à gauche. Photo : (c) Forster / La Monnaie
La direction d’acteur de Joostens est irréprochable, magnifiquement servie
par la Daphné féline au corps élastique de Sally Matthews, tandis que les deux
ténors, Eric Cutler et Peter Lodahl, sont totalement investis par leurs
personnages respectifs. La scène finale, difficile à réaliser puisqu’il s’agit
de métamorphoser Daphné en laurier sur une musique ineffable tandis que la
cantatrice vocalise dans l’extrême aigu de son registre sur un vélum de cordes
et de harpe surnaturelles et quasi immatérielles, est finement réalisée, Daphné
escaladant le tronc immense et l’infinité des branches de l’arbre sur lesquels elle
monte telle la sève qui l’envahie.
Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. La fête de Dionysos. Sally Matthews (Daphné) et Peter Lodahl (Leucippe) en haut au centre. Photo : (c) Forster / La Monnaie
La distribution est quasi parfaite, avec deux ténors de grande classe, le
magistral Apollon d’Eric Cutler, timbre superbe, musicalité irréprochable,
ligne de chant impeccable, voix puissante et sûre, stature noble et altière. Le
Leucippe de Peter Lodahl est lui aussi sans tâche, et ne force pas plus que son
rival. Sally Matthews, malgré un vibrato un peu large, a la voix et le physique
de Daphné, timbre lumineux, voix aérienne, geste souple et sensuel, lui permettent
d’incarner une Daphné pleine de sève, vive, spontanée, émouvante. La basse Iain
Paterson (Pénée) et la contralto Birgit Remmert (Gaia) complètent magistralement
ce remarquable plateau que le chœur et ses solistes enrichissent.
Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. Eric Cutler (Apollon), Peter Lodahl (Leucippe), Sally Matthews (Daphné). Photo : (c) Forster / La Monnaie
Dirigé sans faiblesse et avec flamme par Lothar Koenigs, qui s’était
déjà illustré dans la fosse de La Monnaie en janvier 2010 dans Elektra du même Richard Strauss, l’orchestre
de l’Opéra de Bruxelles, malgré de légères défaillances et de petites imperfections,
notamment dans la fluidité et la finesse des textures, répond avec ferveur aux
sollicitations du chef allemand, qui transmet la volupté et le lyrisme ardent de
l’écriture straussienne, suscitant un large nuancier sans jamais couvrir les
chanteurs tout en les enveloppant de sonorités de braise et de chair.
Bruno Serrou
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