Paris. Opéra national de Paris-Palais Garnier. Lundi 23 novembre 2015
Bélà Bartók (1881-1945), le Château de Barbe-Bleue. Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
Voilà presque neuf ans, Gérard
Mortier proposait le Château de
Barbe-Bleue de Béla Bartók avec le
Journal d’un disparu de Leoš Janáček qu’il avait confié à Gustav
Kuhn, qui avait réalisé pour l’occasion l’orchestration de la cantate du
compositeur tchèque, et au collectif catalan La Fura dels Baus. Cette
association pour le moins surprenante, avait été un demi-échec, la réalisation
de l’opéra hongrois étant bien plus convaincante que celle de la cantate
morave.
Francis Poulenc (1899-1963), la Voix humaine. Barbara Hannigan (la Femme). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
Cette fois, le rapprochement du Château de Barbe-Bleue (1911) de Béla
Bartók (1881-1945) et de la Voix humaine
(1959) de Francis Poulenc (1899-1963) paraît plus étrange encore. En effet, si
les tensions et les climats de Bartók et Janáček peuvent avoir des rapports
plus ou moins proches, ne serait-ce que par leur commune appartenance à
l’empire austro-hongrois au moment de la prise de conscience des nationalismes
et de la scission qui suivit le Traité de Versailles de 1919, il n’en est pas
de même dans la relation entre Béla Bartók et Francis Poulenc. Langages et
atmosphères sont diamétralement opposés, seuls les sujets peuvent être plus ou
moins rapprochés, puisqu’il s’agit de l’incommunicabilité des êtres et la
détresse de la femme due à son insistance et à sa curiosité forcément
mortelles. Ce qui conduit de nouveau à regretter que l’Opéra de Paris n’ait
toujours pas songé à réunir les trois partitions scéniques de Bartók (le Prince de bois, le Château de Barbe-Bleue, le
Mandarin merveilleux), qui n’occupent en fait à eux trois qu’une soirée en
trois actes et qui permettrait d’associer le Ballet de l’Opéra de Paris à une
soirée lyrique ou le contraire, en fait deux séances psychanalytiques
auxquelles aurait fort bien pu s’ajouter le monodrame Erwartung d’Arnold Schönberg. Mais, à la violence intérieure du
premier s’oppose le lyrisme intime du second, alors que le second, écrit peu
après Dialogues des Carmélites, est
moins capital que le premier.
Prologue Bélà Bartók (1881-1945), le Château de Barbe-Bleue / Francis Poulenc, la Voix humaine. Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
Après Moses und Aron de Schönberg, Stéphane Lissner retrouve deux œuvres
qu’il avait programmées lorsqu’il était directeur du Théâtre du Châtelet, le Château de Barbe-Bleue en avril 1993
mis en scène par Stéphane Braunschweig et dirigé par Charles Dutoit, alors
directeur musical de l’Orchestre National de France, avec Eva Marton et Csaba
Airizer, et la Voix humaine en mai 1989
avec Gwyneth Jones puis en octobre 2002, avec Jessye Norman, l’Orchestre
National de Lyon et David Robertson dans une mise en scène d’André Heller.
Bélà Bartók (1881-1945), le Château de Barbe-Bleue. Entrée du conte : John Relyea (le narrateur). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
Contrairement à Braunschweig, qui
avait omis les portes, Krzysztof Warlikowski en offre d’imposantes, qui sont en
fait sept grandes vitrines sorties tout droit des Grands Magasins du boulevard Haussmann voisins de Garnier qui apparaissent tour à tour et vont s'amoncelant dans lesquelles se
trouve en modèles réduits le concentré de ce qui est décrit par les protagonistes. Judith a quitté
famille et fiancé pour suivre Barbe-Bleue dans son château sans fenêtres et aux
murailles suintantes qui symbolisent l’âme de son propriétaire. Elle se propose
d’y faire entrer la joie et la lumière en ouvrant les sept portes d’une pièce
obscure. Barbe-Bleue essaie de l’en dissuader. Elle découvre successivement une
chambre de torture, une salle d’armes, un trésor, un jardin merveilleux et un
royaume, tous baignés de sang. Suivent un lac de larmes et, enfin, les trois
épouses vivantes dans le souvenir de Barbe-Bleue, chacune attachée à un moment
du jour : l’aurore, midi et le crépuscule. Judith comprend, trop tard,
qu’elle sera l’image resplendissante de la nuit. Parée d’un manteau d’étoiles,
elle disparaît derrière la septième porte. Barbe-Bleue reste seul dans le noir,
concluant tristement « Désormais, plus rien que l'ombre... » La partition
s’achève sur les accords et les timbres du début.
Francis Poulenc (1899-1963), la Voix humaine. Barbara Hannigan (la Femme). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
La Voix humaine de Poulenc participe
d’une esthétique plus classique, infiniment moins téméraire que le Château de Barbe-Bleue pourtant
composé près d’un demi-siècle plus tard. Quant au texte de Jean Cocteau, malgré
ses indéniables qualités, il est également assez conventionnel dans sa
structure, le vocabulaire très quotidien, tantôt précieux tantôt archaïque. La
confrontation avec le Château de
Barbe-Bleue, surtout dans l'ordre choisi pour le spectacle (à savoir d’abord le Château puis la Voix) s’avère plutôt cruelle
pour la seconde, et met en évidence la supériorité de la première.
