Paris, Philharmonie 1, mardi 9 novembre 2015
Andris Nelsons. Photo : DR
C’est une véritable soirée de
gala qu’a proposée hier la Philharmonie de Paris en coproduction avec Piano****.
Non seulement pour l’action de mécénat caritatif qui lui était accolé, au
profit de la Fondation de l’Institut Curie pour la recherche contre le cancer -
j’ai ainsi appris que les chances de guérison sont de soixante-dix pour cent chez l’enfant,
de soixante pour cent chez la femme et cinquante pour cent chez l’homme, au
moment-même où les députés assouplissaient la loi Evin sur la publicité sur l’alcool,
pourtant cause d’un demi-million de décès par cancer -, au point que la presse
n’a pas eu accès au programme de salle, outil de travail pourtant précieux pour
qui veut identifier sans trop de risques de se tromper les extraordinaires musiciens
d’un orchestre non permanent. Au fond, même si ce détail est gênant et le
risque d’erreur de susciter quelque raillerie de la part de lecteurs important, l’enjeu
de la soirée était amplement supérieur à ce qui peut passer pour de la
mesquinerie (les invendus seront sans doute détruits), et, pour ma part, l’exceptionnalité
de l’événement a été telle que l’heureux élu que je suis a volontiers fait fi
de ce détail.
Claudio Abbado (1933-2014). Photo : DR
En effet, la fête a été à son
comble, ce beau lundi de novembre pour un superbe hommage à Claudio Abbado, qui
était l’un des invités privilégiés de Piano****. D'autant plus que j'étais fort bien placé, à l'orchestre, endroit qui semblerait bien être le plus adapté à l'écoute d'un concert symphonique de cette très belle salle. Etaient en effet réunis l’un
des derniers orchestres que le chef milanais a fondés (ou refondé, pour être
plus précis dans le cas qui nous occupe) en 2003, le Lucerne Festival Orchestra
sur la base du Mahler Chamber Orchestra rejointe par des solistes prestigieux
et des membres d’illustres phalanges européennes (Philharmoniques de Berlin, de
Vienne, etc.), dirigé par le grand chef letton Andris Nelsons, directeur
musical du Boston Symphony Orchestra qui a assuré l’intérim du LFO pendant deux
ans, entre la mort de Claudio Abbado le 20 janvier 2014 et l’arrivée de
Riccardo Chailly l’été prochain, et avec en soliste l’immense pianiste Martha
Argerich, qui avait fait la connaissance de Claudio Abbado dans les années 1950
alors qu’ils étudiaient tous deux le piano à Vienne avec Friedrich Gulda, avant d’enregistrer
leur premier disque commun chez DG en 1967 (1).
Claudio Abbado et Martha Argerich travaillant sur la scène de la Scala de Milan. Photo : DR
C’est d’ailleurs avec la première
œuvre que ces deux extraordinaires musiciens ont enregistré ensemble, le Concerto n° 3 en ut majeur op. 26 (1921)
de Serge Prokofiev, qui est aussi l’un de ses chevaux de bataille. Jouant avec
une facilité déconcertante, les doigts courant sur le clavier comme en
apesanteur, frôlant les touches plutôt que de les enfoncer, exaltant pourtant
des sonorités flamboyantes aux couleurs vif-argent, la lionne argentine,
sourire contenu et démarche inquiète mais au jeu tout en souplesse et à l’assise
détendue, a offert une prestation virile et incroyablement virtuose.
Martha Argerich. Photo : (c) Bruno Serrou
Argerich s’investit
corps et âme dans cette partition qu’elle fréquente depuis si longtemps, féline,
instinctive, jouant telle la braise en fusion. Dirigé par Andris Nelsons,
l’Orchestre du Festival de Lucerne donne à la soliste une réplique ardente, généreuse,
d’une beauté captivante, un véritable écrin polychrome sertissant un joyau hors
normes. Plus qu’une lutte fratricide entre un orchestre
et un piano virtuoses, le Concerto n° 3
de Prokofiev a été l’occasion pour Martha Argerich, geste simple et efficace, de
stupéfie par la légèreté aérienne de son touché, la profondeur de sa conception
de l’œuvre qui chante avec elle comme avec nul autre, rassérénée par la
présence d’un orchestre et d’un chef dignes d’elle.
Martha Argerich se lançant dans son bis Domenico Scarlatti. Photo : (c) Bruno Serrou
En bis,
Martha Argerich a offert une Sonate
de Domenico Scarlatti dont elle a le secret, démontrant qu’une fois en
confiance, elle a toutes les capacités requises pour assumer le récital entier
que son public attend depuis longtemps…
Lucerne Festival Orchestra et Andris Nelsons. Photo : (c) Bruno Serrou
C’est à Gustav Mahler, dont Claudio Abbado était un
interprète inspiré, que la seconde partie du concert était consacrée. Le
Lucerne Festival Orchestra et Andris Nelsons ont donné une grandiose interprétation
de la Symphonie n° 5 en ut dièse mineur
(1901-1902). Dès l’attaque à découvert de la trompette solo qui introduit de
façon tragique la première symphonie de Mahler non inspirée du Wunderhorn, le public a senti qu’il
allait vivre un grand moment. Il faut dire que Reinhold Friedrich s’est avéré incroyablement sûr et brillant soixante-dix minutes durant. Voyant sans doute arriver la fin
du long premier mouvement dans lequel il a fort à faire puisque c’est à lui
qu’est confié l’essentiel du matériau de ces vingt minutes de musique avant
d’être souvent à découvert par la suite, le trompettiste n’a pas même failli dans
sa phrase ultime s’achevant sur une tenue ppp
a capella à la fin de la coda.
