L’Opera Bastille présente depuis le 10 mars un Wozzeck d’Alban Berg venu du Festival de Salzbourg 2017 précédé d’une bonne réputation par le biais de la mise en scène graphique en noir et blanc dans l'esprit des tableaux de Otto Dix du plasticien William Kentridge. Cette production s’avère aujourd’hui d’une troublante actualité.
Néanmoins, s’il est un opéra qu’un metteur en scène ne peut pas rater, c’est le Wozzeck d’Alban Berg. Organisé à partir du texte splendide mais sans structure définie autre que celle de la scène par son auteur, le Hessichois Georg Büchner, ce chef-d’œuvre du théâtre romantique allemand acquiert grâce au compositeur viennois une force expressive et une violence qui va croissant. Comme l’affirment le poète Pierre-Jean Jouve et le compositeur Michel Fano dans leur livre commun (1), c’est dans la musique que le crime du soldat Wozzeck se fait rituel, que sa compagne Marie tente son salut à la dernière heure, que la destinée de tout homme est déplorée, et peut-être sauvée par cette déploration. Il s’agit pourtant d’une histoire authentique qui servit d’étude de cas au neurologue Büchner avant qu’il n’en tire un drame, celle d’un soldat du rang, souffre-douleur de ses supérieurs assassinant sa compagne qui le trompe avec un tambour-major avant de finir sa vie sur l’échafaud, le tout se déroulant chez Büchner avec l’efficacité d’un scénario de film avec des dialogues d’une puissance inouïe. Berg sert au plus près la prosodie du dramaturge, son chant qui s’expose sous toutes les formes d’expression vocale humaine donnant aux mots toute leur dimension, malgré les énormes tensions suscitées par l’expressionnisme exacerbé par une musique sans tonalité qui suscite des sonorités gigantesques, malgré des allusions tonales éparses, comme le leitmotiv « Wir, arme leute » (Nous, pauvres gens), la prière de Marie, les chansons et danses populaires qui émaillent la partition, ou l’interlude en ré mineur venu d’une symphonie abandonnée qui réunit les deux scènes ultimes. Construit sur une structure prédéterminée (cinq pièces de caractère présentant chaque personnage dans le premier acte, symphonie dramatique en cinq mouvements dans le deuxième, six inventions dans le troisième), chaque acte est malgré cette érudition sous-jacente l’une des plus immédiatement éloquentes jamais conçues par un compositeur. Le tout instillant une forme close au drame laissé ouvert par Büchner.
Georg Büchner a écrit sa pièce fragmentaire en 1836 dans une Allemagne elle-même encore divisée mais emplie des souvenirs des guerres napoléoniennes. Alban Berg découvre ce drame à Vienne trois mois avant le déclenchement des hostilités de la Première Guerre mondiale et c’est durant ce conflit qu’il en adapte le livret et achève la composition en 1922. C’est d’ailleurs dans le cadre de ce premier conflit mondial que William Kentridge a choisi de situer son action. Dans la pénombre d’un décor unique polymorphe de Sabine Meyburgh subtilement agencé éclairé en noir et blanc faisant songer à des terres bombardées et à des ruines de guerre qui dégage intelligemment la grande diversité des aires de jeu souvent sur plusieurs strates simultanées, à l’instar de la musique, William Kentridge donne une force d’évocation extraordinaire avec ses images de désolation lunaires de guerre qui apparaissent d’une tragique actualité tant elles semblent sortir directement des écrans de télévision aujourd’hui. D’autant plus que le Tambour-major porte à son bras gauche un brassard aux couleurs de l’Ukraine.
La direction au cordeau de Susanna Mälkki met bien en valeur la gradation de la partition de Berg, la tension se faisant de plus en plus implacable tandis que la rythmique est infaillible d’un bout à l’autre de l’œuvre. Pourtant, il manque dans la conception de la cheffe finlandaise les stridences, les fureurs, la violence exacerbée, la froide inhumanité du propos et des personnages qui entourent Wozzeck et Marie, gommant un peu trop les aspérités de la partition pour emporter les spectateurs au plus profond des méandres des souffrances du couple d’anti-héros. L’Orchestre de l’Opéra bouillonnant de vie, où tous les pupitres brillent à titre individuel pour former une entité polychrome est le personnage central de cette production, enveloppant, dialoguant, soutenant une distribution remarquable sous la conduite de l’éblouissant Wozzeck de Johan Reuter, évoluant du noble soldat perdu dans sa pauvreté altière face à un monde de brutes pour finir dans un état de ruine morale, psychologique, et de la déchirante Eva-Maria Westbroek qui s’impose comme une très grande Marie. Animés par une direction d’acteurs efficiente, les protagonistes donnent à leurs emplois respectifs le poids de l’authenticité. Jusqu’au confident Andrès campé avec émotion par Tansel Akzeybek, en passant par les excellents Capitaine de Gerhard Siegel et Docteur du magistral Falk Struckmann, tandis que le Tambour-Major de John Daszak est à la fois ras du képi et coq empanaché, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur une Margret à la présence scénique peu ordinaire. Le moindre rôle est tenu de superbe façon, à l’instar du Fou de Heinz Göhrig, des deux ouvriers (Mikhail Timoshenko et Tobias Westman) et du Soldat de Vincent Morell.
Seuls regrets, le faux piano-bar hors scène diffusé par le biais d’un haut-parleur placé côté jardin, à l’instar du chœur d’enfants dans la scène finale, réduits sur le plateau à deux mimes enfants manipulant machinalement une tête de cheval en chiffon.
Bruno Serrou
Opéra Bastille jusqu’au 30 mars 2022. 1) Wozzeck d’Alban Berg, Editions Christian Bourgois, 1985
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