Bélà Bartók (1881-1945), le Château de Barbe-Bleue. John Relyea (lBarbe-Bleue), Ekaterina Gubanova (Judith). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
C’est à la toute fin du spectacle
que le fil de la soirée apparaît dans son évidence. Lorsque, du fond du
plateau, derrière les projections de gros plans sur le visage de la Bête tirées
du film de Cocteau La Belle et la Bête
(Warlikowski aime se référer au cinéma dans ses propres productions, comme on a
pu le voir dans l’Affaire Makropoulos
de Janáček à l’Opéra Bastille en 2007,
entre autres), apparaît un double de Barbe-Bleue, le torse ensanglanté, en fait
l’amant de Elle qui lui téléphonait après l’avoir mortellement blessé avec
le revolver qu’elle tenait à la main durant la transition entre les deux
opéras. Warlikowski retrouve ainsi l’ambiguïté d’Erwartung de Schönberg, qui, dans la forêt, est à la recherche du
cadavre de l’homme qu’elle a en fait tué. Mais ici, lorsqu’apparaît l’amant
agonisant, la Femme se suicide afin de le rejoindre dans la mort.
Francis Poulenc (1899-1963), la Voix humaine. Barbara Hannigan (Elle), Claude Bardouil (Lui). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
Beaucoup plus respectueux du
texte qu’à son habitude, le metteur en scène polonais crée le lien alors que le
public s’installe en réunissant les trois personnages qui vont faire le
spectacle, la Femme de la Voix humaine
debout dans la salle, les deux interprètes du Château de Barbe-Bleue sur le plateau respectivement transformés en
prestidigitateur et son assistante. Il convient dès lors de féliciter le
baryton John Relya, qui atteste d’une belle diversité de talents, s’avérant
dans son habit encapé et la tête couverte d’un chapeau haut-de-forme un magistral
illusionniste et un magnifique récitant lorsqu’il dit en magyar le texte de
Béla Balázs qui introduit le Château de Barbe-Bleue. D’ailleurs, à l’instar du taureau de Moïse et Aaron de Schönberg à
l’Opéra-Bastille le mois dernier, la présence sur la scène de Garnier d’une
colombe, d’un lapin et d’un chien pourrait bien susciter une levée de bouclier
de la part des associations de défense animalière… tandis que la polémique à
propos des cloisons des loges de corbeille de Garnier est heureusement passée à
l’arrière-plan depuis les tragiques événements du vendredi 13 novembre. Mais à
chaque ouverture de porte, Warlikowski montre dans les vitrines qui leur
correspondent ce qu’y voit précisément Judith, alors que dans la Voix humaine,
l’héroïne ne tient aucun combiné téléphonique. Le mobilier, art déco, est
réduit à sa plus simple expression : un canapé et un bahut, ainsi qu’un
vieux téléphone mural, le tout agrémenté d’images vidéo s’égrenant avec naturel.
Ce dépouillement relatif permet de goûter pleinement une direction d’acteur
réglée au cordeau.
Bélà Bartók (1881-1945), le Château de Barbe-Bleue. Ekaterina Gubanova (Judith), John Relyea (Barbe-Bleue). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
Dans le Château de Barbe-Bleue, la mezzo-soprano Ekaterina Gubanova
campe une Judith entêtée et opiniâtre, même si la voix manque de velouté et de
carnation, tandis que John Relyea est un Duc à la voix solide, ample et noble
mais touchant de découragement et de résignation, bref profondément humain. Plus
exceptionnelle encore est la performance de Barbara Hannigan qui, dans la Voix humaine chante les trois-quarts
du temps allongée, sur le sol puis sur le canapé et se bat constamment avec l’équilibre
perchée sur des talons aiguilles pour le moins instables, ce qui comprime la
portée de sa voix et dessert les grands épanchements lyrique ménagés par
Poulenc, mais lui permet de jouer au maximum de ses extraordinaires qualités
d’actrice que Warlikowski exploite sans restriction et en toute connaissance de
cause (cf. leur commune Lulu de Berg à La Monnaie de Bruxelles en octobre 2012 -
voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/10/extraordinaire-lulu-de-barbara-hannigan.html) allant jusqu’à les exposer en gros plan par caméra interposée.
Francis Poulenc (1899-1963), la Voix humaine. Barbara Hannigan (Elle), Claude Bardouil (Lui). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
Mais le plus exceptionnel émane
de la fosse, où Esa-Pekka Salonen s’avère un véritable sorcier du son, faisant
gronder l’Orchestre national de l’Opéra de Paris avec une poésie, une
transparence sonore, une fluidité aussi stupéfiante qu’il y a un peu plus de
dix ans à l’Opéra Bastille dans Tristan
und Isolde de Richard Wagner mis en scène par Peter Sellars et Bill Viola,
mais qui avait juré ses grands dieux en 2006 qu’on ne le verrait plus à l’Opéra
de Paris, choqué par les grèves qui avaient contraint le théâtre de reporter la
création mondiale d’Alma Mater de sa compatriote et amie Kaija Saariaho. Jamais
le chef finlandais ne couvre les voix, qu’il inclut au contraire au sein de l’instrumentarium de son orchestre. S’il
transcende l’écriture de Poulenc qui donne dans l’épure, c’est Bartók qu’il
exalte, creusant la partition en ses moindres recoins, jouant de l’immense
nuancier de l’orchestration du compositeur hongrois, faisant venir de loin les
crescendo qu’il dramatise au plus haut degré, jouissant des silences pour mieux
galvaniser les fortississimi, jouant
de la lumière et de l’ombre pour aveugler, terrifier, oppresser, envouter
l’auditeur jusqu’au tréfonds de son inconscient, tandis que l’orchestre répond
à toutes ses intentions et sollicitations.
Bruno Serrou
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