Andris Nelsons salue la perfiormance du trompette solo du Lucerne Festival Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou
Autres performances remarquables, celle du cor
solo, du premier violon, Gregory Ahss (?), tout aussi magistraux l’un que l’autre…
Mais tous les pupitres sont à féliciter - notamment la harpiste, le premier
altiste Wolfram Christ, son homologue contrebassiste
Slawomir Grenda, le flûtiste Jacques Zoon, le hautboïste Lucas Macias Navarro, ainsi
que clarinettiste (?), bassoniste (?), tromboniste (?) et tubiste, timbalier, entre autres -, tant l’ensemble de la phalange s’est avéré d’une
dextérité exemplaire, faisant à eux tous un orchestre remarquable d’équilibre,
de cohésion magnifiée par un évident bonheur de jouer ensemble. De vrais
musiciens à la virtuosité épanouie que Nelsons dirige sans en avoir l’air, le
corps penché vers les musiciens le geste rare mais large et précis, battant
souplement la mesure, ouvrant largement les bras dans les moments de tendresse
et de poésie, s’économisant toujours pour laisser libres ses musiciens, porter
l’écoute du public à son comble.
Andris Nelsons salue la prestation du cor solo du Lucerne Festival Orchestra. Photo : (c) Brubno Serrou
Andris Nelsons offre
une conception ardente, vigoureuse et tendue cheminant lentement mais de façon
prégnante de l’ombre vers la lumière, et peut se permettre de foudroyants moments
de frénésie tant l’Orchestre du Festival de Lucerne, concentré, puissant,
homogène, répond promptement et s’avère somptueusement véloce. Cette approche est
magnifiquement dramatique, dès les mesures initiales avec les hallucinants appels
de trompette qui ouvrent la Marche funèbre initiale de cette symphonie en
cinq mouvements regroupés en trois parties et qui tétanise l’auditeur, heureusement
ponctuée de passages plus élégiaques, et se poursuit dans le Stürmig bewegt (Violemment agité) qui suit, à la dynamique impressionnante
débouchant sur un fascinant Scherzo, mouvement
le plus développé de la symphonie occupant à lui seul sa deuxième partie.
Andris Nelsons, Wolfram Christ (alto) et le Lucerne Festival Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou
Andris Nelsons
enflamme ländler et valse au ton grinçant et parodique. Les cordes sont particulièrement
délectables, précises et luxuriantes dans l’Adagietto
qui introduit la troisième partie, moment pourtant difficile à négocier de la
symphonie tant son climat peut prêter à confusion pour sombrer dans un
larmoyant pathos contraire à la mission introductive au Rondo-Finale Allegro, que
les musiciens enlèvent à bras le corps pour conclure en apothéose dans une
épiphanie de sonorités foisonnantes traduisant à la perfection le tour dionysiaque
et la joie de vivre aux fragrances de gravité sous-jacente qui disent combien
Mahler est ici ironique et sarcastique, voire inquiet, le climat des mesures
conclusives annonçant le tragique de la symphonie suivante.
Bruno Serrou
1) DG a eu l’excellente idée de réunir la totalité
des enregistrements de Martha Argerich et Claudio Abbado réalisés entre 1967 et
2013 en un coffret de 5 CD (DG 479 4155)
Bonjour,
RépondreSupprimerSi je puis me permettre, le nom de l'extraordinaire trompettiste solo du LFO est Reinhold Friedrich.
Bien cordialement.
Merci pour cette précision, que je viens de reporter dans mon compte-rendu.
SupprimerMais comme je l'expliquais dans le texte, contrairement à la coutume, aucun journaliste n'a eu accès au programme de salle. Je me suis donc tourné vers le site Internet du LFO, mais le trombinoscope ne publie pas de photos, et il remonte à 2014, ce qui, pour un orchestre non permanent, peut porter à confusion pour qui s'aventure à essayer de citer les noms des musiciens. Le seul que j'ai reconnu, est l'altiste Wolfram Christ...
Merci pour votre lecture vigilente, qui me permet de saluer plus précisément la remarquable performance de Reinhold Friedrich..
Cordialement
Merci pour cette précision, que je viens de reporter dans mon compte-rendu.
SupprimerMais comme je l'expliquais dans le texte, contrairement à la coutume, aucun journaliste n'a eu accès au programme de salle. Je me suis donc tourné vers le site Internet du LFO, mais le trombinoscope ne publie pas de photos, et il remonte à 2014, ce qui, pour un orchestre non permanent, peut porter à confusion pour qui s'aventure à essayer de citer les noms des musiciens. Le seul que j'ai reconnu, est l'altiste Wolfram Christ...
Merci pour votre lecture vigilente, qui me permet de saluer plus précisément la remarquable performance de Reinhold Friedrich..
Cordialement